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CHAPITRE IX.

La mère Kakésec.

Nous avions été envoyée pour quelques jours dans le village de Kornouëf ; mon fourrier arriva et me dit :

— Major, vous qui êtes curieux des histoires du pays, venez donc ce soir où je loge, vous y entendrez des histoires tout-à-fait drôles !

— Dans quel genre ?

— Ce qu’ils appellent des nozvezious et que nous nommerions contes. On vous en dira de toutes les façons ; car la mère Kakésec a la langue bien affilée.

— J’irai, comptez sur moi.

— Alors, à ce soir !

— À ce soir.

Je me rendis à l’invitation du fourrier mon introducteur, et je pris place à la veillée.

— Salut bien ! monsieur le militaire ; il paraît que vous désirez entendre un conte de chez nous ! Vous êtes le bienvenu !

Les jeunes filles tournaient leur fuseau d’une main légère ; le bétail ruminait fermant les yeux à demi ; le chien, couché dans les jambes d’un bœuf, ronflait ; la mère Kakésec prit de nouveau la parole :

— Je vais vous dire un conte très vieux et très célèbre dans notre pays. Dans ma jeunesse, on le racontait au château de Kernadec, lorsque j’étais nourrice du jeune marquis : Le Miracle de la Cane. Attendez ! je le sais de deux façons, voulez-vous que je vous le dise comme nous parlons ou bien en rimes !

— En rimes ! crièrent d’une seule voix les jeunes Bretonnes, c’est plus beau ! surtout quand vous chantez, bonne mère !

— Bien ! mes mies, je commence, écoutez ! je me penchai à l’oreille du fourrier.

— Est-ce que tous ces gens-là comprennent le français ?

— Dans ce pays, ils sont plus civilisés qu’autre part, presque toute la jeunesse parle français ; quant aux lieux, ils connaissent les contes de la mère Kakésec par cœur et je crois qu’elle pour­rait parler chinois à son gré, elle serait comprise.

J’écoutai alors avec attention ; mais je ne pus m’empêcher de sourire en reconnaissant le fameux air de Joseph vendu par ses frères :

LE MIRACLE DE LA CANE

Écoutez que je vous die,
Sans qu’on rie,
Un vieux conte d’autrefois ;
Car, pour ouïr un miracle,
Sans obstacle,
Il faut croire, villageois !

Dans un castel triste et sombre
Et plein d’ombre,
Vivait un puissant seigneur ;
Il avait, nous dit l’histoire,
Barbe noire,
Sourcils roux et mauvais cœur.

Au plus haut d’une tourelle
Dont il cèle
La clé dans un souterrain,
Chaque nuit il se promène,
Plein de haine
Contre tout le genre humain…

— Ne voyez-vous pas, Yvonne,
Ma mignonne.
Luire quelque horrible bec ?
Ou passer la bête énorme
Près de l’orme
Au château de Kernadec ?…

Il a pris son cimeterre
Et la terre
En a frémi sous ses pas ;
Un affreux projet, il trame
Dans son âme,
Qui menace-t-il, hélas ?


C’est la jeune Nicolette,
Joliette
Comme un petit liseron,
Elle a mis sa confiance
Dès l’enfance
En Nicolas, son patron.

On entend la lourde chaîne
Que l’on traîne
Tout au fond d’un noir cachot ;
C’est là que la prisonnière
Pauvre et fière
Laisse échapper un sanglot

Elle pense à sa famille
Pauvre fille !
À son père Jean Bembro,
À sa mère Anne…, à son frère…
Peine amère !
À son vieil aïeul Caro…

Voilà que la dalle humide
Du perfide
Annonce le pas pesant ;
Les gros verrous de la porte
Sa main forte
Va pousser dans un instant.

Yvonne, vois donc, ma mie,
Je t’en prie,
S’il est un nuage blanc,
Un nuage blanc et rose
Qui se pose
Sur les rocs du Champdolent !

Nicolette, l’innocente,
Palpitante,

Cherche à fuir de sa prison ;
Pendant qu’elle désespère,
Ô mystère !
Qui surpasse la raison,

Son blanc bonnet de dentelles
Dont les ailes
Semblent celles d’un oiseau,
D’un bel oiseau qui s’agite
Et veut vite
Retourner à son ormeau.

