Servitude et grandeur militaires/II/2
CHAPITRE II
les scrupules d’honneur d’un soldat
Un soir de l’été de 1819, je me promenais à Vincennes dans l’intérieur de la forteresse, où j’étais en garnison avec Timoléon d’Arc***, lieutenant de la Garde comme moi ; nous avions fait, selon l’habitude, la promenade au polygone, assisté à l’étude du tir à ricochet, écouté et raconté paisiblement les histoires de guerre, discuté sur l’école polytechnique, sur sa formation, son utilité, ses défauts, et sur les hommes au teint jaune qu’avait fait pousser ce terroir géométrique. La couleur pâle de l’école, Timoléon l’avait aussi sur le front. Ceux qui l’ont connu se rappelleront comme moi sa figure régulière et un peu amaigrie, ses grands yeux noirs et les sourcils arqués qui les couvraient, et le sérieux si doux et rarement troublé de son visage spartiate ; il était fort préoccupé ce soir-là de notre conversation très-longue sur le système des probabilités de Laplace. Je me souviens qu’il tenait sous le bras ce livre, que nous avions en grande estime, et dont il était souvent tourmenté.
La nuit tombait, ou plutôt s’épanouissait ; une belle nuit d’août. Je regardais avec plaisir la chapelle construite par saint Louis, et cette couronne de tours moussues et à demi ruinées qui servait alors de parure à Vincennes ; le donjon s’élevait au-dessus d’elles comme un roi au milieu de ses gardes. Les petits croissants de la chapelle brillaient parmi les premières étoiles, au bout de leurs longues flèches. L’odeur fraîche et suave du bois nous parvenait par-dessus les remparts, et il n’y avait pas jusqu’au gazon des batteries qui n’exhalât une haleine de soir d’été. Nous nous assîmes sur un grand canon de Louis XIV, et nous regardâmes en silence quelques jeunes soldats qui essayaient leur force en soulevant tour à tour une bombe au bout du bras, tandis que les autres rentraient lentement et passaient le pont-levis deux par deux ou quatre par quatre, avec toute la paresse du désœuvrement militaire. Les cours étaient remplies de caissons de l’artillerie, ouverts et chargés de poudre, préparés pour la revue du lendemain. À notre côté, près de la porte du bois, un vieil Adjudant d’artillerie ouvrait et refermait, souvent avec inquiétude, la porte très-légère d’une petite tour, poudrière et arsenal, appartenant à l’artillerie à pied, et remplie de barils de poudre, d’armes et de munitions de guerre. Il nous salua en passant. C’était un homme d’une taille élevée, mais un peu voûtée. Ses cheveux étaient rares et blancs, sa moustache blanche et épaisse, son air ouvert, robuste et frais encore, heureux, doux et sage. Il tenait trois grands registres à la main, et y vérifiait de longues colonnes de chiffres. Nous lui demandâmes pourquoi il travaillait si tard, contre sa coutume. Il nous répondit, avec le ton de respect et de calme des vieux soldats, que c’était le lendemain un jour d’inspection générale à cinq heures du matin ; qu’il était responsable des poudres, et qu’il ne cessait de les examiner et de recommencer vingt fois ses comptes, pour être à l’abri du plus léger reproche de négligence ; qu’il avait voulu aussi profiter des dernières lueurs du jour, parce que la consigne était sévère et défendait d’entrer la nuit dans la poudrière avec un flambeau ou même une lanterne sourde ; qu’il était désolé de n’avoir pas eu le temps de tout voir, et qu’il lui restait encore quelques obus à examiner ; qu’il voudrait bien pouvoir revenir dans la nuit ; et il regardait avec un peu d’impatience le grenadier que l’on posait en faction à la porte, et qui devait l’empêcher d’y rentrer.
Après nous avoir donné ces détails, il se mit à genoux et regarda sous la porte s’il n’y restait pas une traînée de poudre. Il craignait que les éperons ou les fers des bottes des officiers ne vinssent à y mettre feu le lendemain.
— Ce n’est pas cela qui m’occupe le plus, dit-il en se relevant, mais ce sont mes registres ; et il les regardait avec regret.
— Vous êtes trop scrupuleux, dit Timoléon.
— Ah ! mon lieutenant, quand on est dans la Garde on ne peut pas trop l’être sur son honneur. Un de nos maréchaux des logis s’est brûlé la cervelle lundi dernier, pour avoir été mis à la salle de police. Moi, je dois donner l’exemple aux sous-officiers. Depuis que je sers dans la Garde je n’ai pas eu un reproche de mes chefs, et une punition me rendrait bien malheureux.
Il est vrai que ces braves soldats, pris dans l’armée parmi l’élite de l’élite, se croyaient déshonorés pour la plus légère faute.
