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CHAPITRE VI.

1830.

Le 43e resta peu de temps à Valenciennes, on l’envoya en garnison à Arras où il séjourna seulement quelques mois, ce qui ne m’empêcha pas d’y courir un grand danger.

Trois hommes, mon fourrier et moi, nous faisions paisiblement un soir le tour de la ville avant de rentrer à la caserne, quand nous entendons dans une rue ordinairement déserte et peu éclairée, des cris épouvantables.

Nous nous précipitons du côté d’où partaient ces cris : trois bourgeois haletants se défendaient avec leur canne contre six dragons en furie. Naturellement nous venons au secours des faibles, nous efforçant d’arracher les braves gens aux mains de ces forcenés.

Mais, suivant la règle en de telles circonstances, les dragons abandonnent les pauvres bourgeois que nous venions défendre, tirent leurs sabres et se jettent sur nous Ils étaient grands et forts — comme des dragons — et frappaient à tort et à travers de toute la vigueur de leurs bras, cherchant à nous barrer le passage.

Nous nous défendions de notre mieux ; chacun de mes hommes et mon fourrier avaient affaire à un dragon ; pour moi, je luttais contre deux.

Adossé à un mur, je parais les coups terribles qu’ils me portaient, sans désirer les atteindre ; car je l’avais vu au premier abord, ces malheureux n’avaient plus leur raison.

Mes bons bourgeois disparurent. Harassé, épuisé, ruisselant, je voyais le moment où l’un de ces insensés me fendrait le crâne d’un coup de sabre, lorsque ces cris :

« Courage ! on vient à l’aide ! » me rendit une lueur d’espoir.

Un de nos camarades passant à quelque distance avait entendu le ferraillement des sabres, il me vit attaqué par deux hommes à la fois… une idée lui vint : il lança son pied au-dessus des jambes de l’un de mes adversaires qui se retourna, le prit à partie : le combat eut lieu ainsi d’homme à homme.

Certainement des morts seraient restés sur le terrain s’il eût duré quelques instants de plus, mais le pavé résonna bientôt sous le choc de pas lourds et mesurés.

La patrouille !

Ce mot produisit un effet magique sur les dragons. Ils hésitaient, ne sachant s’ils allaient fair ou continuer la lutte. Cela dura une seconde ; mais c’était assez ! Je poussai ce cri : Camarades ! en avant !

D’un bond, nous fûmes hors de leur portée, réunis et reprenant, encore émus, le chemin de la caserne.

La patrouille trouva les dragons en train d’ébrécher leurs sabres sur les murs et sur les bornes de la rue ; on les emmena et ils furent punis comme ils le méritaient.

Une bonne nuit était bien nécessaire pour réparer nos forces ; malheureusement l’ordre fut donné de partir à trois heures du matin, nous changions notre résidence pour le Havre.

Je pouvais à peine me tenir debout en me levant ; il me fallait faire des efforts inouïs pour marcher avec les hommes ; courbaturé, endolori, je sentais par moments mes genoux fléchir et ma tête retomber inerte sur mon épaule.

Une grande route bordée d’arbres et de larges fossés remplis d’eau se déroulait devant nous à perte de vue, le terrain était glissant, il avait beaucoup plu la veille. Je me demandais si j’arriverais jamais. Tout à coup, mon pied heurte contre une pierre, je perds l’équilibre et je disparais dans un fossé.

Un rire formidable et inextinguible me parvint à travers l’onde bourbeuse et en même temps que les mains de mon fourrier.

— Hé ! major… disait-il, on voit bien que vous n’avez pas de bourgeois à défendre pour faire des saluts pareils.

Un canard ayant barboté pendant des heures eût été certainement en meilleur état que moi. Quelle figure ! quelle tournure ! et quelle tenue pour un soldat français.

Mes cheveux imprégnés d’une eau saumâtre se collaient sur mon front, laissant filtrer une multitude de petits ruisseaux qui m’aveuglaient et me suffoquaient ; car mon schako, au lieu de me préserver dans le danger, avait sauté au premier choc ; mon sac ne m’avait pas quitté, lui, au moins, il était là, solide au poste ; mais dans quel état, pauvre Azor !

Mon fusil heureusement était sain et sauf, ma capote, le reste… non ! j’aurais honte d’en faire la description !

Néanmoins, on frotta tant et si bien, on rit de si bon cœur que je finis par rire avec tout le monde et par me mettre en marche comme si de rien n’était.

