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CHAPITRE XII.

Aux armes !

Nous sautons sur nos fusils, en un instant nous sommes au lieu fixé pour le rendez-vous en cas d’alerte.

La nuit était noire, on marchait avec précaution, on se communiquait les ordres à voix basse.

De temps en temps le cri du hibou se faisait entendre… Était-ce l’oiseau nocturne qui passait ou un signal ? Nul n’eût pu le dire. La boue amortissait le bruit de nos pas ; mais nous n’avancions qu’avec des difficultés infinies.

L’ordre était d’attaquer le château de Tarnouèt envahi par les Chouans ; ils y avaient, disait-on, de fréquentes réunions ; de là se répandaient par petites bandes dans les campagnes, se cachaient dans les rochers, dans les taillis, dans les haies pour tirer sur les nôtres ; déjà plusieurs de nos hommes, avaient été leurs victimes.


On marchait avec précaution.

Nous allions donc lentement, scrutant l’espace malgré la nuit, regardant attentivement si le canon brillant d’un fusil ne luisait pas entre les herbes.

Il fallait traverser un petit bois pour arriver au château, à tout moment, l’un de nous pouvait tomber foudroyé. Enfin, nous sortons du bois, avant peu l’ennemi surpris sera entre nos mains ! On respire ! voici devant nous le vieux castel aux pierres sombres ; une faible lueur passe à travers l’une des grandes fenêtres : Les Chouans sont là !

Nos cœurs battent d’émotion.

Point de bruit pour ne pas donner l’éveil… on place d’un côté du donjon des hommes pour garder les issues, de l’autre, on cerne complètement. Chacun retient son souffle ; il s’agit d’entrer et de s’emparer des insurgés…

Une décharge épouvantable retentit. Des espions ont prévenu les Chouans ; ils nous attendaient cachés dans les broussailles environnantes. Pendant qu’une poignée des nôtres les poursuit, le capitaine s’écrie :

— Personne de mort ! Bon ! Ah ! brigands 1 nous vous rendrons ça !… Il faut à tout prix pénétrer dans le château ! Pas un n’en sortira !

Les soldats l’enveloppent de toutes parts, nul ne peut passer sans être vu ; mais les premiers d’entre nous qui s’y introduiront, courent les plus grands dangers.

— Mes amis, nous dit le capitaine, deux hommes de bonne volonté pour entrer dans ce nid de brigands.

— Moi, mon capitaine, répondis-je.

— Moi, fit mon fourrier.

Comme c’était pour éviter d’attirer l’attention de l’ennemi que nous allions deux seulement en avant, nous marchions sur la pointe des pieds, les autres attendaient notre signal. Nos yeux s’ouvraient tout grands dans l’ombre, redoutant quelque piège ou quelque surprise. Personne dans le vestibule ! Nous montons, touchant les portes avec prudence. Un craquement… le vieux parquet nous dénonce… Je m’arrête, j’écoute… rien :

Le vent fait-il frémir les croisées vermoulues ?… En voici une non fermée — des Chouans se sont enfuis par là, pour rejoindre ceux qui ont tiré sur nous !

Nous touchons à cette pièce où luit une petite lampe. Combien sont-ils là-dedans ? Bah ! deux hommes déterminés sont plus forts qu’on ne le croit ! alors, malgré la gravité des circonstances, le refrain du parrain me revient à l’esprit :


Soldats, en avant !
Sois toujours content.
Bon enfant,
Bénissant
L’existence :
Tant qu’il reste un brin d’espérance,
Il faut toujours dire : En avant !


Réconforté par ce chant de mon enfance, je poussai vivement la porte. Une clameur lamentable s’éleva : une vieille femme et un enfant tombèrent à genoux devant moi. Ma stupéfaction fut aussi grande que leur terreur, car je m’attendais à une lutte contre des hommes.

— Que faites-vous ici ? dis-je à la femme.

Elle ne répondit pas.

— Parle, toi, petit, alors : que faites-vous ici tous deux ?

L’enfant resta muet.

— Tu ne me comprends pas ?

Il me fit signe que non.

— Ah ! drôle ! je crois au contraire que tu com prends suffisamment… Je vais t’apprendre à parler !

