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CHAPITRE XI.

Les Chouans.

Le fourrier, assis à mes côtés devant la grande cheminée où flamblait une souche d’orme, m’interpella tout à coup.

— Major, nous sommes là tranquilles tous deux, notre bonhomme de logeur est à la Roche-qui-Vire, dites-moi donc, avec la grâce qui vous caractérise, ce que sont les Chouans qu’on nous envoie calmer à coups de fusil.

— Ce sont des révoltés contre le gouvernement existant qui veulent remettre les Bourbons sur le trône.

— Je me le suis déjà laissé dire. La duchesse de Berry est dans le mouvement, à cause de son petit, je n’en suis pas ignorant, mais je voudrais savoir quand tout cela a commencé, et pourquoi on appelle ces gens-là les Chouans ?

— Ce nom est un sobriquet de Jean Gottereau, un de leurs principaux chefs ; il le reçut, dit-on, en raison de la taciturnité de son caractère, ses quatre fils en héritèrent et même la guerre qu’ils firent. Son origine remonte à l’époque de la Révolution, alors que l’autorité de Louis XVI avait été abolie.

— Bah ! cela dure depuis si longtemps ?

— Hélas !

oui, les paysans de la Vendée ne comprirent point la Révolution qui de la condition de serfs les élevait à la dignité de citoyens ; les habitants du Bocage…

— Excusez, major, si je vous interromps ; mais votre mot de Bocage me fait ouvrir l’oreille. Nous aurons, paraît-il du fil à retordre dans ce pays-ci. Pif ! un coup de fusil ! Paf ! un autre… ni vu, ni connu, vous en êtes pour vos os !

— Il est vrai ! c’est leur manière de combattre, ce pays leur sert merveilleusement pour ce genre de guerre ; comme vous l’avez déjà remarqué sans doute, la disposition des lieux ne ressemble pas à celle des autres provinces de la France, pas plus que les mœurs.

— Vous avez raison. Allez donc livrer une bataille rangée par ici ! une haie à tout bout de champ, et des arbres contre la haie, à droite, à gauche, serrés l’un contre l’autre ; et puis, des routes… on ne sait jamais laquelle prendre ! c’est un vrai labyrinthe ! Nous en verrons de dures, major ! Combien parmi nous retrouveront leur vieille mère ?… Et ces chemins bourbeux en hiver, raboteux en été, creusés entre deux haies, recouverts en berceau d’arbres s’entrecroisant, en voilà des nids à Chouans ! Mais, je vous ai coupé la parole au moment où vous parliez du Bocage.

Qu’est-ce que le Bocage ?

— C’est une des deux parties de la Vendée, l’autre s’appelle le Marais ; cette dernière est une sorte de désert entrecoupé de canaux, s’étendant surtout du côté de la mer. Le Bocage est la partie fertile ; il est formé de collines, de vallées peu profondes. Il y a quelques forêts, quelques bois d’où nous pourrons bien…

— Recevoir des dragées… Ah ! c’est triste la guerre, major !

— Surtout la guerre civile ! mais, avec nos réflexions, je m’aperçois que je ne vous ai pas donné les renseignements demandés. Les paysans de la Vendée refusaient donc de se soumettre aux lois nouvelles régissant la France. Lorsqu’on destitua leurs curés qui repoussaient le serment à la Constitution, leur exaspération ne connut plus de bornes ; ils assistaient à la messe armés de fusils, de faulx, de fourches…

— Quels pèlerins !

— La mort du roi porta leur irritation à son comble. Le 10 mars 93, les jeunes gens appelés à Saint-Florent, petite ville près d’Angers, pour satisfaire à la loi militaire, se révoltèrent, maltraitèrent les gendarmes et pillèrent l’hôtel-de-ville. Ainsi commença le mouvement. En retournant chez eux, ils rencontrèrent Cathelineau, un voiturier, lequel se mit à leur tête, les menaça de la vengeance de la Convention, si bien que les autres, par peur du châtiment, sonnent le tocsin et appellent aux armes les gens de bonne volonté. On s’avance, la petite troupe grossit de plus en plus ; quelques succès encouragent les insurgés ; bientôt même, ils remportent de véritables victoires.

Des hommes de condition plus élevée se joignent à eux : Lescure, Bonchamps, d’Elbée, La Rochejaquelein, Charette et d’autres ; leur but est de se faire un passage sur deux points vers la mer ; afin de favoriser le retour des émigrés et l’appui des Anglais ; car ils voulaient à tout prix que leur roi remontât sur le trône, et ils avaient invoqué contre leur patrie le secours de l’étranger.

— Quelle honte !

— Cela précisément entretenait l’indignation des Bleus contre les Vendéens. Pauvres gens ! religieux à l’excès ou plutôt fanatiques qui combattaient, le chapelet dans une main et l’image du cœur de Jésus sur la poitrine. Des ambitieux se faisaient un instrument de leur ignorance et de leur foi aveugle.

Déjà plusieurs de leurs généraux avaient péri dans les batailles, entre autres Cathelineau élu général en chef ; mais les Vendéens étaient restés maîtres de leur pays. Les Bleus…

— Les Républicains ?…

— Oui On les appelait ainsi à cause de la couleur de leur costume.

— Et les autres, comment étaient-ils habillés ?

— Ils avaient des sabots, la veste grise, le chapeau à larges bords couvert de rubans blancs sur lesquels se lisaient des sentences catholiques ou des devises royalistes. Leurs armes étaient des fusils de chasse, des pieux, des faulx… tout ce qui pouvait servir à tuer.

