Servitude et grandeur militaires/II/1

Société des amis des livres (p. 79-88).

CHAPITRE PREMIER


SUR LA RESPONSABILITÉ


Je me souviens encore de la consternation que cette histoire jeta dans mon âme ; ce fut peut-être là le principe de ma lente guérison pour cette maladie de l’enthousiasme militaire. Je me sentis tout à coup humilié de courir des chances de crime, et de me trouver à la main un sabre d’esclave au lieu d’une épée de chevalier. Bien d’autres faits pareils vinrent à ma connaissance, qui flétrissaient à mes yeux cette noble espèce d’hommes que je n’aurais voulu voir consacrée qu’à la défense de la patrie. Ainsi, à l’époque de la Terreur, il arriva qu’un autre capitaine de vaisseau reçut, comme toute la marine, l’ordre monstrueux du Comité de salut public de fusiller les prisonniers de guerre ; il eut le malheur de prendre un bâtiment anglais, et le malheur plus grand d’obéir à l’ordre du gouvernement. Revenu à terre, il rendit compte de sa honteuse exécution, se retira du service, et mourut de chagrin en peu de temps. Ce capitaine commandait la Boudeuse, frégate qui, la première, fit le tour du monde sous les ordres de M. de Bougainville, mon parent. Ce grand navigateur en pleura, pour l’honneur de son vieux vaisseau.

Ne viendra-t-elle jamais, la loi qui, dans de telles circonstances, mettra d’accord le Devoir et la Conscience ? La voix publique a-t-elle tort quand elle s’élève d’âge en âge pour absoudre et pour honorer la désobéissance du vicomte d’Orte, qui répondit à Charles IX lui ordonnant d’étendre à Dax la Saint-Barthélemy parisienne :

« Sire, j’ai communiqué le commandement de Votre Majesté à ses fidèles habitants et gens de guerre ; je n’ai trouvé que bons citoyens et braves soldats, et pas un bourreau. »

Et s’il eut raison de refuser l’obéissance, comment vivons-nous sous des lois que nous trouvons raisonnables de donner la mort à qui refuserait cette même obéissance aveugle ? Nous admirons le libre arbitre et nous le tuons ; l’absurde ne peut régner ainsi longtemps. Il faudra bien que l’on en vienne à régler les circonstances où la délibération sera permise à l’homme armé, et jusqu’à quel rang sera laissée libre l’intelligence, et avec elle l’exercice de la Conscience et de la Justice… Il faudra bien un jour sortir de là.

Je ne me dissimule point que c’est là une question d’une extrême difficulté, et qui touche à la base même de toute discipline. Loin de vouloir affaiblir cette discipline, je pense qu’elle a besoin d’être corroborée sur beaucoup de points parmi nous, et que, devant l’ennemi, les lois ne peuvent être trop draconiennes. Quand l’armée tourne sa poitrine de fer contre l’étranger, qu’elle marche et agisse comme un seul homme, cela doit être ; mais lorsqu’elle s’est retournée et qu’elle n’a plus devant elle que la mère-patrie, il est bon qu’alors, du moins, elle trouve des lois prévoyantes qui lui permettent d’avoir des entrailles filiales. Il est à souhaiter aussi que des limites immuables soient posées une fois pour toujours à ces ordres absolus donnés aux Armées par le souverain Pouvoir, si souvent tombé en indignes mains, dans notre histoire. Qu’il ne soit jamais possible à quelques aventuriers parvenus à la Dictature, de transformer en assassins quatre cent mille hommes d’honneur, par une loi d’un jour comme leur règne.

