Servitude et grandeur militaires/II/3
CHAPITRE III
sur l’amour du danger
L’isolement ne saurait être trop complet pour les hommes que je ne sais quel démon poursuit par les illusions de poésie. Le silence était profond, et l’ombre épaisse sur les tours du vieux Vincennes. La garnison dormait depuis neuf heures du soir. Tous les feux s’étaient éteints à six heures par ordre des tambours. On n’entendait que la voix des sentinelles placées sur le rempart et s’envoyant et répétant, l’une après l’autre, leur cri long et mélancolique : Sentinelle, prenez garde à vous ! Les corbeaux des tours répondaient plus tristement encore, et, ne s’y croyant plus en sûreté, s’envolaient plus haut jusqu’au donjon. Rien ne pouvait plus me troubler, et pourtant quelque chose me troublait, qui n’était ni bruit, ni lumière. Je voulais et ne pouvais pas écrire. Je sentais quelque chose dans ma pensée, comme une tache dans une émeraude ; c’était l’idée que quelqu’un auprès de moi veillait aussi, et veillait sans consolation, profondément tourmenté. Cela me gênait. J’étais sûr qu’il avait besoin de se confier, et j’avais fui brusquement sa confidence par désir de me livrer à mes idées favorites. J’en étais puni maintenant par le trouble de ces idées mêmes. Elles ne volaient pas librement et largement, et il me semblait que leurs ailes étaient appesanties, mouillées peut-être par une larme secrète d’un ami délaissé.
Je me levai de mon fauteuil. J’ouvris la fenêtre, et je me mis à respirer l’air embaumé de la nuit. Une odeur de forêt venait à moi, par-dessus les murs, un peu mélangée d’une faible odeur de poudre ; cela me rappela ce volcan sur lequel vivaient et dormaient trois mille hommes dans une sécurité parfaite. J’aperçus sur la grande baraque du fort, séparé du village par un chemin de quarante pas tout au plus, une lueur projetée par la lampe de mon jeune voisin ; son ombre passait et repassait sur la muraille, et je vis à ses épaulettes qu’il n’avait pas même songé à se coucher. Il était minuit. Je sortis brusquement de ma chambre et j’entrai chez lui. Il ne fut nullement étonné de me voir, et dit tout de suite que s’il était encore debout, c’était pour finir une lecture de Xénophon qui l’intéressait fort. Mais comme il n’y avait pas un seul livre ouvert dans sa chambre, et qu’il tenait encore à la main son petit billet de femme, je ne fus pas sa dupe ; mais j’en eus l’air. Nous nous mîmes à la fenêtre, et je lui dis, essayant d’approcher mes idées des siennes :
— Je travaillais aussi de mon côté, et je cherchais à me rendre compte de cette sorte d’aimant qu’il y a pour nous dans l’acier d’une épée. C’est une attraction irrésistible qui nous retient au service malgré nous, et fait que nous attendons toujours un événement ou une guerre. Je ne sais pas (et je venais vous en parler) s’il ne serait pas vrai de dire et d’écrire qu’il y a dans les armées une passion qui leur est particulière et qui leur donne la vie ; une passion qui ne tient ni de l’amour de la gloire, ni de l’ambition ; c’est une sorte de combat corps à corps contre la destinée, une lutte qui est la source de mille voluptés inconnues au reste des hommes, et dont les triomphes intérieurs sont remplis de magnificence ; enfin c’est l’amour du danger !
— C’est vrai, me dit Timoléon.
Je poursuivis :
— Que serait-ce donc qui soutiendrait le marin sur la mer ? qui le consolerait dans cet ennui d’un homme qui ne voit que des hommes ? Il part, et dit adieu à la terre ; adieu au sourire des femmes, adieu à leur amour ; adieu aux amitiés choisies et aux tendres habitudes de la vie ; adieu aux bons vieux parents ; adieu à la belle nature des campagnes, aux arbres, aux gazons, aux fleurs qui sentent bon, aux rochers sombres, aux bois mélancoliques pleins d’animaux silencieux et sauvages ; adieu aux grandes villes, au travail perpétuel des arts, à l’agitation sublime de toutes les pensées dans l’oisiveté de la vie, aux relations élégantes, mystérieuses et passionnées du monde ; il dit adieu à tout, et part. Il va trouver trois ennemis : l’eau, l’air et l’homme ; et toutes les minutes de sa vie vont en avoir un à combattre. Cette magnifique inquiétude le délivre de l’ennui. Il vit dans une perpétuelle victoire ; c’en est une que de passer seulement sur l’Océan et de ne pas s’engloutir en sombrant ; c’en est une que d’aller où il veut et de s’enfoncer dans les bras du vent contraire ; c’en est une que de courir devant l’orage et de s’en faire suivre comme d’un valet ; c’en est une que d’y dormir et d’y établir son cabinet d’étude. Il se couche avec le sentiment de sa royauté, sur le dos de l’Océan, comme saint Jérôme sur son lion, et jouit de la solitude qui est aussi son épouse.
— C’est grand, dit Timoléon ; et je remarquai qu’il posait la lettre sur la table.
— Et c’est l’amour du danger qui le nourrit, qui fait que jamais il n’est un moment désœuvré, qu’il se sent en lutte, et qu’il a un but. C’est la lutte qu’il nous faut toujours ; si nous étions en campagne, vous ne souffririez pas tant.
— Qui sait ? dit-il.
— Vous êtes aussi heureux que vous pouvez l’être ; vous ne pouvez pas avancer dans votre bonheur. Ce bonheur-là est une impasse véritable.
— Trop vrai ! trop vrai ! l’entendis-je murmurer.
— Vous ne pouvez pas empêcher qu’elle n’ait un jeune mari et un enfant, et vous ne pouvez pas conquérir plus de liberté que vous n’en avez ; voilà votre supplice à vous !
Il me serra la main :
— Et toujours mentir ! dit-il. Croyez-vous que nous ayons la guerre ?
— Je n’en crois pas un mot, répondis-je.
— Si je pouvais seulement savoir si elle est au bal ce soir ! Je lui avais bien défendu d’y aller.
— Je me serais bien aperçu, sans ce que vous me dites là, qu’il est minuit, lui dis-je ; vous n’avez pas besoin d’Austerlitz, mon ami, vous êtes assez occupé ; vous pouvez dissimuler et mentir encore pendant plusieurs années. Bonsoir.