— Monsieur le militaire, interrompit la vieille, ne vous fâchez pas ! Il ne sait ce qu’il dit !

— Tiens ! la mère a retrouvé sa langue !… Je vous demande pourquoi vous êtes dans ce château ?

— Hélas ! pour rien… pour rien du tout…

— Des Chouans y étaient aussi, tout à l’heure ?

— Des Chouans ? Ah ! pas vus ! non, Monsieur, pas vus !

— Pas vus ? voici une de leurs guêtres…

— Une guêtre ?

— Allons ! pas tant de façons, répondez ! Y en a-t-il encore ?

— Sainte-Anne d’Auray, ma patronne, ayez pitié de moi, fit-elle tout éplorée.

À cet appel, il me sembla entendre un bruit léger, je tournai la tête, mon fourrier seul était auprès de moi ; je crus m’être trompé.

— Voyons, la mère, nous ne vous ferons pas de mal ; mais, dites-nous si les Chouans sont partis.

— Sainte mère de Dieu ! je n’en sais rien !

— Fourrier, conduisez cette vieille chouette au capitaine ; il l’interrogera…

— Seigneur trois fois saint ! s’exclama de nouveau la vieille.

À ce cri, un coup de fusil partit, une balle m’effleura le bras et alla frapper mon pauvre fourrier. Il fit un tour sur lui-même et tomba.

— À moi, les amis ! Garde à vous ! criai-je de toutes mes forces.

Le capitaine et les hommes accoururent en toute hâte. On releva le fourrier, hélas ! la balle avait frappé en plein cœur.

Il était mort.

Transporté de douleur et d’indignation, je voulus saisir la femme et l’enfant : ils avaient disparu, sans doute par quelque souterrain connu seulement des Chouans. Dans une pièce contigue à celle où je les avais trouvés, je relevai un chapeau orné d’une cocarde blanche qu’on n’avait pas pris le temps de ramasser en fuyant, je suis persuadé qu’il appartenait à l’assassin de mon pauvre camarade ; et que la vieille avait joué un rôle pour nous arrêter et laisser le temps de s’éloigner à ses misérables compagnons.

On emporta le fourrier, tous nous avions le cœur serré et des larmes dans les yeux. Chacun l’aimait et l’estimait au régiment ; c’était un honnête homme et un brave soldat de moins !

Le château était bien sûr entièrement évacué, nous n’avions qu’à rentrer au village en veillant plus que jamais ; l’ennemi tenterait probablement sans tarder quelque nouvelle attaque.

Comme nous traversions le petit bois, uné Vive fusillade éclata à peu de distance.

— Capitaine, dis-je hors de moi, ayant encore devant les yeux mon pauvre fourrier tout sanglant, capitaine, entendez-vous ?

— C’est loin ! répondit-il en allongeant les lèvres. La fusillade recommença.

— Entendez-vous, capitaine ?… On tue les nôtres… Le capitaine ne répondit pas. Il préférait rentrer à son logement plutôt que d’exposer sa vie.

Une troisième décharge meurtrière retentit. Je n’y tins plus.

— À moi ! camarades ! criai-je. Je partis en avant suivi d’une dizaine d’hommes.

Un groupe de Chouans blottis derrière les buissons, s’était jeté sur un détachement du 43° qui passait. Ils se battaient avec rage ; notre arrivée sauva nos frères ; les Chouans s’enfuirent nous laissant plusieurs prisonniers.

Nous nous préparions à retourner vers les camarades quand, à hauteur d’homme, contre un tronc d’arbre, je crus voir flotter un ruban blanc ; un éclair fila devant mes yeux, une détonation se fit entendre, un coup strident comme un coup de fouet me frappa au bras ; une balle l’avait traversé de part en part.

Le sang coulait en abondance, on m’enveloppa avec des mouchoirs et on se remit en marche. Malgré ma volonté de tenir ferme contre le mal, mes forces s’épuisaient ; un homme prit mon fusil et notre petite troupe eut bientôt rejoint celle que commandait le capitaine.

La lune venait de percer les nuages, dès qu’il m’aperçut, il laissa éclater sa colère.

— Pourquoi, dit-il, êtes-vous parti sans mon ordre, sergent-major ?

