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CHAPITRE VIII.

Pleine Bretagne.

Enfin, voici Lorient ! Je pourrai reprendre mes études interrompues par les voyages, mes habitudes régulières et connaître un des plus curieux pays de France ; car les mœurs et les coutumes bretonnes ne ressemblent en rien à celles des autres départements.

L’originalité n’en sera détruite que quand la facilité des communications permettra aux éléments civilisateurs d’y pénétrer.

Des détachements devaient être envoyés sar différents points de la Bretagne, j’en ferais certainement partie ; ainsi, je pourrais vérifier l’exactitude des récits que j’avais lus et voir de mes yeux ces fameux monuments qui remontent à une haute antiquité.

Je m’empressai d’acquérir des connaissances générales sur cette vieille province, me promettant de causer avec les gens du pays, persuadé que je recueillerais des renseignements précieux.

J’étais dans ma chambre, étudiant avec une attention profonde, lorsqu’une voix m’interrompit.

— Major, vous devez en savoir long vous qui avez toujours la tête dans des livres !

— Heu ! on ne sait jamais grand’chose, je le crains.

— C’est égal ! vous êtes toujours plus savant que nous.

Je me retournai, plusieurs caporaux étaient là derrière mon fourrier.

— Major, je vous demanderais quelque chose si cela ne vous contrariait pas.

— Qu’y a-t-il ?

— Nous sommes dans un pays… tout drôle… Les braves garçons que voici et moi, nous venons savoir si, par hasard, vos livres n’en parleraient pas.

— Je peux vous les prêter, voyez vous-mêmes. — Non, major, les livres, vous comprenez, ça n’en finit pas… et puis, on saute une page on est dérangé, on…

— Je vois ! vous désirez que je vous raconte ce que je sais sur la Bretagne ?

— Justement.

— Eh bien ! asseyez-vous, et commençons tout de suite :

Le pays que nous appelons Bretagne portait jadis le nom d’Armorique, mot celtique signifiant : habitants près de la mer.

Différentes peuplades y vivaient ayant toutes leurs villes capitales :

Les Rhedones avaient Rennes ;

Les Namnetes, Nantes ;

Les Curiosolites, Corseuil près de Dinan ;

Les Venètes, Vannes, dont une colonie alla, dit on, fonder Venise.

Jules César en fit la conquête malgré la résistance de tous les Armoricains réunis et exerça sur les vaincus de grandes cruautés.

À la fin du IIIe siècle des guerres terribles désolèrent la Grande-Bretagne, aujourd’hui l’Angleterre, un grand nombre de familles préférèrent l’exil à la vue de la patrie dévastée, ensanglantée, ruinée ; elles cherchèrent un refuge chez leurs voisins les Armoricains.

Constance Chlore était alors empereur, donna aux émigrés des terres à cultiver ; ceux-ci vécurent en frères avec les habitants de leur nouvelle patrie.

Plus tard, à différentes époques, d’autres colonies de Bretons quittèrent leur île pour s’établir comme leurs ancêtres dans l’Armorique ; comme eux, ils s’allièrent avec les naturels du pays et se fondirent dans la population.

Afin que le souvenir de leur origine ne se perdit pas, ou mus par un sentiment patriotique, ils donnèrent à l’Armorique le nom de Bretagne qui lui est resté.

Quand l’autorité romaine fut tombée dans la Grande-Bretagne, les Armoricains reconquirent leur liberté et se formèrent en république. On sait peu de chose de leur histoire à cette époque. Ils eurent ensuite des souverains appelés rois, ducs ou comtes, le nom de plusieurs a demeuré. L’un d’eux, Jean IV, fonda l’ordre de chevalerie l’Hermine ; il était fils de l’héroïque Jeanne de Flandre et vainquit Charles de Blois qui lui disputait la Bretagne.

— Qu’a-t-elle donc fait de si merveilleux cette femme, major ?

— Les armes à la main, elle défendit les droits de son mari et de son enfant avec tant de vaillance que l’histoire la regarde comme ayant « ceur d’homme et courage de lion. » Quant à l’ordre de l’hermine, il avait ceci de particulier que les femmes pouvaient en faire partie ; elles prenaient le titre de Chevaleresse.

— Sans plaisanterie, major ?

— Très sérieusement. Après avoir eu pendant une longue suite de siècles des souverains nationaux, la Bretagne fut réunie à la France par le mariage de la duchesse Anne avec Louis XII ; leur fille ainée, Claude, épousa le duc d’Angoulême, plus tard, François Ier, et lui apporta cette belle province en dot ; enfin, en 1532, elle fut irrévocablement incorporée à la France.