— Allez, vous êtes tous les puritains de l’honneur, lui dis-je en lui frappant sur l’épaule.
Il salua et se retira vers la caserne où était son logement ; puis, avec une innocence de mœurs particulière à l’honnête race des soldats, il revint apportant du chènevis dans le creux de ses mains à une poule qui élevait ses douze poussins sous le vieux canon de bronze où nous étions assis.
C’était bien la plus charmante poule que j’aie connue de ma vie ; elle était toute blanche, sans une seule tache ; et ce brave homme, avec ses gros doigts mutilés à Marengo et à Austerlitz, lui avait collé sur la tête une petite aigrette rouge, et sur la poitrine un petit collier d’argent avec une plaque à son chiffre. La bonne poule en était fière et reconnaissante à la fois. Elle savait que les sentinelles la faisaient toujours respecter, et elle n’avait peur de personne, pas même d’un petit cochon de lait et d’une chouette qu’on avait logés auprès d’elle sous le canon voisin. La belle poule faisait le bonheur des canonniers ; elle recevait de nous tous des miettes de pain et de sucre tant que nous étions en uniforme ; mais elle avait horreur de l’habit bourgeois, et, ne nous reconnaissant plus sous ce déguisement, elle s’enfuyait avec sa famille sous le canon de Louis XIV. Magnifique canon sur lequel était gravé l’éternel soleil avec son Nec pluribus impar, et l’Ultima ratio Regum. Et il logeait une poule là-dessous !
Le bon Adjudant nous parla d’elle en fort bons termes. Elle fournissait des œufs à lui et à sa fille avec une générosité sans pareille ; et il l’aimait tant, qu’il n’avait pas eu le courage de tuer un seul de ses poulets, de peur de l’affliger. Comme il racontait ses bonnes mœurs, les tambours et les trompettes battirent et sonnèrent à la fois l’appel du soir. On allait lever les ponts, et les concierges en faisaient résonner les chaînes. Nous n’étions pas de service, et nous sortîmes par la porte du bois. Timoléon, qui n’avait cessé de faire des angles sur le sable avec le bout de son épée, s’était levé du canon en regrettant ses triangles comme moi je regrettais ma poule blanche et mon Adjudant.
Nous tournâmes à gauche, en suivant les remparts ; et, passant ainsi devant le tertre de gazon élevé au duc d’Enghien sur son corps fusillé et sa tête écrasée par un pavé, nous côtoyâmes les fossés en y regardant le petit chemin blanc qu’il avait pris pour arriver à cette fosse.
Il y a deux sortes d’hommes qui peuvent très-bien se promener ensemble cinq heures de suite sans se parler : ce sont les prisonniers et les officiers. Condamnés à se voir toujours, quand ils sont tous réunis, chacun est seul. Nous allions en silence, les bras derrière le dos. Je remarquai que Timoléon tournait et retournait sans cesse une lettre au clair de la lune ; c’était une petite lettre de forme longue ; j’en connaissais la figure et l’auteur féminin, et j’étais accoutumé à le voir rêver tout un jour sur cette petite écriture fine et élégante. Aussi nous étions arrivés au village en face du château, nous avions monté l’escalier de notre petite maison blanche ; nous allions nous séparer sur le carré de nos appartements voisins, que je n’avais pas dit une parole. Là seulement, il me dit tout à coup :
— Elle veut absolument que je donne ma démission ; qu’en pensez-vous ?
— Je pense, dis-je, qu’elle est belle comme un ange, parce que je l’ai vue ; je pense que vous l’aimez comme un fou, parce que je vous vois depuis deux ans tel que ce soir ; je pense que vous avez une assez belle fortune, à en juger par vos chevaux et votre train ; je pense que vous avez fait assez vos preuves pour vous retirer, et qu’en temps de paix ce n’est pas un grand sacrifice ; mais je pense aussi à une seule chose…
— Laquelle ? dit-il en souriant assez amèrement, parce qu’il devinait.
— C’est qu’elle est mariée, dis-je plus gravement ; vous le savez mieux que moi, mon pauvre ami.
— C’est vrai, dit-il, pas d’avenir.
— Et le service sert à vous faire oublier cela quelquefois, ajoutai-je.
— Peut-être, dit-il ; mais il n’est pas probable que mon étoile change à l’armée. Remarquez dans ma vie que jamais je n’ai rien fait de bien qui ne restât inconnu ou mal interprété.
— Vous liriez Laplace toutes les nuits, dis-je, que vous ne trouveriez pas de remède à cela.
Et je m’enfermai chez moi pour écrire un poëme sur le Masque de fer, poëme que j’appelai : La Prison.