Prend une couleur étrange
Et se change
En un fin duvet soyeux ;
Le corset de velours reste,
Et le reste
Se moire aux rayons des cieux…

Le méchant pourtant approche,
Le reproche
Et le courroux dans les yeux ;
Son falot luit sur la paille…
Il se raille
Du faible et du malheureux !

« Tu vas mourir… je t’assure,
» Créature,
» Je sais toujours me venger… »
Yvonne, vois donc, ma fille,
Ce qui brille
Au milieu du grand verger…

Soudain, un oiseau s’envole
La parole
Manque au félon chevalier.
C’est une cane sauvage,
Au plumage
D’un éclat tout singulier.


« Où donc a fui ma capture ?
» Je le jure !
» Je saurai la retrouver,
» Quand il me faudrait, de rage,
» Ce village
» Tout entier exterminer ! »

Dans sa fureur, le barbare,
Chose rare,
Vient de trouver le trépas.
La captive était en route,
Nul n’en doute,
Louant le grand Nicolas !…

On vit depuis, à l’église,
Ô surprise !
De mai, le septième jour,
Pendant des siècles sans nombre,
Sans encombre,
De la cane le retour.

Elle assistait à la messe
Où se presse
La masse des vieux Bretons,
Devant le patron qu’elle aime
Bien suprême…
Avec onze canetons…

Un de ses petits en gage,
Témoignage
D’un pieux attachement,
Elle laissait, généreuse,
Et joyeuse
S’en allait subitement.

— Regarde bien, mon Yvonne,
Si personne

N’a remué le bahut…
Ton fuseau, sur la muraille,
A la taille
Des cornes de Belzébuth !

On dit que l’eau de la Loire
Devint noire
Un jour que les protestants
Ont pris dans le sanctuaire
Et la mère
El les pauvres innocents.

On prétend qu’à la tartare
Un barbare
A mis ces êtres divins ;
Et que d’autres à la ronde,
Sans faconde,
Se versaient d’excellents vins.

Las ! depuis, plus de prodige !
Nul vestige
De ce fameux temps, hélas !…
— Ah ! mon écheveau s’emmêle,
Tiens, ma belle.
Yvonne, étends tes deux bras !…

La mère Kakésec s’arrêta, le silence régna un instant ; chacun pensait. Pour moi, je me souvins que cette légende est tellement populaire en Bretagne, que Mme de Sévigné en parle dans ses Lettres. Tous les peuples, je le remarquai, ont dans leurs traditions fabuleuses des métamorphoses d’êtres humains en animaux ou des animaux parlants ; comme j’en cherchais la raison, une jeune fileuse suspendit le cours de mes réflexions.

— Mère Kakésec, dit-elle, puisque vous voie bien en train de conter, il ne vous en coûterait pas beaucoup de nous dire une autre histoire.

— Toi, petite, on voit bien que ton nom est dans la complainte ! mais si je peux faire plaisir à la compagnie…

— Oh ! ça… tirent les assistants d’une seule voix.

— Bon ! attendez ! je prends une prise pour rafraîchir mes idées… Yvonne, fais le tour de la société avec ma tabatière, ma fille… À vos souhaits, messieurs les militaires !

Elle huma lentement sa prise et remit sa boite dans sa poche.

— Racontez-nous. « les pierres de Karnac. »

— Va pour « les pierres de Karnac ».

Chacun se posa le plus commodément possible, la vieille tourna lentement son fuseau :

« Il y avait une fois dans notre Bretagne un homme qui prêchait sans cesse à seule fin de détruire l’adoration des idoles. Beaucoup de malheureux refusaient de croire en lui ; pourtant, de temps en temps, quelques-uns se convertissaient. Les Romains, alors les maîtres, persécutaient les habitants.

» Voyant que Corneille enseignait toujours, et que de fort loin on venait pour l’écouter, des soldats furent envoyés pour s’emparer de lui et le jeter en prison.

» Ils arrivèrent sur un petit monticule du côté de Karnac, Corneille était debout, les mains étendues au-dessus de la foule, racontant des choses merveilleuses.

