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CHAPITRE V.

Le congé.

En quittant les Ardennes, on nous envoya à Valenciennes, belle ville propre, bien bâtie et commerçante.

Sans nouvelles du pays depuis longtemps, je me sentais tout triste, en vain répétai-je : « pas de nouvelles, bonnes nouvelles ! » je ne parvenais pas à reprendre ma sérénité. Un congé pouvait seul me la rendre ; je le demandai, je l’obtins… quelle joie !

Cinq ans s’étaient écoulés, quels changements j’allais trouver au village ! Reverrai-je seulement ceux-que j’avais connus et aimés ? Je résolus de ne pas écrire et de surprendre-mon monde.

Par un beau jour de mai, je me mis en route. Je revis Auxerre, souriant de ma naïve admiration d’autrefois ; son aspect me parut tout autre ; le peu que je savais avait fait de moi un homme nouveau.

Le lendemain, quittant la diligence, qui passe à quelque distance de chez nous, je me dirigeai le cœur palpitant, vers la maison paternelle.

Lorsque j’aperçus le village, je m’arrêtai un instant saisi d’émotion, les larmes m’étouffaient et jaillirent de mes yeux.

« Salut ! m’écriai-je, Ô mon vieux hameau, Ô vous, maisons amies, témoins-des premiers jours de ma jeunesse. La douce lumière du soleil couchant vous éclaire et vous dore, des parfums délicieux vous enveloppent de toutes parts. salut !

« Que ne puis-je, ô terre natale, t’inonder ainsi des lumières de la science, t’en entourer, en répandre à flots de tous côtés et chasser loin de toi l’ignorance et la superstition, te faire naître à la vie véritable : à la vie de l’intelligence et de la vérité. Ô mes amis ! ô mon pays ! nous pourrions tant pour l’avenir ! »

Le soleil s’éteignit peu à peu dans un océan de pourpre, lanuit tombait quand j’atteignis l’entrée du village. Déjà chacun était rentré chez soi, les portes closes et les volets fermés annonçaient qu’on était sur le point de se livrer au repos ; pourtant, de temps en temps, la faible lumière des lampes filtrait à travers leurs planches mal jointes.

Malgré l’obscurité, je reconnus notre porte, toujours la même avec son loquet qu’on ne verrouille jamais.

Je regardai à travers les vitres, tout bouleversé, prêt à crier : C’est moi ! mais, paralysé par la violence de mon bonheur, je restais là, sans pouvoir agir ni parler. Un grand feu flambait dans l’âtre, mon père, ma mère et le parrain étaient assis autour. Ils causaient.

— Hélas ! disait ma mère en secouant la tête, nous nous faisons vieux, mon pauvre père Lascience, qui sait si je le reverrai ?

— Ne vous désolez pas d’avance, Marie-Jeanne, il y en a au pays, de plus vieux que nous ayant, ma foi, bon pied, bon œil, tenez ! le père chose…

— Ah ! oui, des Robinots, je ne dis pas non ; mais l’ennui n’est pas bon pour la santé. Si vous saviez combien le temps me dure de ne pas voir mon pauvre cher enfant !

— Je vous comprends, et c’est naturel ; cependant, à votre place, je me réjouirais : c’est un bon sujet, il s’instruit, et il fera son chemin, pas vrai ?

— Sans doute… que voulez-vous ? j’ai beau faire ! il ne me sort pas de l’idée ! Pourvu qu’il ne soit pas malade…

— Malade ! un gaillard bâti comme lui ! je vous parie, moi, qu’il se porte comme un charme. Es-tu avec moi, père Daniel !

Comme le parrain tendait sa main à mon père, je frappai légèrement aux carreaux.

— Quelqu’un, Daniel, regarde, mon homme.

Mon père se leva et alla vers la fenêtre.

— C’est, à coup sûr, la Toinon qui vient parler à son petit gars. Mais non ! il n’y a personne !

— C’est drôle ! fit ma mère. Elle vint et ouvrit la porte toute grande.

Je la saisis dans mes bras en criant comme un enfant :

Maman ! Maman !

— Mon garçon ! mon garçon ! ah ! mon garçon !… Folle de joie, elle pleurait, m’embrassait, me pressait sur son cœur, prenait ma tête dans ses mains et m’inondait de larmes.

— Et moi ? disait le père, mon Daniel ! mon enfant !

