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CHAPITRE IX.

Daniel au cousin Pierre.

« Tu me demandes, mon cher Pierrot, de te parler des mœurs et du caractère breton ; je te préviens d’avance que j’abuserai de ta patience ; mais tu ne m’en voudras pas puisque nous passerons ainsi un moment ensemble.

» Les Bretons sont d’une taille moyenne, ils sont forts et trapus. Si tu les voyais avec leurs cheveux qui n’ont jamais subi l’injure du ciseau, ni la friction salutaire du peigne, avec leur large pantalon, portant devant, de chaque côté, les armes de leur seigneur, leur veste parsemée de boutons, leur chapeau à large bord, leur démarche lourde et leur tournure épaisse, tu ne voudrais pas croire que ce sont des paysans français.

» Nulle part on n’orne les habits de semblable façon : figure-toi qu’ils prennent le chef d’une pièce d’étoffe avec les lettres rouges ou or désignant, soit le nom du fabricant, soit le nom de la ville de fabrique, pour en enjoliver les corsages et les vestes.

» Comme ils ne savent pas lire, ils n’y voient que des dessins charmants et ils sont ravis quand cela étincelle au soleil.

» Toi qui n’as pas de livres sous la main tu seras content, mon cher camarade, d’apprendre que la Bretagne forme aujourd’hui les cinq départements d’Ille-et-Vilaine, de la Loire-Inférieure, des Côtes-du-Nord, du Finistère et du Morbihan. J’habite Lorient en ce moment, cette ville fait partie du dernier de ces départements dont il est une sous-préfecture.

» Pendant que je suis en train de te parler un peu géographie, ne cherche pas quels en sont les ports maritimes principaux ; je te les nomme immédiatement : Lorient, Port-Louis, Auray et Vannes.

» Je connais assez ton désir de t’instruire pour te dire, sans attendre aucune question, d’où vient le nom de Morbihan. C’est d’un golfe assez étendu, appelé par les’Armoricains Mor-Bihan, petite mer.

» Tu ne te lasses pas de m’interroger, n’est-ce pas ? Patience ! Pas tant de demandes à la fois ! On reproche aux Bretons leur tenacité extraordinaire, un manque de propreté poussé à des proportions effrayantes chez les paysans, d’où résultent certaines maladies de peau très communes ; mais leur loyauté est proverbiale : Parole de Breton vaut or. Un serrement de main équivaut pour eux au contrat le plus irrévocable.

» Ils aiment leur pays d’un attachement sans égal, au point de mourir de chagrin s’ils le quittent. J’ai de ceci, mon cher Pierrot, des preuves plein les mains, je ne t’en citerai qu’une.

» Il y a quelques mois, un jeune conscrit entrait au régiment, il ne savait pas un mot de français ; les autres s’amusaient continuellement à lui parler, ce à quoi le pauvre Yvon répondait toujours les larmes aux yeux :

» Nentenquet !

» Je ne comprends pas !

» Les camarades riaient à gorge déployée et lui répétaient sans cesse en se moquant

» Nentenquet ! »

» Le pauvre garçon ne mangeait plus, ne dormait plus, ne parlait plus, n’avait ni force ni courage et pleurait en regardant dans la direction de son village.

» Le docteur l’envoya à l’hôpital, quand il y eut séjourné quelque temps, aucune amélioration ne se faisant sentir, le docteur alla près de lui, et lui dit dans sa langue :

— » Yvon, pourquoi ne veux-tu pas guérir ? Quel est ton chagrin ?

» Yvon soupira : Le pays !

— » Ecoute, si tu vas mieux demain, tu partiras.

— « En congé ?

» Son teint s’anima.

— » En congé.

— » Mon Yvon se met alors à sauter, à danser, à rire comme un fou ; il entonne le chant national des Bretons. Le lendemain, il se portait parfaitement bien ; il retourna chez lui et n’eut plus jamais d’atteinte de son mal.

» Quand les nouvelles recrues arrivent, tu comprends combien on a de peine à les acclimater, à les instruire militairement, à les former ; mais ensuite, quels soldats propres, soigneux-et braves, ne bronchant jamais au feu !

» S’ils sont plusieurs ensemble, ils chantent l’air bizarre du pauvre Yvon, ce chant a quelque chose d’étrange, de sauvage qui nous reporte à des temps inconnus.

» Généralement, ils n’entendent pas un mot de français, nous sommes obligés d’employer certains moyens spéciaux pour leur faire exécuter les mouvements disciplinaires ; par exemple, pour leur apprendre à marcher au pas, on attache sur le pied gauche un morceau de pain, sur l’autre un peu de viande et l’on commande :

» Kick ! barra ! Kick ! barra !

» Pain ! viande !

» Et ils marchent comme un seul homme.

» Ne te fie pas, mon Pierre, à l’orthographe que je te donne de ces deux mots ; je n’ai aucune notion de la grammaire brezounecque et je t’écris cela comme on le prononce.

