Sermon XXXIX. Le détachement du monde et l’aumône.

Œuvres complètes de Saint Augustin (éd. Raulx, 1864)


SERMON XXXIX. LE DÉTACHEMENT DU MONDE ET L’AUMÔNE.[1].

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ANALYSE. – Si le jour de la mort est incertain pour nous, c’est afin de nous tenir constamment prêts à mourir. Comment donc s’attacher aux biens du monde, que l’on est toujours exposé à quitter ? Comment rechercher avec tant d’avidité les richesses, si remplies de périls ? Comment ne les pas distribuer en larges aumônes ? N’est-ce pas le moyen de les conserver sûrement, puisque l’aumône s’adresse à Jésus-Christ même ? Faites l’aumône chacun selon vos moyens, et dans l’intention d’obtenir les grâces nécessaires au salut.


1. Frères, nous l’avons entendu, le Seigneur nous dit par l’organe du prophète : « Ne tarde point de te convertir à Dieu et ne remets point de jour en jour ; car sa colère viendra soudain et il te perdra au moment de la vengeance. » Il t’a promis qu’au jour de la conversion il oublierait tous tes péchés passés ; mais a-t-il promis que tu vivras demain ? Ou bien, Dieu ne l’ayant pas promis, l’astrologue te l’aurait-il assuré pour te faire condamner, avec lui ? Il est utile que Dieu ait laissé dans l’incertitude le jour de la mort ; chacun doit méditer avec avantage sur son dernier jour. C’est par miséricorde que le Seigneur cache à chacun le moment où il mourra ; et si l’on ignore le dernier, c’est pour que l’on sanctifie tous les jours,
2. Mais le monde fait obstacle ; partout il flatte et il attire ; on aime la grandeur de la fortune, l’éclat des honneurs, le respect qu’impose la puissance. On aime tout cela ; que néanmoins on écoute l’Apôtre : « Nous n’avons rien apporté dans ce monde, dit-il, et nous n’en pouvons rien emporter. » C’est aux honneurs de te chercher, non à toi de chercher les honneurs. Car tu dois prendre la dernière place, afin que celui qui t’a invité te fasse monter à une place plus honorable[2]. S’il ne le fait pas, mange où tu es, puisque tu n’as rien apporté dans ce monde. Est-ce peu pour toi de manger le bien d’autrui ? Reste donc en quelque lieu que ce soit et mange. Tu diras : Je mange mon bien. Écoute l’Apôtre « Nous n’avons rien apporté dans ce monde. » En y venant tu as trouvé une table servie. Mais au Seigneur appartient la terre et tout ce qu’elle renferme[3].
3. « Ceux en effet qui veulent devenir riches », dit l’Apôtre. Il ne dit pas : Ceux qui sont riches ; mais : « Ceux qui veulent le devenir », c’est la passion, qu’il condamne, non la richesse. « Ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation et dans beaucoup de désirs inutiles et nuisibles qui plongent les hommes dans la ruine et la perdition. » Tu aimes l’argent, et tu ne crains pas cela ? C’est une bonne chose que la fortune, une bonne chose qu’une grande fortune. Mais « ils tombent dans la tentation : » tu ne crains pas ? « Ils tombent dans beaucoup de désirs inutiles et nuisibles : » tu n’as point peur ? Crains où mènent ces désirs. Et où mènent-ils ? « Ils plongent les hommes dans la ruine et la perdition. » Et tu restes sourd ? Tu ne crains pas la ruine et la perdition ? Dieu tonne si fort et tu dors si profondément ?
4. A ceux qui sont déjà riches l’Apôtre donne encore un conseil. « Commande, dit-il, aux riches de ce siècle de ne s’enfler, pas d’orgueil. » L’orgueil est le ver rongeur produit par les richesses. Il est difficile au riche de n’être pas superbe. Supprime l’orgueil, les richesses n’ont rien de nuisible. Mais que dois-tu en faire pour ne laisser pas inutiles les largesses du Seigneur ? Tu dois « ne pas t’enfler D’orgueil ; » à bas ce vice ; « n’espérez pas aux richesses fragiles ;» à bas ce vice encore. Après avoir écarté ces désordres, exerce-toi aux bonnes œuvres. Auxquelles ? Écoute : « Qu’ils soient riches en bonnes œuvres, continue l’Apôtre, et qu’ils n’espèrent point aux richesses incertaines. » En quoi espéreront-ils ? « Au Dieu vivant qui nous donne « tout abondamment pour en jouir. » Il donne le monde au pauvre, il le donne également au riche. Celui-ci, pour être riche, a-t-il deux corps à nourrir ? Considérez et remarquez comme les pauvres dorment quand ils sont rassasiés des dons de Dieu. Celui qui vous nourrit, les nourrit aussi par vous.