Le parrain debout m’ouvrit ses bras sans parler.

Nous pleurions, nous riions ; nous nous embrassions… pendant un instant, nous avions tous perdu la tête.

Puis tous les trois me considérèrent des pieds à la tête.

— Marie-Jeanne, mon pari est gagné ! hein ! qu’en dites-vous ? Voyons, mon vieux Daniel, es-tu content ? Attendez ? je reviens… Il y a chez moi derrière les fagots certaine champenoise qui va profiter de l’occasion pour sortir. Tudieu ! comme le bouchon va sauter !

En un clin d’œil, la nouvelle de mon arrivée se répandit ; bientôt, voisins et voisines accoururent. La vieille Mathurine, son bonnet de travers, se précipita dans mes bras.

— Bonnes gens ! c’est lui en chair et en os, oui vraiment ! C’est lui ! Est-il vêtu ! Oh ! les beaux galons ! c’est de l’or, dis ? Tourne-toi donc par derrière… comme ça lui va l’habit militaire !… Bon ! je n’ai pas mes lunettes ! allez donc me chercher mes lunettes, quelqu’un ! faut-il avoir du guignon d’être accourue sans mes lunettes |

— Et Pierrot ? dis-je, où est Pierrot ?

— Chez son oncle, à la ferme des Bourgoins.

— J’irai le voir demain matin. Est-il changé ce bon Pierrot ?

— Dame ! répondit Mathurine, tu sais, il est un peu plus grossier qu’auparavant.

— Comment ?

— Oui, grossier du corps… puissant quoi ! Va-t-il pas rire de nous à présent ce garnement-là ? Cher garçon… il m’embrasse… toujours du naturel… Tu me fais pleurer, mauvais sujet ! Mais est-il brave ! ça vous a une tournure… militaire ! Marie-Jeanne, ma chère, il n’y a nulle part de beaux garçons comme chez nous ! Mon Dieu ! que je suis donc aise de le revoir ! Et puis, pas fier… je l’ai vu venir au monde, galopin !

Le père Lascience arriva avec la fameuse bouteille dont le vin généreux pétilla aussitôt dans les verres.

— Mes amis, dit-il, en élevant le sien : Au numéro Treize !

— Au numéro Treize, repris-je.

Mathurine hésitait.

— Vous ne reviendrez donc jamais de ces idées-là ! est-ce qu’avec son numéro treize ne le voilà pas, au bout de cinq ans, instruit, bien portant et sergent-major.

— Oui, mais…

— Mais, quoi ?

— Qu’est-ce qui prouve qu’il n’a rien fait peur détourner la malechance ?

— Elle a raison, j’ai fait quelque chose : j’ai mis en pratique les conseils du parrain, c’est-à-dire, sauté les bouchures le mieux possible, mis en action ces trois mots : travail, honnêteté, volonté et chanté dans les moments difficiles :

Tant qu’il reste un brin d’espérance,
Il faut toujours dire : En avant !

— Bravo ! c’est parler ! s’écria le parrain rayonnant.

— Mes enfants, dit Mathurine, chacun est comme il peut, on ne se fait pas. Je crois ce qu’on m’a appris à croire dans mon enfance, je ne vous en dirai pas plus long.

— C’est pourquoi, il faut élever les enfants raisonnablement puisque les racines de l’éducation sont si profondes et si vivaces ; ne leur mettons dans l’esprit que ce que nous voulons y voir germer… mais, suffit ! le fillot va nous conter ce que ses lettres ont oublié. Allons ! approchons des chaises, et serrons les rangs !

Je m’assis près de ma mère. Elle prit une de mes mains dans les siennes, Mathurine se plaça sur un escabeau dans la cheminée ; le père et le parrain en face ; les voisins, où ils purent. Au milieu de ce sympathique auditoire, je fis le récit des cinq années passées au régiment.

Lorsque chacun eut regagné sa maison, je causai encore fort longtemps avec mes parents et le père Lascience ; leurs questions ne tarissaient pas et moi, j’avais toujours quelque chose à leur dire. Avant de nous séparer je visitai toute la maison.

Ma pauvre Brunette, la vieille jument et le bon César avaient terminé leur vie depuis longtemps.

— Si tu savais, disait ma mère, combien les pauvres animaux ont eu de chagrin de ton départ ! Brunette hennissait en tournant les yeux vers la porte comme pour t’appeler. César est resté trois jours sans manger… tous les jolis tours qu’il savait faire, tu te souviens ? Eh bien ! ça été fini !

