Servitude et grandeur militaires/II/5

Société des amis des livres (p. 111-115).

CHAPITRE V

histoire de l’adjudant
les enfants de montreuil et le tailleur
de pierres

Vous saurez, mon lieutenant, que j’ai été élevé au village de Montreuil par monsieur le curé de Montreuil lui-même. Il m’avait fait apprendre quelques notes du plain-chant dans le plus heureux temps de ma vie : le temps où j’étais enfant de chœur, où j’avais de grosses joues fraîches et rebondies, que tout le monde tapait en passant ; une voix claire, des cheveux blonds poudrés, une blouse et des sabots. Je ne me regarde pas souvent, mais je m’imagine que je ne ressemble plus guère à cela. J’étais fait ainsi pourtant, et je ne pouvais me résoudre à quitter une sorte de clavecin aigre et discord que le vieux curé avait chez lui. Je l’accordais avec assez de justesse d’oreille, et le bon père qui, autrefois, avait été renommé à Notre-Dame pour chanter et enseigner le faux-bourdon, me faisait apprendre un vieux solfége. Quand il était content, il me pinçait les joues à me les rendre bleues, et me disait : — Tiens, Mathurin, tu n’es que le fils d’un paysan et d’une paysanne ; mais si tu sais bien ton catéchisme et ton solfége, et que tu renonces à jouer avec le fusil rouillé de la maison, on pourra faire de toi un maître de musique. Va toujours. — Cela me donnait bon courage, et je frappais de tous mes poings sur les deux pauvres claviers, dont les dièses étaient presque tous muets.

Il y avait des heures où j’avais la permission de me promener et de courir ; mais la récréation la plus douce était d’aller m’asseoir au bout du parc de Montreuil, et de manger mon pain avec les maçons et les ouvriers qui construisaient sur l’avenue de Versailles, à cent pas de la barrière, un petit pavillon de musique, par ordre de la Reine.

C’était un lieu charmant, que vous pourrez voir à droite de la route de Versailles, en arrivant. Tout à l’extrémité du parc de Montreuil, au milieu d’une pelouse de gazon, entourée de grands arbres, si vous distinguez un pavillon qui ressemble à une mosquée et à une bonbonnière, c’est cela que j’allais regarder bâtir.

Je prenais par la main une petite fille de mon âge, qui s’appelait Pierrette, que monsieur le curé faisait chanter aussi parce qu’elle avait une jolie voix. Elle emportait une grande tartine que lui donnait la bonne du curé, qui était sa mère, et nous allions regarder bâtir la petite maison que faisait faire la Reine pour la donner à Madame.

Pierrette et moi, nous avions environ treize ans. Elle était déjà si belle, qu’on l’arrêtait sur son chemin pour lui faire compliment, et que j’ai vu de belles dames descendre de carrosse pour lui parler et l’embrasser ! Quand elle avait un fourreau rouge relevé dans ses poches et bien serré de la ceinture, on voyait bien ce que sa beauté serait un jour. Elle n’y pensait pas, et elle m’aimait comme son frère.

Nous sortions toujours en nous tenant par la main depuis notre petite enfance, et cette habitude était si bien prise, que de ma vie je ne lui donnai le bras. Notre coutume d’aller visiter les ouvriers nous fit faire la connaissance d’un jeune tailleur de pierres, plus âgé que nous de huit ou dix ans. Il nous faisait asseoir sur un moellon ou par terre à côté de lui, et quand il avait une grande pierre à scier, Pierrette jetait de l’eau sur la scie, et j’en prenais l’extrémité pour l’aider ; aussi ce fut mon meilleur ami dans ce monde. Il était d’un caractère très paisible, très doux, et quelquefois un peu gai, mais pas souvent. Il avait fait une petite chanson sur les pierres qu’il taillait, et sur ce qu’elles étaient plus dures que le cœur de Pierrette, et il jouait en cent façons sur ces mots de Pierre, de Pierrette, de Pierrerie, de Pierrier, de Pierrot, et cela nous faisait rire tous trois. C’était un grand garçon grandissant encore, tout pâle et dégingandé, avec de longs bras et de grandes jambes, et qui quelquefois avait l’air de ne pas penser à ce qu’il faisait. Il aimait son métier, disait-il, parce qu’il pouvait gagner sa journée en conscience, ayant songé à autre chose jusqu’au coucher du soleil. Son père, architecte, s’était si bien ruiné, je ne sais comment, qu’il fallait que le fils reprît son état par le commencement, et il s’y était fort paisiblement résigné. Lorsqu’il taillait un gros bloc, ou le sciait en long, il commençait toujours une petite chanson dans laquelle il y avait toute une historiette qu’il bâtissait à mesure qu’il allait, en vingt ou trente couplets, plus ou moins.

Quelquefois il me disait de me promener devant lui avec Pierrette, et il nous faisait chanter ensemble, nous apprenant à chanter en partie ; ensuite il s’amusait à me faire mettre à genoux devant Pierrette, la main sur son cœur, et il faisait les paroles d’une petite scène qu’il nous fallait redire après lui. Cela ne l’empêchait pas de bien connaître son état, car il ne fut pas un an sans devenir maître maçon. Il avait à nourrir, avec son équerre et son marteau, sa pauvre mère et deux petits frères qui venaient le regarder travailler avec nous. Quand il voyait autour de lui tout son petit monde, cela lui donnait du courage et de la gaieté. Nous l’appelions Michel ; mais pour vous dire tout de suite la vérité, il s’appelait Michel-Jean Sedaine.