» Un petit enfant, dans les bras de sa mère, qui ne pouvait pas comprendre, vu son jeune âge, poussa un cri d’effroi en jetant un regard à l’horizon.

» La foule, rappelée tout à coup à la réalité, s’enfuit tout entière du même côté et força Corneille, par prudence, à prendre seul un chemin peu frayé. Où conduisait ce chemin, mes enfants ? — À la mer.

» Mais, les soldats romains l’avaient aperçu et le centurion qui les commandait leur cria dans sa langue :

« Courez donc ! arrêtéz-le ! »

» Déjà, ils gagnaient du terrain, déjà la mer houleuse faisait entendre un bruit effroyable ; le pauvre Corneille marchait d’un pas rapide ignorant qu’il courait à un abîme.

» Il voit trop tard qu’il s’est trompé de route, que faire ? Revenir sur ses pas ? Impossible ! les cruels soldats le menacent et le harcellent ; encore un instant, il est leur prisonnier. Il entend même distinctement le souffle haletant du plus agile. Alors il sent bien qu’il ne peut échapper à moins d’un miracle.

» Le Romain touche l’infortuné du doigt en criant : « Je le tiens ! » Mais Corneille s’arrête, se retourne, fixe son regard étincelant sur ses ennemis, lève un bras vers eux… c’en est fait. les voilà immobiles pour toujours : ils sont changés en pierres.

» Ce sont les pierres de Karnac.

» Et tous les ans, pendant la messe de minuit, au momentde l’élévation, elles tournent sur elles-mêmes. C’est le seul mouvement qui leur soit, resté. »

— Fameux ! dit le fourrier, en me jetant un regard malicieux. Ils ont l’air de croire que c’est arrivé, ces braves gens-là, ajouta-t-il tout bas.

— Voilà, lui répondis-je, comment la supers­tition altère et dénature les faits ; jamais on ne pourra persuader à plusieurs, ici présents, que ces pierres n’ont jamais été que du granit placé là par leurs ancêtres. Ils préfèrent le miraculeux au vrai. L’instruction seule nous montre la réalité des faits et laisse à la raison sa force et sa liberté.

À ce moment, un bonnet de police passa par la porte entrebâillée, les plus jeunes de la com­pagnie tressautèrent : les soldats romains étaient encore si près ! mais la voix dit en bon français :

— Major, voulez-vous venir ? le capitaine vous demande.

Je bouclai mon ceinturon et je me préparai à sortir. — Quoi ! vous partez ! s’écria la vieille con­teuse, peut-être, mes histoires ne vous amusent pas ?

— Au contraire, nous y trouvons beaucoup de charme ; mais l’ordre du capitaine me force à m’en aller tout de suite.

— Quel dommage ! j’avais gardé le plus beau pour la fin : la Roche-aux-Fées — n’est-ce pas, Yvonne ?

— Oh oui ! c’est si beau ce conte-là !

— Sûr et certain, et puis vrai, par-dessus !

Vous n’avez jamais vu ça de votre vie ! Près du champ-dolent, des blocs de pierres rouges… quarante-deux ! mes bons militaires… oui ! quarante-deux ! ni plus, ni moins ; je les ai comptés avec Luc mon garçon, — et soixante pieds de haut sur douze de large ! Messieurs ! quels yeux on ouvre quand on est là ! Il y a deux chambres où s’est passé quelque chose que je sais… un peu plus loin, on voit la pierre du trésor… c’est tentant ! Voyons ! vous resterez bien le temps d’entendre la pierre du trésor ?

— Impossible ! Et le capitaine ?

— Mais, rien que l’histoire de la Roche-aux-Fées… elles reviennent, messieurs, danser le soir autour des pierres rouges.

— Bonne mère, gardez-nous tous ces beaux récits pour demain J’ai bien du regret de ne pouvoir rester ; mais le devoir m’appelle et je vous souhaite une bonne nuit.

— Allons ! puisque vous le voulez absolument, à demain ! hélas ! fit-elle en hochant la tête avec mélancolie, qui peut compter sur demain ? Elle avait raison, le jour suivant, nous commencions à parcourir la Bretagne pour étouffer cette guerre civile rallumée par la duchesse de Berry et désignée sous le nom de Chouannerie.