Souvent, il est vrai, je vis, dans les coutumes du service, que, grâce peut-être à l’incurie française et à la facile bonhomie de notre caractère, comme compensation, et tout à côté de cette misère de la Servitude militaire, il régnait dans les Armées une sorte de liberté d’esprit qui adoucissait l’humiliation de l’obéissance passive ; et, remarquant dans tout homme de guerre quelque chose d’ouvert et de noblement dégagé, je pensai que cela venait d’une âme reposée et soulagée du poids énorme de la responsabilité. J’étais fort enfant alors, et j’éprouvai peu à peu que ce sentiment allégeait ma conscience ; il me sembla voir dans chaque général en chef une sorte de Moïse, qui devait seul rendre ses terribles comptes à Dieu, après avoir dit aux fils de Lévi : « Passez et repassez au travers du camp ; que chacun tue son frère, son fils, son ami et celui qui lui est le plus proche. » Et il y eut vingt-trois mille hommes de tués, dit l’Exode, ch. XXXII, v. 27 ; car je savais la Bible par cœur, et ce livre et moi étions tellement inséparables que dans les plus longues marches il me suivait presque toujours. On voit quelle fut la première consolation qu’il me donna. Je pensai qu’il faudrait que j’eusse bien du malheur pour qu’un de mes Moïses galonnés d’or m’ordonnât de tuer toute ma famille ; et, en effet, cela ne m’arriva pas, comme je l’avais fort sagement conjecturé. Je pensais aussi que, quand même régnerait sur la terre l’impraticable paix de l’abbé de Saint-Pierre, et quand lui-même serait chargé de régulariser cette liberté et cette égalité universelles, il lui faudrait pour cette œuvre quelques régiments de Lévites à qui il pût dire de ceindre l’épée, et à qui leur soumission attirerait la bénédiction du Seigneur. Je cherchais ainsi à capituler avec les monstrueuses résignations de l’obéissance passive, en considérant à quelle source elle remontait, et comme tout ordre social semblait appuyé sur l’obéissance ; mais il me fallut bien des raisonnements et des paradoxes pour parvenir à lui faire prendre quelque place dans mon âme. J’aimais fort à l’infliger et peu à la subir ; je la trouvais admirablement sage sous mes pieds, mais absurde sur ma tête. J’ai vu depuis bien des hommes raisonner ainsi, qui n’avaient pas l’excuse que j’avais alors : j’étais un Lévite de seize ans.

Je n’avais pas alors étendu mes regards sur la patrie entière de notre France, et sur cette autre patrie qui l’entoure, l’Europe ; et de là sur la patrie de l’humanité, le globe, qui devient heureusement plus petit chaque jour, resserré dans la main de la civilisation. Je ne pensai pas combien le cœur de l’homme de guerre serait plus léger encore dans sa poitrine, s’il sentait en lui deux hommes, dont l’un obéirait à l’autre ; s’il savait qu’après son rôle tout rigoureux dans la guerre, il aurait droit à un rôle tout bienfaisant et non moins glorieux dans la paix ; si, à un grade déterminé, il avait des droits d’élection ; si, après avoir été longtemps muet dans les camps, il avait sa voix dans la Cité ; s’il était exécuteur, dans l’une, des lois qu’il aurait faites dans l’autre, et si, pour voiler le sang de l’épée, il avait la toge. Or, il n’est pas impossible que tout cela n’advienne un jour.

Nous sommes vraiment sans pitié de vouloir qu’un homme soit assez fort pour répondre lui seul de cette nation armée qu’on lui met dans la main. C’est une chose nuisible aux gouvernements mêmes ; car l’organisation actuelle, qui suspend ainsi à un seul doigt toute cette chaîne électrique de l’obéissance passive, peut, dans tel cas donné, rendre par trop simple le renversement total d’un État. Telle révolution, à demi formée et recrutée, n’aurait qu’à gagner un ministre de la guerre pour se compléter entièrement. Tout le reste suivrait nécessairement, d’après nos lois, sans que nul anneau se pût soustraire à la commotion donnée d’en haut.

Non, j’en atteste les soulèvements de conscience de tout homme qui a vu couler ou fait couler le sang de ses concitoyens, ce n’est pas assez d’une seule tête pour porter un poids aussi lourd que celui de tant de meurtres ; ce ne serait pas trop d’autant de têtes qu’il y a de combattants. Pour être responsables de la loi de sang qu’elles exécutent, il serait juste qu’elles l’eussent au moins bien comprise. Mais les institutions meilleures, réclamées ici, ne seront elles-mêmes que très passagères ; car, encore une fois, les armées et la guerre n’auront qu’un temps ; car, malgré les paroles d’un sophiste que j’ai combattu ailleurs, il n’est point vrai que, même contre l’étranger, la guerre soit divine ; il n’est point vrai que la terre soit avide de sang. La guerre est maudite de Dieu et des hommes même qui la font et qui ont d’elle une secrète horreur, et la terre ne crie au ciel que pour lui demander l’eau fraîche de ses fleuves et la rosée pure de ses nuées.

