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CHAPITRE IV.

Le contre-appel.

Après ma nomination de sergent-major, une aventure singulière m’arriva à Mézières ; je la raconterai dans toute sa vérité.

Au son de la retraite, chacun sait avec quel empressement les soldats se rendent à la caserne pour être présents à l’appel.

De temps en temps, par une mesure sage et prudente, on fait le contre-appel.

À l’heure où personne ne s’y attend, lorsque tous les hommes doivent être rentrés, le sergent-major passe dans la chambrée et appelle chaque soldat par son nom.

Un certain vendredi, je reçus l’ordre de faire le contre-appel à dix heures vingt du soir.

J’entre donc dans toutes les chambrées, et je termine mon service par celle que l’on désignait ainsi : La Ménagerie.

Aucun bruit ! Les hommes dormaient du plus profond sommeil, la tête enfoncée par-dessus les yeux dans les couvertures.

D’un coup d’œil, je parcours les lits. Dans chacun une forme allongée jouit de l’heureuse immobilité, annonçant les plus doux rêves.

— Qu’ils sont calmes ! pensais-je. Quel bon sommeil !

Un seul, Lagneau qui occupait un lit près d’une fenêtre, fit un mouvement, j’aperçus sa figure.

Je commençai alors à appeler chaque homme par son nom :

— Loiseau ?

— Présent !

— Canard ?

— Présent !

— Pinson ? — Pivert ? — Lapie ? — Rossignol ?

— Présent ! Présent ! Présent !

Les malheureux dormaient à moitié en me répondant.

Je me tournai très satisfait du côté opposé et je continuai l’appel nominal.

— Renard ? — Lebœuf ? — Lyon ? — Goret ? — Lecerf ? — Lagneau ?

— Présent ! Présent !

— Vraiment ! me dis-je, les autres n’ont pas tort d’appeler cette chambrée « la Ménagerie » ; une semblable réunion de noms est tellement bizarre, que, si je ne tenais la liste dans mes mains, je croirais qu’on l’a inventée à plaisir ; mais le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.

Tout en parlant ainsi, mon pied heurta quel

Le major ! crièrent-ils ensemble frappés de stupeur.
que chose sur le plancher, instinctivement ma

main chercha un point d’appui et se posa brusquement sur un homme étendu dans son lit.

— Tiens ! fis-je tout surpris.

J’appuyai de nouveau ma main sur le corps de l’individu — ce n’était pas un corps humain. Vivement je rejetai la couverture, et je vis quoi ?… Un bonnet de coton coiffant artistement le bout d’un traversin étendu dans le lit.

Dans le lit voisin — figure de toile.

Dans le lit suivant, encore la même chose, et dans tous le bonnet de coton et le traversin !

Je restai un moment stupéfait ; puis, j’en demande pardon à la discipline, le rire prit le dessus ; mais je me contins, et d’un air sévère, j’interrogeai celui qui avait accepté le rôle de sacrifié, répondant pour tous : présent !

— Lagneau, où sont vos camarades ?

— Major…

— Voyons ! répondez !

— Major… par là !

Et il me montra la fenêtre donnant sur la rue.

Je m’approchai. Ils avaient descellé un barreau pour sortir,

— Depuis combien de temps sont-ils partis ?

— Dix minutes.

— Pour aller ?

— Boire en face.

— Bien ! Ne bougez pas, vous !

Je souffle ma chandelle, je me mets dans le coin de la fenêtre, ayant soin d’en laisser le passage kibre, et j’attends.

Cinq minutes, dix minutes passent, un quart d’heure… rien !

Enfin, le frôlement d’un pied contre le mur se fait entendre, un « chut ! » étouffé, un froissement presque imperceptible contre le fer, et, pouff ! en voilà un qui a sauté !

Pouff ! un autre.

Pouff ! un troisième.

Je compte. Quand le nombre des sauts est égal au nombre des absents, d’un coup sec et rapide, je fais de la lumière, et j’apparais impassible aux yeux de mes déserteurs stupéfaits. Quel tableau !

Chaque homme, près de son lit, coiffé du bonnet réglementaire, tenant d’une main le fameux traversin qu’il allait remplacer, restait les yeux grands ouverts et la bouche béante.

Non ! jamais je ne l’oublierai de ma vie !

— Le major ! crièrent-ils ensemble frappés de stupeur.

Un grand silence règne un instant.

— Quoi ! c’est ainsi que vous vous conduisez, leur dis-je, des enfants en auraient honte !

— Major, reprit l’un d’eux timidement, nous venions de sortir.

— Vous n’en avez pas moins manqué à votre devoir.

— C’est la première fois, major, continua Lapie.

— Toute excuse est inutile !

— Major, ce sera grave pour nous, — je vous en prie, soyez indulgent pour cette fois, nous ne recommencerons pas ! N’est-ce pas, camarades ?