— Alors, pourquoi les Bretons n’ont-ils pas appris le français depuis ce temps-là ? — Parce que de père en fils ils se sont transmis l’ancienne langue des Celtes, leurs ancêtres, je dis langue avec intention ; car le bas-breton n’est pas un patois ; mais une lang te véritable avec une grammaire et une syntaxe.

— On apprend tous les jours du nouveau !

Et comment s’appelle cette langue ?

— Le Brezounecq, ceux qui le parlent sont considérés comme les vrais Bretons, on les nomme Bretons-bretonnants.

— Comment done ferons-nous pour bretonner avec ces bretonnants-là, nous autres qui avons sans cesse affaire à eux ?

— Vous trouverez toujours quelqu’un pour vous répondre en français quand ce ne serait que le recteur ; heureusement, depuis la Révolution ils ont fait des progrès ; auparavant, dans une paroisse, vous n’auriez pas trouvé quatre personnes capables de le parler.

— On m’a assuré que nous verrions ici des choses bien singulières.

— En effet ! il y a dans cette vieille Bretagne des traditions et des usages bien étranges ; on y trouve des monuments bizarres.

— On dit que ça remonte à des temps…

— À l’époque des Druides, croit-on. Dans le Morbihan où nous sommes, il y en a par milliers. Pour les distinguer entre eux, des noms différents leur ont été donnés.

— Dites-nous cela, major, c’est intéressant !

— Volontiers. Les menhirs sont des pierres levées. On prétend qu’elles étaient consacrées au soleil ; que ceux alignés de façon à former des lignes parallèles étaient des enceintes destinées aux assemblées publiques et religieuses.

Les dolmens sont des pierres posées, en forme de tables, sur d’autres pierres.

Les roulers, des pierres branlantes.

Les cromlecks, des menhirs disposés en cercle.

Les galgals, un amoncellement de cailloux sans mélange de terre et sans ciment ; ils ont la forme d’un cône et sont aussi élevés que les plus grands tumulus.

Les lichavens sont deux pierres verticales couvertes par une troisième.

Les pierres percées avaient la vertu de guérir la migraine ; il s’agissait tout simplement d’introduire sa tête dans l’ouverture pour obtenir ce résultat.

Près des menhirs, dans les tumulus ou les dolmens, on trouve souvent des haches que les paysans emmanchent ainsi que faisaient les Celtes. Ils fendaient une jeune branche, plaçaient la hache dans la fente, la branche, en grossissant, serrait fortement ; on la coupait et l’instrument était d’une solidité à toute épreuve.

— Pas maladroit ! tout de même, pour des sauvages ! Les hommes anciens étaient encore plus fins que nous ne nous le figurons.

— Oui, et bie des choses ne sont pas si nouvelles qu’on se l’imagine. Ainsi, près de Dinan, on a trouvé dans un tombeau du verre à vitres ; et même, ce qui est très curieux, une sorte de pipe en terre rouge.

— Bah ! que pouvaient-ils fumer là-dedans !

— Des plantes aromatiques.

— Sans doute, comme leurs pareils d’Amérique.

— Parmi les monuments anciens, on trouve encore les ruines de deux villes fameuses autrefois, celle de Corseuil et celle de Rhéginea, port romain, près de Lamballe. Le temple de Lanleff, objet de nombreuses controverses, est un des édifices remarqués dans les Côtes-du-Nord ; les uns le regardent comme un temple armoricain ; les autres comme un temple dédié au soleil, construit par les Romains ; pour plusieurs, c’est un hôpital destiné aux pèlerins revenant de Jérusalem, ou une église bâtie par les Templiers ou un baptistère des premiers chrétiens ou…

— Le vrai de tout cela, major ?

— Oh ! je ne me permets pas de trancher une telle question ! je vous expose simplement les opinions émises au sujet de ce temple. Dans la forêt de Fougères, on voit de grands souterrains nommés les Celliers de Loudéan ; ils furent construits

en 1173 par Raoul, seigneur du pays qui

voulait y enfouir ses trésors pour les dérober à Henri II d’Angleterre, son ennemi.

Il paraît qu’on n’employa pas toute la célérité nécessaire, car le butin fut conquis.

— C’était désagréable !

— Au moins. J’aurais encore bien des monuments, des édifices et des constructions anciennes à vous citer ; mais je veux ne vous entretenir que des plus connus et je me garderai d’oublier Locmariaker et les pierres de Karnac.

