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CHAPITRE VII.

Premiers pas en Bretagne.

Après avoir traversé le Calvados, nous nous trouvions en pleine Bretagne ; mais il fallait encore parcourir une grande distance avant d’arriver au terme désigné.

On prétendait autour de moi que les mœurs des Bretons ne ressemblaient pas aux nôtres, que c’était, pour ainsi dire, un peuple à part, et qu’à la campagne, les gens parlaient entre eux une langue particulière.

Avec quel plaisir nous voyions la route se dérouler derrière nous comme un long ruban, et les toits fumants apparaître à l’horizon. On allait donc enfin se reposer, se délasser, s’arrêter un jour entier ; d’avance on jouissait des charmes promis par cet espoir.

Enfin, nous mettons le pied sur cette terre bretonne, objet de tant de commentaires, pour séjourner au petit village de Kervréhan. Les billets de logement distribués aux hommes et mes fonctions remplies, je me dirigeai vers l’habitation que je m’étais réservée.

L’aspect du village était repoussant de malpropreté ; les maisons me parurent dignes d’abriter d’autres êtres que des créatures humaines ; néanmoins, je me mis à la recherche de mon hôte, ayant absolument besoin d’un abri, quel qu’il fût, après les longues fatigues de la route.

J’interpellai plusieurs des braves gens passant près de moi :

— Hé ! l’ami, où donc est la maison du père Kerkillac ?

Le bon paysan secoua la tête de droite à gauche.

— Nentenquet ! répondit-il.

Je réitrai ma question : Où donc est la maison du…

— Nentenquet !

Voyant qu’il n’y avait aucun renseignement à tirer du bonhomme, je continuai mon chemin.

Une vieille femme vint vers moi :

— Bonne mère, où demeure le père Kerkillac ?

— Nentenquet ! fit-elle en levant les épaules.

— Ah ! ça, me dis-je, c’est curieux ! ne pourrais-je pas arriver à mon logement ? Avec leur sempiternel « nentenquet » que devenir ? un gros garçon joufflu m’interrompit en se heurtant à moi au tournant d’une maison ; à la vue de l’uniforme militaire, il parut saisi d’admiration.

Voici mon affaire, pensai-je, le gamin va me conduire.

— Dis donc, petit, tu connais la maison du père Kerkillac ? L’enfant me regarda ébahi, ouvrit les yeux, ouvrit la bouche et resta muet.

— Parle donc !

— Nentenquet, dit-il doucement avec un geste négatif.

Je contins un mouvement d’impatience et je marchai à l’aventure dans le village, cherchant à droite et à gauche. J’arrivai bientôt devant un énorme tas de fumier bouchant aux trois quarts une porte basse. Un bonnet de coton et une fourche apparaissaient par intermittence au-dessus, du côté de ce que je présumai être l’écurie.

Je profitai du moment où le bonnet se montrait pour crier :

— Brave homme ! dites-moi, je vous prie, où demeure le pere Kerkillac ?

Je tremblais d’entendre encore le fameux « nentenquet » car je mourais de faim quand la houppe du bonnet sembla s’émouvoir, elle şe haussa et une figure humaine fixa ses yeux sur ma personne.

— Ici, répondit l’homme.

— Enfin !… Et par où entre-t-on ?

— Par ici !

— Comment ?…

— Passez par dessus le tas.

— Mais, c’est dans la maison que je veux aller.

— C’est pour ça ! comme je vous dis…

Je crus qu’il ne comprenait pas bien ; à tout hasard, je montai sur le tas de fumier et je sautai dans l’intérieur. J’étais en effet dans la maison ; mais quelle étrange maison !

Figurez-vous un grand espace sombre, enfumé, éclairé par une ouverture d’environ cinquante centimètres carrés ; au milieu, une claie formait une séparation ; l’un des côtés était destiné à la famille, l’autre servait de gite aux animaux.

Un bahut et une table entourée de bancs composaient le mobilier de cette demeure sordide. Ne voyant pas de lit, l’inquiétude me prit. Mon regard interrogea les coins obscurs sans en trouver l’apparence. Le maître de la maison apporta un pichet de cidre sur la table, versa, but et m’offrit son verre. Je me serais bien passé de cette politesse locale, obligatoire envers tout étranger ; mais je fis contre fortune bon cœur, je fermai les yeux pour oublier les maculations graisseuses du vase. Il m’annonça que le souper allait se préparer pendant que nous causerions de choses et d’autres ; car celui-là savait parler français, chose rare alors pour un paysan breton.