— Pauvre César !

— Et on dit que les animaux ne comprennent pas, ne pensent pas ! un jour il arriva portant dans sa gueule une de tes vieilles blouses. Où l’avait-il trouvée ? je n’en sais rien. Il la posa près du lit et s’allongea dessus. Le petit à la Toinon qui soigne maintenant notre bétail, voulut la retirer, César grogne et saute sur le marmot. Il l’aurait mordu, lui, si doux d’ordinaire, heureusement nous sommes venus à l’aide. La nuit d’après, sans avoir bougé, il était mort.

— Pauvre César !

— Ne te fais pas de peine, mon ami, il n’a jamais été malheureux, et on peut bien dire qu’il est mort de vieillesse… Allons, mon enfant, il est tard, bonsoir ! à demain ! Je serai éveillée avant toi.

Cette nuit-là, je ne dormis pas.

Le lendemain, de grand matin, aspirant, avec ivresse l’air pur, je me rendis à la ferme des Bourgoins, tout joyeux de la surprise que je ferais au cousin.

À travers une lucarne de l’écurie, je le vis emplissant les rateliers de foin.

— Hé ! Pierrot ! criai-je sans me montrer.

Il se redressa, poussa une exclamation, jeta la botte qu’il tenait et s’élança vers moi.

— Daniel ! Daniel !

— Pierre ! mon bon Pierre !

Nous étions dans les bras l’un de l’autre.

— Te voilà ! te voilà donc !

— Oui, mon ami, pour quinze jours entiers.

— Cinq ans… sais-tu qu’il y a cinq ans que nous ne nous sommes vus.

— Si je le sais, Pierrot !

— J’espère que nous nous verrons tous les jours pendant ton congé. Tu dois en avoir appris par là, toi qui désirais tant étudier ?

— Plus que je n’aurais fait ici.

— Cela va de soi.

— Écoute, mon Pierre, reviens avec moi, nous causerons, je veux quitter mes parents le moins possible, le temps passe si vite !

— Tu as raison, je t’accompagne. Holà ! Jean.

— Louis, va un peu soigner les bêtes à cornes !

— Mathurine n’a pas tort, Pierre, tu as enforci, je te trouve un peu changé : mais tu as toujours ta bonne gaîté d’autrefois.

— Mais oui ! je n’ai pas lieu de me plaindre, d’ailleurs à quoi sert la mauvaise humeur ? Mon sort n’est pas malheureux, je l’améliore chaque

Folle de joie, elle pleurait, m’embrassait, me pressait sur son cœur

jour en travaillant ; ma vieille mère se porte le mieux qu’elle peut ; et le soir, pour la distraire, je lui lis l’almanach.

— Vraiment, Pierrot, tu sais lire ?

— Pas aussi bien que toi probablement ; mais assez pour voir autre chose que du noir et du blanc sur la page d’un livre.

— J’en suis enchanté !

— Figure-toi ! J’ai appris presque seul, j’ai mis bien du temps… notre ouvrage nous pousse, nous autres, n’importe ! quand on arrive où on veut !

— C’est très bien cela, Pierrot !

— Je te le dirai même, que j’écris un peu ; mais si gros… je l’avoue : que si j’ai eu la patience et le courage d’en arriver là, c’est parce que tu m’as donné l’exemple. De cette façon, je fais mes affaires moi-même.

— C’est le meilleur moyen de les voir en bon état.

— Puis j’apprends à mieux cultiver mes terres, à soigner le bétail comme il faut, à rire de ce qui n’est pas raisonnable, et à faire mon devoir envers mon pays.

— La bonne chose que l’instruction.

— Ah ! oui, la bonne chose ! je le sens ! je ne peux le dire assez ! C’est bien curieux de connaître ce qui nous entoure et ce que les hommes ont fait avant nous ! Pourtant, il y a ici des jeunes gens trouvant toutes sortes de prétextes pour croupir dans leur ignorance ; ils mériteraient de tenir compagnie à nos ânes…

— Chut ! respecte les ânes, ils ont plus d’esprit et de savoir qu’on ne croit.

— Alors, pourquoi ont-ils la renommée que tu sais ?