Peu de jours après, nous arrivions au Havre. Ceux qui n’ont jamais vu la mer ont peine à se figurer ces immenses masses d’eau dont l’œil ne peut apercevoir la fin. On se sent abîmé, écrasé devant cette puissance majestueuse ; des exclamations seules montent aux lèvres et l’esprit se perd dans une profonde rêverie.

Pour moi, j’étais charmé d’habiter un port de mer ; car, à Perpignan, nous en étions assez loin. Pouvoir aller à tout instant sur la jetée, se promener le long des quais, contempler ces beaux navires aux voiles repliées, semblables à des oiseaux reposant leurs ailes, quel plaisir ! quel charme ! Et les bateaux des pécheurs allant et venant sur le flot qui les berce, comme une mère son petit enfant ; ou qui, emportés par la vague à des hauteurs prodigieuses descendent, en glissant doucement pour être emportés de nouveau.

Vais-je parler du vieux Havre de ma jeunesse, si différent de celui d’aujourd’hui ? Nul ne le reconnaîtrait. Les années passent, les villes changent ainsi que les coutumes et les individus.

Je ne peux, moi, me figurer le port, sans voir la grosse tour de François Ier et bien d’autres choses ayant disparu. Si un des monuments porta le nom de ce roi, c’est que la ville lui doit sa splendeur maritime. Les fondements en furent jetés par Louis XII.

En 1515, c’était une bourgade habitée par des pécheurs ; le roi de France jugea prudent de défendre l’entrée d’une rivière par laquelle les Anglais avaient tant de fois pénétré dans le royaume ; car, selon une parole célèbre : Paris, Rouen, le Havre ne forment qu’une seule ville dont la Seine est la grande rue. La nouvelle cité devint bientôt florissante, une citadelle fut construite dans laquelle Mazarin fit enfermer les princes de Conti, de Condé et de Longueville pendant la Fronde ; depuis, chaque période de siècle augmente l’importance et la prospérité de cette ville d’origine si récente.

En 1830, alors que Charles X était sur le trône, le mois de juillet touchant à sa fin, des bruits alarmants pour la tranquillité publique circulèrent de tous côtés. On disait que le peuple était mécontent du roi s’efforçant de ramener l’ancien régime.

Paris enfin se souleva.

Pour maintenir le calme dans les villes on faisait faire des patrouilles par les troupes. Comme notre bataillon passait dans les rues du Havre, l’arme au bras, des murmures se firent entendre… les habitants croyaient que nous voulions rompre la paix avec eux.

Plus nous avançons, plus les murmures redoublent, la foule se presse, grossit, nous entoure… des paroles menaçantes retentissent.

Le colonel Thierry s’aperçoit que nos baïonnettes sont cause de cette surexcitation, il commande de sa voix superbe :

Reposez arme !

Remettez… ette !

« Mes enfants, s’écrie-t-il, se tournant du côté d’où étaient parties les menaces, nous ne venons pas ici pour vous égorger, nous sommes des soldats, non des bourreaux ! Vous êtes nos frères et nos amis… si vous nous voyez sous les armes, c’est pour protéger et défendre les bons citoyens ! »

Il fait un signe et la musique entonne la Marseillaise.

Un cri immense et spontané retentit : Vive le 43e !…

— Par file à droite !

Instantanément un passage s’ouvre, le bataillon se dirige vers la caserne ; une foule bruyante nous précède, nous suit, longe nos rangs, parle, crie, chante, acclame, on arrive enfin ; mais pendant longtemps des groupes agités stationnent près de nous.

La nuit venue, les officiers reçoivent l’ordre de se réunir dans une chambre désignée, le général de la Tour-Lilia avait des communications importantes à leur faire.

Tous obéissent.

« Messieurs, leur dit le général, en présence des faits graves qui se passent en ce moment, j’ai dû vous convoquer. Vous le savez : le peuple chasse le roi… or, il n’y a qu’un droit — le sien : qu’une loi — sa volonté. Notre épée lui appartient : allons ! domptons le peuple ! Rendons le trône à notre roi légitime !

» Vive le roi ! »

Une seule voix fit l’écho.

Le général fronça les sourcils, la colère lui monta au visage.

Soudain, un bruit, terrible comme un roulement de tonnerre, se fit entendre.

La foule grondait au dehors.

Qu’est-ce ? s’écria le général.

L’officier qui avait répondu : Vive le roi ! regarda par la fenêtre.

Mon général, la caserne est cernée, des bruits ont sans doute transpiré…, le motif de notre réunion est connu — nous sommes perdus !

— À bas la Tour ! Vive le 43e ! criait la foule.

Le général pâlit.