La famille au complet, la mère se mit en devoir de préparer le repas.

Elle jeta dans la chaudière une grande quantité de lait caillé, coupa de la galette de sarrazin dans une écuelle, et lorsque le contenu de la chaudière fut bouillant, elle le versa dessus.

Mon estomac, bien que fait à la cuisine militaire, se révolta à l’odeur aigrelette de ce mets, aussi, je me résignai à ne point souper plutôt que d’y toucher ; la malpropreté des trous creusés dans la table, servant de gamelles m’affermit dans ma résolution. Cependant tous les convives mangeaient avec appétit pendant que de l’autre côté de la claie, je voyais les vaches nourricières ruminer paisiblement et qu’un gros porc, allant et venant en liberté autour de nous, sollicitait par ses grognements la générosité de chacun.

Quand tout le monde fut rassasié, la maîtresse du logis se leva et fit glisser dans leurs rainures deux portes que je n’avais pas remarquées.

— Maintenant, dit le mari, vous pouvez vous coucher.

— Me coucher… ah ! je ne demande pas mieux ; je suis exténué ! conduisez-moi, je vous prie, à mon lit !

C’est là qu’on dort, dit la femme, me désignant l’armoire béante.

— Comment là ? dans cette armoire ?

— Sans doute, avec nous !

Je regardai avec effroi trois compartiments superposés représentant trois lits ; des bottes de paille formaient une couche épaisse, des peaux de chèvre servaient de couvertures.

C’est dans la seconde case qu’on me nichait.

Un souffle éteignit la lampe fumeuse, je me mis en mesure de gagner mon étage. Lorsque chacun fut placé, les portes se refermèrent. Torturé par une faim épouvantable et par une quantité innombrable d’insectes connus et inconnus, je ne pus fermer l’œil de la nuit ; au point du jour, entendant ronfler mes voisins, bêtes et gens, je descendis avec précaution, je tirai le loquet de la porte et je m’enfuis à la hâte pour demander aux camarades des vivres ; et à l’espace, de l’air.

Le clairon sonna. Accablé de fatigue, je fus obligé de me remettre en marche ; heureusement chaque étape nous rapprochait de Lorient ; il me fallait au moins la civilisation d’une ville pour me faire oublier les horreurs de la vie sauvage que je venais d’entrevoir.

Comme nous passions par le village de Locolven, au pas, l’arme au bras, les sous-officiers en serre-file, selon la coutume, le gros petit sergent Verrachon était devant moi allant avec sa gravité et sa suffisance habituelles.

Tout à coup, les cris éclatants d’une femme irritée se font entendre ; un porc énorme s’échappe d’une porte entr’ouverte ; la ménagère, armée d’un balai, le poursuit ; l’animal épouvanté, précipite sa course, voit son chemin barré par nos hommes, fait un crochet, pique droit sur Verrachon, trouve une issue entre ses jambes, s’y jette éperdu… Imprudent calcul ! la longueur des jambes du sergent est en raison inverse de la grosseur du fugitif ; — conséquence logique — le premier est emporté à reculons par l’autre qui continue sa course furibonde. En vain le sergent, nouvel Antée, cherche à toucher la terre, ses pieds n’y peuvent atteindre, le fusil ballottant sur l’épaule, cramponné de la main restée libre à l’appendice terminal de son ardent coursier, il dévore l’espace…

Les hommes se tordant sous le fou rire, sont impuissants à lui porter secours ; on crie, on trépigne, on pleure… et on ne parvient à remettre le cavalier debout que lorsqu’il est enfin désarçonné par sa fougueuse monture.

Le Sergent Verrachon


Pendant quelque temps, les hommes de la compagnie ne purent regarder leur supérieur sans partir involontairement d’un éclat de rire ; mais, le bon Verrachon, au lieu de les envoyer à la salle de police, comme auraient fait tant d’autres, prenait la chose du bon côté, et narrait en détail, aux camarades absents alors, cette aventure qui nous avait tant divertis.