— Parce que, nous autres hommes, nous n’observons pas assez profondément les choses, il en résulte souvent de faux jugements. Ecoute plutôt : J’ai connu dans les environs de Perpignan un vieil âne très peu entêté, ayant toujours été traité avec douceur. Le garçon de la maison le conduisit un jour chez le maréchal pour le faire ferrer ; le voilà, passant la bride dans un gros anneau, l’attachant solidement en attendant que le maréchal qui chauffait son fer, l’eût battu — conformément au proverbe. L’opération faite, le jeune homme peu patient était parti.

Le forgeron fut obligé d’appeler son compagnon pour tenir le pied de l’âne.

Le pauvre animal, froissé de la brutalité de l’ouvrier, se plaint en son langage et raidit sa jambe.

L’ouvrier se fâche, le maréchal s’emporte. Ce dernier, pour vaincre la résistance du baudet, demande du renfort. Sa fille arrive, la grosse Tasie, de la force de quatre hommes et un caporal.

Tasie secoue la bride avec violence, administre plusieurs coups de poings accompagnés d’invectives — robustes : et, d’un mouvement brusque, saisit la bête par une des jambes de devant tandis que les deux hommes empoignent celles de derrière…

À sa place, qu’aurais-tu fait, Pierrot ?

— Moi ? contre la force, il n’y a pas de résistance.

— Excuse-moi ! mais, vois l’esprit de mom âne : il pensait comme toi : Soulevé par six mains vigoureuses, il s’abandonna et tomba inanimé sur la terre.

— Que dis-tu ?

— Il se trouva mal…

— C’est trop fort !

— Tout comme je te le dis ! je l’ai vu de mes deux yeux. Mollement étendu, il gisait sur le sol humide… les trois autres se regardaient hébétés.

— Je le crois !

Plusieurs personnes s’étaient arrêtées, et voyant le malin animal clignotter les yeux en faisant le mort, riaient à gorge déployée. Furieux, le maréchal, sa fille et l’ouvrier se mettent à maltraiter l’âne, détachent la bride, crient hu ! ho ! dia ! tout le vocabulaire propre aux animaux — rien ! — On rit plus fort.

Le maréchal vexé dit à sa fille :

— Taisie, cours me chercher un bâton !

Un coup de son gros pied démanche le balai, elle arrive menaçante avec son arme ménagère.

L’âne entr’ouvre l’œil, aperçoit Martin-bâton, se relève, s’enfuit et court encore. La stupéfaction fut si grande qu’il était chez son maître avant qu’on eût songé à l’arrêter.

— Ah ! ah ! ah ! il y a des animaux pleins d’intelligence.

— C’est pourquoi, je te prie, de n’en jamais dire de mal devant moi ; je suis leur ami, et je ne perds jamais, comme tu vois, une occasion de faire leur éloge.

Après une longue causerie dans laquelle je fus obligé de recommencer plusieurs fois la même chose, nous aperçûmes ma mère qui nous attendait sur la porte.

Mon retour était une véritable fête, non seulement pour mes parents ; mais pour tous ceux qui m’avaient vu petit. Quand je passais, on m’appelait, on me faisait entrer de force, et il fallait, bon gré, mal gré, manger ma part de tarte au potiron ou aux poireaux, — un régal du pays.

C’était à qui me parlerait, m’aurait, me garderait, me donnerait des marques d’estime et d’amitié. Le garde-champêtre, saisi de respect pour mes galons, se redressait en me voyant, portait militairement la main à son bonnet de coton bleu et saluait en disant :

— Major…

Mon amour-propre était vraiment dans la jubilation.

Hélas ! les bons jours vont trop vite | Le congé expira : il fallut partir. Quel serrement de cœur ! Il est si doux d’être aimé et de ne voir que des visages heureux de votre présence !

Je promis à ma mère de revenir bientôt, cette assurance, la pensée que j’étais satisfait de mon sort et que le numéro treize était le plus inoffensif des numéros, lui donna du courage.

Elle vint avec le père, le parrain et les amis me conduire à la diligence.

Ils étaient au moins vingt.

Ah ! les doux vœux qu’ils firent !

Lorsqu’on eut fouetté les chevaux et qu’ils furent lancés au galop, j’entendais encore :

— Adieu, fillot !

— Bon voyage !

— Écris-nous !

— Bonjour, major !

— À bientôt, mon garçon !

Les chapeaux et les mouchoirs s’agitèrent longtemps sur la route.