Perdus ! répéta Belpoule.

Mon général, dit le colonel Thierry s’avançant, vos opinions sont connues et l’on a divulgué le secret de cette assemblée, si vous sortez, vous serez massacré. Moi, soldat français, je ne marcherai pas sur Paris ! Je suis prêt à rendre mon épée plutot que de tirer sur le peuple… mais, j’essaierai de vous sauver au péril même de ma vie. Veuillez quitter votre uniforme et revêtir ainsi que le lieutenant Belpoule la simple capote des hommes. Tant que vous ne serez pas hors de la ville, je serai inquiet.

Dans la rue les cris redoublaient :

À bas La Tour ! vive le 43e !

Le général avait des frémissements involontaires. Il endossa une capote, Belpoule en fit autant ; on apporta une de ces grandes mannes qui servent pour les provisions. Ils la prirent chacun d’un côté comme des hommes de corvée.

On les fit sortir par derrière.

Quelques personnes groupées causaient.

— Marchez tranquillement ; mais ferme, souffla le colonel Thierry aux fugitifs.

— Hé ! camarades ! leur cria-t-on, venez vider un verre avec nous en l’honneur…

— Laisse donc ! ils vont aux provisions.

— Aux provisions ? à cette heure ?

— Il faut bien fêter le jour de…

— C’est égal ! je veux trinquer avec un militaire, moi ! Allons, camarades, rien qu’un verre !

L’homme allait passer son bras sous celui du général…

Je perds l’équilibre et je disparais dans un fossé

— Vivement ! vous autres, dit le colonel Thierry en s’approchant ; on va ouvrir les portes de la caserne, toute la ville entrera pour fraterniser avec nous.

— C’est bon à savoir, ça ! murmura un des ouvriers, j’y cours !

Beaucoup s’éloignèrent en même temps. Bientôt la petite troupe fut aux portes de la ville, une charrette passait, Thierry l’arrêta, y fit monter le général et son lieutenant, promettant une bonne récompense au conducteur.

— Maintenant, mon général, dit-il à La Tour-Lilia, le plus difficile est fait ; vous êtes sauvé et — vous êtes libre de marcher sur Paris.

L’ayant salué, il le laissa.

Quand le colonel revint, la foule avait envahi la caserne, les citoyens emmenaient les soldats chez eux. — C’était une joie, une entente, une cordialité impossible à décrire.

La troupe, loin d’être ennemie du peuple, faisait cause commune avec lui. Charles X tombé, un gouvernement nouveau allait peut-être assurer à la nation les libertés demandées ; de là naîtraient le calme et la prospérité.

Pour témoigner sa reconnaissance, la ville offrit aux soldats du 43e l’entrée gratuite au théatre.

Un splendide banquet fut donné par la population aux officiers, aux sous-officiers et au reste du bataillon.

Quelles fêtes ! le patriotisme débordait des cœurs ! Ah ! nos belles hymnes nationales comme on les chantait ! comme on disait avec enthousiasme :

Mourir pour la patrie,
C’est le sort le plus beau…

Je garde précieusement un des petits bouts de ruban tricolore, offerts à chaque convive en ce grand jour et qu’on se fit honneur d’attacher sur la poitrine.

Vers cette époque, on rétablit la garde nationale licenciée par Charles X et créée le lendemain de la prise de la Bastille.

Le règne de Louis-Philippe commençait, il jura solennellement d’observer la Charte, ensemble des lois reconnues par la nation. On espérait…

Le jour du départ, quand notre régiment se mit en route pour Lorient, la résidence désignée, quel magnifique coup d’œil et quels touchants adieux !

À l’heure de l’embarquement, la garde nationale était sous les armes, rangée en ordre sur les quais. On aurait dit de vrais troupiers ces soldats-citoyens tant ils savaient obéir aux commandements et marcher comme un seul homme !

Debout sur le pont du vaisseau, nous les regardions… Au signal du capitaine pour lever l’ancre, le tambour bat aux champs, les drapeaux s’inclinent, un grand cri vibre longuement sur les flots !

— Vive le quarante-troisième !

Nous répondons :

— Vive la garde nationale !

Et le vaisseau s’éloigne majestueusement pendant que de part et d’autre s’échangent des adieux chauds et multipliés et que les schakos s’agitent longtemps au bout des baïonnettes.

Après une heure de traversée, nous débarquions à Honfleur, à l’embouchure de la Seine, dont le port avait une certaine importance, avant même la fondation du Havre.

Nous devions, de là, nous rendre à Lorient, étape par étape.