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CHAPITRE III.

Le père Lascience met la morale en action.

J’allais encore habiter un département frontière ; mais cette fois dans la région du nord-est, limité, au nord, par la Belgique ; à l’est, par le grand-duché de Luxembourg.

Je verrais donc cette fameuse forêt des Ardennes, abri du chevreuil et du sanglier, des renards et des loups ; jadis une des principales retraites des Druides, ces prêtres redoutés. Comment arrivèrent-ils à un pouvoir absolu sur leur nation ? L’explication en est simple : leur vaste science tournant à son gré toutes choses, montrait au peuple ignorant, les actes et les faits sous le jour qui leur plaisait et qui leur était favorable à eux.

Nous sommes surpris des longues années d’étude imposées aux jeunes gens aspirant aux fonctions sacrées. Chez eux, rien n’était écrit, il fallait retenir de mémoire les doctrines religieuses, les traditions nationales et les exploits des guerriers ; d’ailleurs, pour être en même temps instituteurs, juges, médecins, astrologues, etc., pour se rendre indispensables partout, être consultés en toute circonstance, une supériorité transcendante était nécessaire ; cette supériorité ils l’acquéraient par le travail.

Aussi quelle ardeur dans les convictions des croyants ! La foi des Gaulois en l’immortalité de l’âme était si ferme et si naïve, dit-on, qu’ils se prêtaient entre eux de l’argent remboursable dans l’autre monde.

Ils nous ont légué une foule de superstitions encore vivaces aujourd’hui.

Comme ma mère, ils croyaient à la vertu surnaturelle de quelques plantes, pourvu qu’elles eussent été cueillies certains jours, avec un cérémonial déterminé.

Personne n’ignore avec quels soins ils prenaient le mouron d’eau, préservatif de toutes les maladies pour les animaux : il fallait d’abord être à jeun, l’arracher de terre avec la main gauche sans le regarder ; puis, le lancer dans les abreuvoirs, toujours sans y avoir jeté les yeux, faute de quoi, son effet salutaire était anéanti.

D’autres plantes encore, passaient pour posséder une vertu bienfaisante, la verveine entre autres ; mais on était obligé de suivre, en les cueillant, des règles prescrites.

Le gui, gardant comme on sait, sa verdure sur l’arbre dépouillé de ses feuilles, considéré comme le symbole de l’immortalité de l’âme, jouissait d’une vénération particulière.

Les processions catholiques semblent un souvenir de la pompe déployée par les Druides pour le couper au commencement de l’hiver, le sixième jour de la lune et distribuer aux fidèles cette panacée universelle.

Le prestige de ces prêtres subsista après l’établissement du christianisme ; et celui des Druidesses fut si tenace, si durable, que maintenant encore on en trouve des traces.

La croyance au Gare-loup, cachant un homme sous son pelage, terreur de nos villages bourguignons en est une preuve. Il est facile de se rendre compte de cette influence.

Les Druidesses vivaient fort retirées ; dans le creux des cavernes, dans les puits desséchés ou d’autres lieux isolés. Nul ne s’imaginait qu’elles vivaient par les moyens ordinaires ; il était tout simple alors, de leur attribuer une sorte de sainteté ; et, par conséquent, une puissance surnaturelle.

Elles pouvaient métamorphoser les hommes en animaux, particulièrement en loups.

Les Druidesses ayant intérêt à propager ces fables, firent tout pour les accréditer ; et l’ignorance continua leur œuvre pendant des siècles, jetant aux générations ces absurdités en pâture ; si bien, qu’elles nous sont arrivées un peu altérées, mais reconnaissables pourtant.

La forêt des Ardennes, avec ses grandes voûtes de verdure, me faisait penser aux scènes sanglantes des sacrifices gaulois qui, tant de fois, s’y sont accomplis, et je frémissais, moi soldat, en songeant à la cruauté de nos terribles aïeux, clouant au tronc des grands chênes, la tête et la main de leur ennemi, comme certains paysans clouent aux ais de leur ponte l’oiseau de proie tué par eux.

Bien que les Gaulois aient habité de préférence cette vaste forét, elle a peu de monuments celtiques ; mais le territoire a gardé des restes de camp romain, des ruines de châteaux-forts, d’abbayes célèbres et de palais renommés.

Longtemps, celui d’Attigny est resté debout. Cette magnifique habitation si connue, dans notre histoire fut bâtie-par Clovis II, en 647 près d’une voie-romaine. Là, furent convoqués de grandes assemblées et des conciles fameux. Wittikind, chef des Saxons vaincus, y devint le filleul de Charlemagne ; Louis-le-Débonnaire y demanda la pénitence publique et les rois de la seconde race en firent leur résidence favorite.