— Drôles de soldats ! enfin, l’habit ne fait pas le moine.

— On voyait dans l’armée des femmes et même des enfants ; une jeune fille de treize ans était tambour dans l’armée d’Elbée.

— Sur ma vie ! je ne voudrais pas me battre contre de pareils soldats !

— Je le crois. Il y eut de part et d’autre des victoires et des défaites ; beaucoup de sang avait coulé quand Kléber fut envoyé au secours des Républicains. Il tenta de séparer les Vendéens de la mer, où venait de se montrer une flotte anglaise. Afin d’arrêter l’ennemi au passage d’un pont, il y place un officier avec quelques hom mes : « Mes amis, leur dit-il, vous vous ferez tuer ici ! »

— Ils le firent ?

— Tous. En onze jours les Vendéens sont quatre fois vaincus, leurs meilleurs généraux sont tués ; parmi eux Bonchamps qui, avant de mourir, obtient la grâce de quatre mille prisonniers près d’être fusillés par les siens.

— Très beau !

— Sa veuve trouva grâce devant le tribunal révolutionnaire de Nantes en récompense de l’acte généreux de son mari.

— Echange de bons procédés !

— Le bien attire le bien.

— Tenez, major, je vais vous dire… Bonchamps a certainement bien agi en sauvant ses ennemis ; et cependant je penche à croire que quand il avait bien battu les Bleus, il était content.

— C’est probable ! pourtant, il a prononcé ces paroles : « Nous ne devons pas prétendre à la gloire humaine, les guerres civiles n’en donnent point. »

— Après sa mort, que sont devenus les Vendéens ?

— Quatre-vingt mille Vendéens soulèvent l’Anjou, le Maine et la Bretagne, battent les Bleus et pénètrent jusqu’à Granville d’où ils espèrent communiquer avec les Anglais ; mais Granville les repousse, ils sont rejetés sur le Mans, écrasés dans cette ville et achevés dans Savenay. Ainsi finit la grande guerre.

— Mais non, puisque nous nous battons en core !

— Je veux dire la guerre en batailles rangées ; car l’insurrection ne fut pas complètement éteinte ; les colonnes infernales

— Qu’est-ce que cette diablerie ?

— Des colonnes mobiles organisées par le général Thureau pour punir par le fer et le feu ceux qui refusaient de se soumettre. La fureur des paysans était extrême, et quand les soldats républicains tombaient entre leurs mains, il n’y avait point de merci pour eux. Les Chouans les traquaient comme des bêtes féroces… ainsi qu’ils font pour nous aujourd’hui.

— C’est doux à penser.

— Ils se rassemblaient à dix, vingt, plus ou moins, et au moment où on n’y pensait pas, une décharge arrivait… Vous cherchiez ! personne ! Si par hasard vous aperceviez un paysan en train de cultiver son champ et que vous l’interrogiez, il répondait : « Nentenquet ! » mais il avait tiré avec les autres et caché son fusil dans les brous sailles. Fourrier, ayons toujours l’œil et l’oreille au guet, croyez-moi !…

— Nous l’aurons, major !

— Pendant la Révolution les royalistes comptaient sur la Bretagne et la Vendée pour une restauration ; cela ne les empêchait pas de mépriser les gens humbles et dévoués qui se faisaient tuer pour eux.

— Comment ?

— Une flotte portant des émigrés et des munitions avait mouillé dans la baie de Quiberon. Les seigneurs voyant qu’il fallait combattre avec des misérables, malpropres, tout en guenilles, en furent très humiliés ; de leur côté, les Chouans s’apercevant qu’on allait les sacrifier, firent éclater leur mécontentement. La désunion se glissa dans les rangs. Ainsi le général Hoche les vainquit complètement. Vous savez bien Hoche, appelé le Pacificateur de la Vendée ?

— Oui, mais je vous serai obligé de me rappeler pourquoi.

— Il traita les révoltés avec douceur et bonté, leur procura les moyens de réparer leurs fermes, de reprendre leurs travaux ; il fit enrôler dans les armées de la République ceux qui avaient l’habitude de la guerre, dont l’exemple et les conseils auraient pu nuire à la tranquillité du pays, si bien que peu à peu les haines se calmèrent. Charette, réduit aux abois, consentit enfin à traiter ; pour lui témoigner leur bienveillance, les représentants lui firent une entrée triomphale à Nantes. Il portait son costume de général vendéen et la cocarde tricolore ; on criait sur son passage : Vive la République ! Vive Charette !

— C’était original !

— L’effet produit fut excellent ; les autres chefs suivirent bientôt l’exemple de Charette. Malgré cette défection, le comte d’Artois pour lequel on se battait, n’avait pas perdu toute espérance. Après la grande victoire de Hoche, une nouvelle flotte portant dix mille émigrés, quatre mille Anglais et ce prince, approcha des côtes de Bretagne ; mais l’enthousiasme pour sa royale personne paraissait éteint. Hoche contenait les Bretons d’une main ferme et douce ; le futur Louis XVIII trouva prudent de s’en retourner comme il était venu, sans même débarquer.

— Et dire que tant de braves gens étaient morts pour ce pékin-là ! Pauvres malheureux ! mais comment donc a-t-on pu leur faire croire…

— L’ignorance, parbleu !

— Dites donc, major, une idée… Tiens ! qui est-ce qui remue la porte ?…

La tête d’un caporal passa par l’ouverture :

— Aux armes ! les Chouans !

Un coup strident comme un coup de fouet me frappa au bras ; une balle l’avait traversé de part en part