Un grognement négatif répondit en chœur.

— Vous avez agi comme des gamins. Est-ce raisonnable de faire l’école buissonnière au régiment ? Si le soldat ne donne pas l’exemple de la soumission à la loi et au règlement, qui le donnera ?

— Ça, c’est vrai ! positivement !

— Je dois vous punir sévèrement, car…

— Major, ça ne nous arrivera plus, je vous le jure ! Jurez, vous autres !

Ils levèrent tous la main.

— Qui vous a vus sortir ?

— Personne !

— Et rentrer ?

— Personne !

— C’est bien ! Prenez garde ! J’aurai l’œil sur vous !

Je tournai les talons et je sortis. Alors Lapie dit à Lagneau :

— Il a raison le major, nous nous sommes conduits comme un tas de mioches, si nous avions été pincés par un autre pourtant ! Pour un malheureux verre de vin, si ça vaut la peine de se causer tant de désagréments !

— Heureusement que c’est un bon garçon, interrompit Lebœuf.

— Oui ; mais il ne faudrait pas nous y faire reprendre… On n’a que sa parole, après tout !

— Dis donc, Lagneau, tu n’as donc pas bêlé quand le major a fait l’appel ?

— Est-il comique ce Rossignol ! Mais sil j’ai répondu : « présent » sur tous les tons jusqu’à ce qu’elle fût faite.

— Quoi ?

— L’appel… — Alors ; comment s’est-il aperçu que nous avions filé ? reprit Lapie.

— Parce que, en tâtant, il a senti que tu avais de la plume aux pieds.

— Farceur, va | C’est égal ! Je croyais bien que personne ne se douterait du tour. Il faut qu’on ait vendu la mèche !

— Oh ! s’écria Lagneau indigné :

— Je ne te dis pas ça pour toi, l’ami.

— Pour moi ou non, tu ne m’en veux pas moins puisque j’étais seul. À coup sûr, Renard n’est pas une bête, son idée était bonne ; mais je m’en veux parce qu’on n’est jamais content dès qu’on a tort. Mais quand nous en causerons tant et plus, ça ne servira de rien à présent ; il vaut bien mieux parler d’autre chose ; et d’abord, si vous voulez, je vais vous conter une histoire.

Vous savez celui qui ronfle paie l’amende. Au beau milieu, je vous dirai un mot pour voir, et il faudra que chacun me réponde en rime tout de suite.

— Oui, oui, — sabot — cuiller à pot… Connu !

— C’est ça ! à seule fin de prouver que personne n’est dans les bras d’Orphée.

— Qu’est-ce qu’il chante ? demanda Goret à moitié endormi.

— Quoi ? fit Canard.

— Quoi ! quoi ! reprirent les autres en nasillant.

— Ah ! vous le-prenez sur ce ton ! Je ne raconterai rien !

— Mais si ! commence donc !

— Pour lors, il y avait une fois… À propos, voulez-vous du triste ?

— Puisque tu as commencé…

— Ça ne fait rien ! Voulez-vous du triste ?

— Tu ne sais donc pas ce que tu vas-nous dire ?

— Si ; mais si vous voulez du triste.

— Va pour le triste… prenez vos… mouchoirs ! commanda Pinson.

— Je narre. Il y avait-une fois dans le pays des sauvages, un grand chef qui portait des plumes en guise de schako. Il s’appelait…

— Je parie que je sais son nom, moi ! cria Renard.

— Je parie que non !

— Laisse-moi donc tranquille ! tu vas voir. Il était noir, n’est-ce pas ? puisqu’il était sauvage ; et tu dis qu’il portait des plumes…

— Pour sûr ! c’est la mode chez ces êtres-là.

— Eh bien ! on devait l’appeler comme toi… Lapie !

— Ah ! tu te sers de mon propre nom pour me traiter de sauvage ! Et tu te figures que je vais supporter ça, moi ?

— Pauvre camarade ! il ne voit pas que c’est pour rire ! Voyons, veux-tu des excuses publiques et privées — les voilà ! À présent, continue.

— « Il avait donc une coiffure de plumes en guise de schako ; on l’appelait kokorithouba.

— Oh ! kokorithouba ! Vrai ! ce n’est pas vrai !

— Tu t’y connais ! Ce n’est peut-être pas un nom de sauvage ? On voit bien que tu ne fréquentes pas les gens huppés…

— Dame ! tout le monde ne possède pas tes nobles aïeux !

— Corbleu ! cria Lebœuf de sa grosse voix, il n’y a donc pas moyen de dormir à la fin des fins ! maudit bavard ! il ne peut pas renier sa famille !

— Qui ?

— Lapie…

Je m’éloignai de peur qu’on ne m’entendit rire.