Ce n’est pas, du reste, dans la première jeunesse, toute donnée à l’action, que j’aurais pu me demander s’il n’y avait pas de pays modernes où l’homme de la guerre fût le même que l’homme de la paix, et non un homme séparé de la famille et placé comme son ennemi. Je n’examinais pas ce qu’il nous serait bon de prendre aux anciens sur ce point ; beaucoup de projets d’une organisation plus sensée des armées ont été enfantés inutilement. Bien loin d’en mettre aucune à exécution, ou seulement en lumière, il est probable que le pouvoir, quel qu’il soit, s’en éloignera toujours de plus en plus, ayant intérêt à s’entourer de gladiateurs dans la lutte sans cesse menaçante ; cependant l’idée se fera jour et prendra sa forme, comme fait tôt ou tard toute idée nécessaire.

Dans l’état actuel, que de bons sentiments à conserver qui pourraient s’élever encore par le sentiment d’une haute dignité personnelle ! J’en ai recueilli bien des exemples dans ma mémoire ; j’avais autour de moi, prêts à me les fournir, d’innombrables amis intimes, si gaîment résignés à leur insouciante soumission, si libres d’esprit dans l’esclavage de leur corps, que cette insouciance me gagna un moment comme eux, et, avec elle, ce calme parfait du soldat et de l’officier, calme qui est précisément celui du cheval mesurant noblement son allure entre la bride et l’éperon, et fier de n’être nullement responsable. Qu’il me soit donc permis de donner, dans la simple histoire d’un brave homme et d’une famille de soldat que je ne fis qu’entrevoir, un exemple, plus doux que le premier, de ces longues résignations de toute la vie, pleines d’honnêteté, de pudeur et de bonhomie, très-communes dans notre armée, et dont la vue repose l’âme, quand on vit en même temps, comme je le faisais, dans un monde élégant, d’où l’on descend avec plaisir pour étudier des mœurs plus naïves, tout arriérées qu’elles sont.

Telle qu’elle est, l’Armée est un bon livre à ouvrir pour connaître l’humanité ; on y apprend à mettre la main à tout, aux choses les plus basses comme aux plus élevées ; les plus délicats et les plus riches sont forcés de voir vivre de près la pauvreté et de vivre avec elle, de lui mesurer son gros pain et de lui peser sa viande. Sans l’armée, tel fils de grand seigneur ne soupçonnerait pas comment un soldat vit, grandit, engraisse toute l’année avec neuf sous par jour et une cruche d’eau fraîche, portant sur le dos un sac dont le contenant et le contenu coûtent quarante francs à sa patrie.

Cette simplicité de mœurs, cette pauvreté insouciante et joyeuse de tant de jeunes gens, cette vigoureuse et saine existence, sans fausse politesse ni fausse sensibilité, cette allure mâle donnée à tout, cette uniformité de sentiments imprimés par la discipline, sont des liens d’habitude grossiers, mais difficiles à rompre, et qui ne manquent pas d’un certain charme inconnu aux autres professions. J’ai vu des officiers prendre cette existence en passion au point de ne pouvoir la quitter quelque temps sans ennui, même pour retrouver les plus élégantes et les plus chères coutumes de leur vie. Les régiments sont des couvents d’hommes, mais des couvents nomades ; partout ils portent leurs usages empreints de gravité, de silence, de retenue, et cette scrupuleuse exactitude à remplir le vœu sévère de l’obéissance.

Le caractère de ces reclus est indélébile comme celui des moines, et jamais je n’ai revu l’uniforme d’un de mes régiments sans un battement de cœur.