— Comment dites-vous ! Loc…

— Locmariaker, petite ville à quelques lieues de Lorient dont le nom et l’origine ont été le sujet de longues discussions.

Des monuments de Locmariaker, les uns sont celtiques, les autres romains.

Parmi les monuments celtiques, un tumulus formé de cendres amoncelées, de charbon et d’ossements calcinés, attire l’attention. Là, sans doute, quelque terrible drame eut lieu, des sacrifices humains furent offerts à d’horribles divinités. Dans le même endroit existe un des plus grands dolmens du département : la table de César ; sur sa face inférieure sont gravés des signes étranges dont jusqu’à présent on ignore la signification.

Non loin de Locmariaker est Karnac célèbre par un monument druidique d’une grande importance, et placé au bord de la mer.

— Major, dit l’un des caporaux, puisque nous sommes sur le chapitre des antiquités, si je vous contais quelque chose en passant ?…

— Certainement.

— C’était chez nous. Il y avait, pour lors, un vieux savant qui cherchait toujours midi à quatorze heures, à seule fin de trouver du nouveau. Voilà qu’un jour il part en voyage avec l’idée de ne pas revenir bredouille par rapport à la science. Il avait beau examiner les grosses pierres pour voir s’il n’y apercevrait pas de l’écriture des anciens, rien ! rien de rien ! Ah ! s’il était furieux !… Un beau jour, sortant de son hôtel, il va comme à l’ordinaire se promener dans la campagne, toujours cherchant, toujours furetant. Comme il allait s’arracher une poignée de cheveux, il trébuche…, une borne qui se trouvait là en plein champ le retient à moitié dans sa chute ; ses mains s’y attachent. Ô bonheur ! elles ont senti une plaque ressemblant à du bois vermoulu.

Qu’est-ce ? murmure-t-il, en frottant ses genoux, voici parbleu ! une bonne aubaine ! cette borne a une apparence fort antique : ce grain… cette couleur… cette mousse…

Que vois-je ? Une inscription !… Je ne comprends pas : ce doit être très remarquable. Terre et Cieux ! j’aurais fait une découverte !!!


Que vois-je ? Une inscription…

Avec soin, il ajuste ses grandes lunettes. Serait-ce quelque inscription druidique ? gaélique ? gothique ? apocalyptique ?… Dans tous les cas, elle est unique ; car je n’en ouïs jamais parler en linguistique. Sur ce, copions textuellement la sus-dite inscription ; prenons-en le fac-simile.

LIM
ITESDE
LOCT
ROI

De quel Roi peut-il être question ? Non ! mes connaissances scientifiques ne me trompent pas ; c’est d’un roi très ancien… extrêmement ancien… étonnamment ancien ! — antédiluvien peut-être. Ô Fortune ! si j’avais mis la main sur un roi antédiluvien ! an-té-di-lu-vien, dis-je… En faisant des fouilles au pied de cette remarquable inscription, car elle est remarquable — du moins, elle doit l’être puisque je n’y comprends rien… en faisant des fouilles… alors, quelle gloire ! je serai le maître, le roi, le dieu des antiquaires… mon nom passe à la postérité… je… peux dès maintenant dormir sur mes lauriers !

Victorieux, mon savant retourne dans son Landerneau. On n’eut pas besoin de carillonner pour annoncer son arrivée. Tous les confrères enfourchent leurs lunettes, s’en vont au galop prendre copie du fac-simile ; puis, la tête dans les mains, méditent chacun de leur côté disant :

« Qu’est-ce que ce fameux roi Loct ? Ce nom n’est ni gallois, ni breton, ni alain, ni romain, ni tartare, ni chinois… je penche pour le roi antédiluvien. »

— Des fouilles ! des fouilles ! réclamèrent-ils en chœur.

Mon savant se frottait les mains. Or, il avait un petit-fils qui allait à l’école et épelait passablement.

Mon garçon, en l’absence du grand-père, s’introduit dans son cabinet, grimpe sur son fauteuil, s’y assied gravement, met les grandes lunettes… mais, comme elles lui bouchent la vue, il les relève sur son front. Juste ! il se trouve en face de la fameuse inscription ! Il en avait tant entendu parler que, ma foi, il fait comme les autres, il essaie de la déchiffrer.

Le grand-papa ouvre la porte.

— Que fais-tu là, terrible enfant ?

— Je lis, grand-père.