5 Ainsi donc que l’on n’aime pas la fortune mais si on en a, voici ce qu’il en faut faire. Vous qui en avez, enrichissez-vous. En quoi ? « En bonnes œuvres. Qu’ils donnent aisément, dit l’Apôtre, qu’ils partagent. » Je vois d’ici l’avarice se contracter en entendant ces mots : « Qu’ils donnent aisément, qu’ils partagent ; » on dirait qu’arrosée d’eau froide elle se raidit et se serre le sein en disant : Je ne perds pas, moi, le fruit de mes travaux infortunés, tu ne veux pas perdre le fruit de tes travaux ; mais tu mourras ; tu n’as rien apporté dans ce monde, tu ne saurais non plus en rien emporter ; et n’en rien emporter, n’est-ce pas perdre le fruit de tous tes travaux ? Écoute donc le conseil de Dieu, même. Ne t’effraie point d’avoir entendu : « Qu’ils donnent aisément, qu’ils partagent. » Écoute encore ce qui suit, attends, ne me ferme pas la porte ni l’entrée de ton cœur, attends. Veux-tu savoir qu’en donnant aisément, qu’en partageant tu ne perdras pas et que même tu ne conserveras que ce que tu auras donné ? « Qu’ils s’amassent, est-il dit ensuite, un trésor qui soit pour l’avenir un solide fondement, afin d’acquérir la vie éternelle[4] », Elle est donc fausse cette vie qui te charme ; tu vis ici comme dans un songe. Si cette vie est un songe, la mort en sera le réveil ; qu’auras-tu alors dans les mains ? Vois-tu dormir ce mendiant ? Il voit en songe un héritage lui advenir, rien n’est plus heureux que lui avant le réveil. Il croit avoir au moins de riches vêtements, des vases précieux, d’or et d’argent ; il croit prendre possession de beaux et vastes domaines et voir à ses pieds de nombreuses familles : mais il s’éveille et pleure ; il accuse celui qui l’a éveillé comme nous accuserions celui qui nous aurait dépouillés. Un psaume parle manifestement de ceci. « Ils ont dormi leur sommeil, dit-il, et tous ces hommes de richesses n’ont rien trouvé dans leurs mains[5] », après s’être éveillés.
6. Ainsi donc tu n’emporteras rien, puisque tu n’as rien apporté. Veux-tu ne rien perdre ? Envoie là-haut ce que lu as rencontré ; donne au Christ, car le Christ consent à recevoir ici. Donne au Christ et tu ne perdras pas. Tu ne perds point en confiant à ton esclave ce que tu as gagné ; et tu perdrais en confiant à ton Seigneur ce que tu as reçu de lui-même ? Le Christ veut bien être ici dans l’indigence ; mais c’est à cause de nous. Il pouvait nourrir tous ces pauvres que vous voyez, comme il a nourri Élie, par le ministère d’un corbeau. Cependant il a ôté le corbeau à Élie même en faisant nourrir ce prophète par une veuve, c’est une grâce qu’il accordait non à Élie mais à cette veuve [6]. Ainsi donc, quand pieu fait des pauvres, en ne voulant pas qu’ils possèdent, quand Dieu fait des pauvres, il éprouve les riches, car il est dit : « Le pauvre et le riche se sont rencontrés. » Où se sont-ils rencontrés ? Dans cette vie. L’un est né, l’autre aussi, ils se sont trouvés, ils se sont rencontrés. Et qui les a faits tous deux ? Le Seigneur[7]. Il a fait le riche pour aider le pauvre, et le pauvre pour éprouver le riche. Que chacun agisse selon ses moyens ; nous ne disons pas qu’on aille jusqu’à se mettre à la gêne. C’est ton superflu dont un autre a besoin. Vous avez entendu tout à l’heure, quand on lisait l’Évangile : « Quiconque donnera à l’un de ces petits un verre d’eau froide à cause de moi, ne perdra point sa récompense[8]. » Le Sauveur met en vente le royaume des cieux et il l’adjuge pour un verre d’eau froide. Mais c’est quand celui qui fait l’aumône est pauvre qu’il doit verser des charités de verre d’eau froide. Celui qui a plus doit donner davantage. Cette veuve donna deux oboles[9] ; Zachée donna une moitié de tous ses biens, et il réserva l’autre moitié pour réparer ses injustices[10].L’aumône profite à qui a chante de vie. Quand en effet tu donnes au Christ indigent, c’est pour racheter tes péchés passés. Car si tu donnais pour obtenir de pouvoir pécher toujours impunément, ce ne serait point nourrir le Christ ; ce serait essayer de corrompre ton juge. Faites donc l’aumône pour demander que vos prières soient exaucées et que Dieu vous aide à améliorer votre vie. Oui, en changeant de vie, améliorez votre vie, afin d’obtenir, par vos aumônes et vos prières, que vos péchés soient effacés et que vous parveniez aux biens à venir et éternels.

  1. Sir. 5, 8-9
  2. 2. Lc. 14, 10
  3. Ps. 23, 1
  4. 1 Tim. 6, 7-19
  5. Ps. 75, 6
  6. 1 R. 17, 6
  7. Prov. 22, 2
  8. Mt. 10, 42
  9. Mc. 12, 42
  10. Lc. 19, 8