» Lorsque ces braves Bretons commencent à parler notre langue, ils amusent leurs camarades ; car ils mettent tout au masculin, n’ayant point dans la leur de genres différents. Je te parle de cela parce que dans ta dernière lettre tu m’as dit que tu t’occupais à lire la grammaire.

» Pour eux, les verbes n’ont qu’une même terminaison et on en distingue la personne par le pronom qui l’accompagne.

» Tu vois, c’est bien moins compliqué que chez nous.

» Devine quel est l’objet qui excite le plus leur envie ? — Une montre, mon cher. — La première condition posée par un remplaçant, c’est qu’on lui donnera une montre d’argent. La posséder est une joie d’enfant. Je connais dans le faubourg de Kerentreck un grand gars bien taillé, solide comme un pont neuf, engagé, rien que pour cela et cent francs comptant, destinés à sa vieille mère.

» Je ne t’ai encore rien dit du pays, tu serais fâché, j’en suis sûr, d’ignorer ce que je peux si facilement t’apprendre.

» Connais-tu les dunes, toi ? c’est-à-dire de grandes masses de sable ayant des mouvements comme les vagues de la mer ; en Bourgogne, il n’en existe pas ; en Bretagne, c’est commun ; parfois elles ont produit des événements terribles. Un bourg fut englouti par les sables de l’Océan.

» Au siècle dernier, des montagnes de sable, poussées par le vent, s’étaient accumulées sur le rivage ; elles envahirent par degré le territoire de la commune d’Escoublac. Bientôt les maisons disparurent, puis l’église ; la flèche du clocher se vit longtemps, elle finit aussi par disparaître complètement. Les habitants, comme tu penses, n’attendirent pas au dernier moment pour bâtir un nouveau bourg à quelque distance de l’ancien.

»Puisque je te parle de phénomènes naturels, je n’oublierai pas, mon cher Pierrot, de te signaler les marais flottants appelés plaines de Mazerolles.

» Pour aller pâturer dans ces plaines, flottant sur la rivière d’Erdre, il faut que les troupeaux y abordent à la nage : car elles forment une île ; après y avoir passé la journée, les animaux recommencent leur voyage nautique pour regagner la terre ferme et passer la nuit à la métairie.

» Certainement tu n’as jamais fait pâturer ton bétail dans de telles conditions, et je crois, mon ami, que tu ne le regrettes pas, bien que la chose soit originale.

» Mon admiration pour la nature m’oblige à te mentionner le figuier de Roscoff, dans le Finistère, en réputation dans toute la contrée, juge s’il la mérite : sa circonférence est d’un mètre cinquante-six et ses branches, d’une extrémité à l’autre de l’arbre, mesurent cent mètres. Six cents personnes assure-t-on peuvent facilement dîner à son ombre.

» Je t’en citerais bien un autre dans le tronc duquel on a creusé des marches et fait un autel.

» As-tu remarqué, mon cher camarade, qu’une image fait souvent naître en notre esprit l’image contraire ? Je te parle d’autel : voici que je pense au diable.

» Je t’ai déjà dit que les Bretons sont des cœurs si naïfs et si crédules, qu’un grand nombre de croyances étonnantes et de superstitions étranges ont cours chez eux.

» Leurs légendes ressemblent à des contes où les saints et les saintes du catholicisme remplissent le róle de fées ou de génies.

» Tu sais combien le parrain a travaillé pour nous préserver de ces folies si répandues dans les campagnes et dans les villes. Quelle tâche il pourrait entreprendre, s’il était ici !

» J’ai l’air de m’éloigner du diable, et je te mène à lui tout droit : Imagine-toi que le paysan breton laisse toujours une partie de son champ inculte, ainsi que l’ont fait ses pères.

» Demande-lui pourquoi, il te répondra :

« C’est la part du diable, il n’y faut pas toucher. »

» Car le pauvre homme craint que messire Satan pour se venger d’un oubli, vienne, par une nuit noire, danser avec ses compagnons infernaux dans le champ, et détruire la moisson, fruit de ses longs et pénibles labeurs.

» Mais, rentrons si tu veux, dans le domaine des choses terrestres, visitons le curieux phare du Croisic.

» Il est situé à deux lieues en mer sur un roc appelé le plateau du four.

» La tour a 18 m. 47 cent. d’élération. Vois quelle vaste étendue de tous côtés ! Une profonde impression vous saisit : la mer… la mer… la mer partout !

» Au premier étage, ce sont les magasins, au second, l’appartement des guetteurs.

» Dans cette tour isolée au milieu des flot : vivent deux hommes chargés d’entretenir un feu qui ne doit jamais s’éteindre. Combien de vies humaines sont attachées à ce soleil de la nuit ?

Un moment d’absence, un instant de sommeil et des désastres irréparables peuvent avoir lieu.