— Tu lis, malheureux… Toucher à une chose si précieuse ! Sors d’ici !

— Ça ne fait rien, j’ai tout de même lu !

Et le bambin, sautant sur un pied, s’en va assemblant les syllabes comme il faisait à l’école.

L.i. — Li. m. i. — mi limi ; t.e.s.-te li-mi-tes

        d.e — de

L.o.c.t. — Loct. — R.o.i. roi L’octroi

        Li-mi-tes-de-L’oc-troi…

Le savant s’approche, regarde l’inscription, ouvre des yeux effarés, pousse un cri et tombe inanimé.

Maintenant, major, sans vous commander, qu’est-ce que les pierres de Karnac ?

— C’est un monument composé de plus de cinq mille pierres granitiques disposées en onze rangées taillées en forme d’obélisques reposant sur leur pointe. Elles représentent des allées perpendiculaires à la côte. Au bout de chaque allée, deux pierres en supportent une autre transversalement.

— Dans quel but de tels monuments ont-ils pu être faits ?

— On n’a aucune donnée certaine. Ils avaient probablement quelque destination religieuse ou politique ; mais laissons les monuments anciens pour nous occuper de l’obélisque des Trente, près de Ploërmel, dont on connait parfaitement l’origine.

En 1351, le sire de Beaumanoir, indigné des pilleries et des ravages exercés par les Anglais, partisans de Jean de Montfort, en fit d’amers reproches à leur chef Bembro. Après des bravades et des défis, il fut convenu qu’on se trouverait trente contre trente au chêne de Mi-voie. Les Bretons déployèrent dans ce combat une vaillance inouïe, ils finirent par avoir le dessus. Un monument fut érigé dans ce lieu pour perpétuer la mémoire de ce fait d’armes ; ayant été détruit, on en éleva un autre qui portait ces mots.

« Ici, le 27 mars, 1351, trente Bretons, dont les noms suivent, combattirent pour la défense du pauvre, du laboureur, de l’artisan et vainquirent des étrangers que de funestes divisions avaient amenés sur le sol de la Patrie.

» Postérité bretonne, imitez vos ancêtres. »

— C’est beau !

— Vous avez entendu parler du château des Rochers, près Vitré, il a été longtemps habité par Mme de Sévigné ; on montre encore le cabinet où elle écrivait à sa fille ces lettres qui ont fait sa réputation.

À quelque distance est le château non moins célèbre de la Verrière dont le maître fut Gille de Retz, plus connu sous le nom de Barbe-Bleue. Une petite salle tapissée de lierre s’y voit encore, sept arbres verts y ont été plantés, dit-on, en souvenir de ses victimes.

— On prétend qu’on nous enverra faire un tour à Brest.

— Alors, je vous laisse le plaisir d’admirer sa superbe rade, assez spacieuse pour contenir toute la marine du monde. Les descriptions sont utiles seulement pour ceux qui ne peuvent voir de leurs yeux.

— Vous n’avez plus rien de curieux à nous dire sur la Bretagne ?

— Je pourrais, mes amis, raconter jusqu’à demain, vous parler par exemple, des rochers de Penmarch battus par la mer dont l’aspect est si saisissant, qu’après avoir vu les choses les plus émouvantes, on en est cependant tout remué ; de toutes sortes de vieux manoirs féodaux, d’édifices anciens, de la cathédrale de Nantes qui remonte à une époque reculée.

« L’an mil quatre cent trente-quatre,
» À my-avril, sans moult rabattre,
» Au portail de cette église
» Fut la première pierre assise. »

Là, est le magnifique mausolée que la reine Anne fit construire pour son père, François II, dernier duc de Bretagne.

Il fut ouvert le 16 octobre 1727, deux siècles après que les derniers souverains de la Bretagne y avaient été inhumés, on trouva entre deux cercueils une boite d’or contenant un peu de cendres ; on y lisait :

En ce petit vaisseau de fin or pur et munde
Repose un plus grand cœur que oncques dame n’eut au monde
Anne fut le nom d’elle, en France, deux fois Royne,
Duchesse des Bretons royale et souveraine…

Dispensez-moi du reste, je ne me souviens plus !

— On ne peut avoir de meilleure excuse.

— Il est tard ; mais je peux d’un mot vous donner une idée de Nantes rien que par cette parole de Henri IV à la vue du château « Ventre-saint-gris ! les ducs de Bretagne ne sont pas de petits compagnons ! »

— Suffit ! major, nous sommes satisfaits, bonsoir ! et merci pour les camarades et pour moi !