— Mon capitaine, les brigands tuaient nos hommes…

— Vous ne deviez pas agir sans ordre !

— C’est vrai ! mon capitaine.

— 11 fallait attendre que…

— Mon capitaine, ils ont tué mon fourrier, ils tuaient encore des Français… nous sommes arrivés heureusement pour les secourir.

— Pas d’observations ! huit jours de salle de police ! et si vous n’étiez pas un bon sujet…

— Mon capitaine… je suis blessé !

— Un mot de plus… vous en ferez quinze !

— Bien ! mon capitaine.

Il allait commander de marcher, quand le colonel arriva entouré d’une petite escorte, il s’approcha du capitaine avec vivacité :

— Vous avez entendu la fusillade, tout à l’heure ?

— Oui ; mon colonel.

— Eh bien ?

— Eh bien, mon colonel…

— Vous y êtes allé ?

Le capitaine resta sans parole.

— Vous l’avez entendue et vous n’y êtes pas allé ? les yeux indignés du colonel tombèrent sur moi par hasard.

Mais si ! puisque voici un homme blessé.

— Je n’y suis pas allé, mon colonel.

— D’où vient donc cet homme ?

— De là-bas.

— Expliquez-vous ! je n’y comprends rien !

— Au bruit de la fusillade, le sergent-major Daniel est parti de sa propre autorité ; il a manqué gravement à la discipline.

— Et il est blessé ?

— Une égratignure…

— Et ces chouans que j’aperçois sont ses prisonniers.

— Oui, mon colonel.

— Sergent-major, pourquoi n’avez-vous pas attendu l’ordre de votre capitaine ?

— Mon colonel, à la pensée qu’on massacrait des hommes de notre régiment, je n’ai pas raisonné, j’ai agi !… mon colonel, ils ont tué mon fourrier ! mon pauvre fourrier !

— C’est bien ! dans un instant je vous parlerai.

— Mon colonel… c’est que… je ne serai pas libre…

— Comment ?

— J’ai huit jours de salle de police…

— Pourquoi ?

— Pour être allé là-bas sans ordre.

— Monsieur, dit le colonel croisant ses bras

sur sa poitrine, vous avez puni cet homme ?

— Mon colonel…

— Quoi ! à deux cents mètres de vous on assassine des soldats français et vous restez impassible ? et vous ne donnez point d’ordre ? et vous ne courez pas à leur aide ? et vous punissez ce sergent qui a obéi à sa conscience d’homme et de soldat ! Ce sont les chefs, monsieur, qui doivent donner l’exemple du courage et du dévoûment. Sergent-major, je lève votre punition… quant à vous, capitaine, vous vous présenterez chez moi demain dans la matinée.

Le capitaine pâlit ; mais il s’inclina sans rien dire.

Ma blessure d’abord ne m’avait produit qu’un engourdissement, elle me faisait souffrir de plus en plus ; lorsque nous rentrâmes chez notre hôte, je tombai sans force sur le chétif grabat me servant de lit.

Pendant plusieurs jours une fièvre brûlante me dévora ; je songeais douloureusement à ma famille et à toutes les bonnes gens du pays.

Dans mes rêves maladifs, je voyais la vieille Mathurine secouer la tête en s’adressant à ma mère ;

— Ah ! Marie-Jeanne, je vous l’avais prédit, ces choses-là, ça ne pardonne pas ! le numéro treize ! le numéro treize, ma chère !

Et le parrain ripostait en riant :


Tant qu’il reste un brin d’espérance,
Il faut toujours dire. En avant !


On me transporta dans une maison où je reçus les soins nécessaires à ma situation ; le chirurgien venait me voir tous les jours. Un matin, il fit un signe qui me parut de mauvais augure, le colonel était précisément avec lui ; il remarqua l’impression du docteur et tous deux passèrent dans la pièce voisine.

Ils parlaient très bas, cependant je distinguais leurs paroles.

— Que pensez-vous de cette blessure, docteur ?

— Grave, très grave !

— Pauvre garçon ! Y a-t-il au moins espoir de le sauver ?

— Oui…

— Ah ! tant mieux !

— L’amputation.

Je mordis mes draps : treize ! treize ! criai-je en délire.