» Ces deux gardiens se relèvent de leurs fonc­tions, de leur veille, tour à tour ; privés de la compagnie de leurs semblables dont ils sont le salut, ils n’ont pour témoins de leurs pensées et de leurs actes que la mer immense.

» Tous les huit jours, on leur apporte de la nourriture ; mais, il faut, pour que ce voyage puisse s’effectuer, un temps favorable. » Quelquefois, pendant la mauvaise saison, ils restent des semaines entières sans voir un être vivant.

» Ah ! mon Pierrot ! mieux vaut cent fois mener ses bêtes au pâturage, ou comme moi,

porter le fusil sur l’épaule !

» Pourtant, ceux qui vivent dans un si profond isolement, doivent avoir une certaine supe­riorité et se trouver au-dessus des préjugés vulgaires, livrés sans cesse à leurs pensées et au contact des grandes choses.

» As-tu entendu parler de ces célèbres pardons de Bretagne ? Serais-tu fâché si un témoin oculaire t’en entretenait quelque peu ?

» Leur origine est dans la superstition sécu­laire des Bretons.

» J’ai lu que le culte des fontaines avait duré longtemps après l’extinction du paganisme. Les prêtres catholiques avait beau prêcher, les braves Bretons confondaient les divinités de leurs pères et les saints de la religion nouvelle ; après avoir assisté dévotement à la messe, ils allaient faire des vœux à quelque fée protectrice d’une source.

» On dirigea cette piété qu’on ne pouvait détruire ; des chapelles et des églises furent construites aux lieux mêmes des anciens pèlerinages : pour donner plus d’attrait, on établit à certains jours des fêtes pieuses appelées pardons. Chaque saint eut une spécialité ; l’un s’occupait exclu­sivement des animaux, l’autre guérissait la fièvre ; celui-ci les clous ; celui-là les maladies de peau, et chacun devine quelle clientèle nombreuse avait ce dernier. Le plus renommé de tous ces pardons est celui de Sainte-Anne-d’Auray.

» Avec le temps, on joignit aux prières des jeux et des divertissements de toutes sortes, voire même des danses au son du biniou.

» Ce furent de véritables fêtes telles que dans nos campagnes, mêlant pourtant le profane au sacré.

» Dans les mœurs bretonnes, je dois te signaler ceci, que tu ne verras pas chez, nous : des courses de chevaux auxquelles les femmes sont admises.

» Si tu voyais ces cavalières ôter leurs coiffes, ceindre leur tête d’un ruban rouge pour retenir leurs cheveux, et monter à cru, au risque de faire le saut périlleux, tu ne pourrais retenir un éclat de rire. Parfois cependant elles remportent le prix : un mouton ou un bœuf dont les fermiers cotisés ont fait les frais.

» Pendant que j’y suis, je vais te raconter une prouesse faite par des femmes : Dans l’île de Groix, vivait jadis toute une population de pêcheurs ; pendant qu’ils tentaient au loin la fortune en jetant leurs filets, les Anglais, souhaitant s’emparer de cette île, voulurent profiter de l’absence des hommes pour mettre leur projet à exécution.

» Ils avaient compté sans le courage des femmes. Elles se revêtent d’habits rouges et bleus que l’ennemi peut apercevoir, et les voilà, allant et venant ; marchant, de manière à faire croire à des manœuvres militaires.

» Les Anglais, persuadés que cela avait lieu, en effet et croyant ces troupes envoyées pour défendre l’île, se retirèrent sans tenter l’abordage.

» N’as-tu pas remarqué comme moi, mon cher Pierrot, combien la nature humaine a d’étranges contradictions ? Considère plutôt le paysan breton, si hospitalier ; il professe un mépris profond pour les gens exerçant certains métiers, par exemple, ceux d’équarrisseur et de cordier. Ils sont désignés sous le nom de caqueux, on les regarde comme des impurs ; ce sont les parias de la Bre­tagne. De toutes les façons et par tous les moyens, on leur témoigne le dédain que l’on ressent pour eux ; et on les traite avec une dureté, partage ordinaire des êtres dégradés.

» On prétend que ces caqueux descendent des Alains vaincus autrefois par les Bretons.

» Ainsi, mon ami, les bons et les mauvais sentiments se transmettent de génération en génération ; c’est pour cela que je crois chacun de nous obligé de se perfectionner, parce que c’est travailler pour l’humanité future.

» Mon cher Pierrot, je m’arrête, donne-moi bientôt des nouvelles de mon vieux parrain et de la bonne Mathurine. Va porter ma lettre chez nous, tu feras plaisir à mes parents. Dis-leur que je me porte bien. Je leur envoie quelques pré­sents avec un livre instructif et amusant dont tu leur feras la lecture le soir. Allons, mon vieux camarade, donnons-nous une fraternelle poignée demain et restons toujours dévoués l’un à l’autre.

» Ton ami,
» Daniel. »