Quand leur couronne fut tombée, la seigneurie d’Attigny passa aux archevêques de Reims ; c’était une de leurs maisons de campagne. On en vit de belles ruines fort longtemps ; au xviie siècle les Allemands y commirent de grands excès et le palais et la forteresse disparurent.

Que les érudits fassent l’historique du département des Ardennes, remarquable par l’intelligence, l’industrie : et l’affabilité de ses habitants, pour moi, modeste observateur, je parlerai seulement de ce qui concerne les villes que j’ai parcourues dans mes différentes garnisons.

Ne disons qu’un mot de Sedan, jadis à cette maison de la Marck dont est sorti le fameux Robert II le grand Sanglier des Ardennes qui, à la bataille de Novarre, en 1513, sauva courageusement es fils Fleuranges et Jametz couverts de blessures. Turenne y reçut le jour en 1611. Il est bon après nos désastres, de nous rappeler nos vieilles gloires pour reprendre espoir et courage.

À Mézières, nous trouverons de grands souvenirs. Cette ville défendit souvent son existence les armes à la main.

Lors des guerres entre François Ier et Charles-Quint, il fut tenu à Reims un conseil de guerre, dans lequel on décida que Mézières, étant trop faible pour se défendre, serait brulée afin d’arrêter la marche de l’ennemi. L’ordre en ayant été signifié à Bayard, il refusa de l’exécuter et dit au roi :

« Il n’y a pas de place faible quand il y a des gens de cœur pour la défendre. »

Il le prouva.

Avec deux mille hommes, le chevalier résista à quarante mille Autrichiens, et la ville triomphante enregistra cette merveilleuse défense.

Trois cents ans après, en 1815, les Prussiens, les Hessois et les Wurtembergeois cernèrent la ville : les bourgeois et les militaires unirent l’énergie de leur patriotisme qui, après quarante-deux jours de résistance, obtint une convention honorable.

En récompense, l’étendard de Bayard fut donné à la garde nationale.

Si vous trouvez Mézières mal bâtie, regardez de l’autre côté de la chaussée sa sœur jeune et charmante, Charleville arrosée par la Meuse.

Nous sommes si prè de Signy-l’Abbaye, que je ne peux m’empêcher de parler du singulier traité qui y fut conclu entre un seigneur de Châtillon et saint Bernard. L’acte authentique était encore au dernier siècle dans les archives de l’abbaye.

Il stipulait que saint Bernard, en échange du vaste terrain qu’il recevait du comte de Châtillon, rendrait à ce seigneur le même nombre d’arpents dans le ciel.

Dans les Ardennes, le plus vénéré des bienheureux est saint Hubert, le grand chasseur, chose logique pour un pays boisé, au viiie siècle une abbaye fut fondée par les rois sous son patronage ; en reconnaissance, l’abbé de Saint-Hubert envoyait tous les ans, au souverain six chiens de chasse courans et six oiseaux de proie pour le vol. Le grand maître des cérémonies et l’introducteur des ambassadeurs faisaient entrer les animaux avec les deux classeurs et les conduisaient dans l’appartement même du roi ; celui-ci remettait une offrande pour les pauvres de l’abbaye.

Cette coutume subsista jusqu’à la Révolution.

Malgré la froide température des Ardennes, le séjour m’en plaisait ; je me trouvais bien au milieu de ces cœurs francs, de ces intelligences généreuses, de ces mœurs un peu rudes, dans ce pays frileux ; quoique les traces des temps anciens n’y fussent pas alors tout à fait détruites.

Pendant une dédicace, c’est ainsi qu’on nomme les fêtes, j’ai même été témoin de jeux presque sauvages qui aujourd’hui certainement ont cessé d’exister ; je veux parler du jeu de l’oie.

Une oie vivante est attachée par les pattes à un poteau ; les jeunes gens tirent des numéros dans l’ordre desquels ils doivent agir. Une foule nombreuse fait cercle, laissant un certain espace vide autour du poteau. On bande les yeux au numéro un, on lui remet un sabre ; alors, le brandissant de tous côtés, il cherche à couper la tête du pauvre animal cloué au pilori.

Après un temps déterminé, le sabre et le bandeau passent au numéro suivant, jusqu’à ce que la victime sanglante, pantelante, soit décapitée et emportée triomphalement par le vainqueur.

Ceci est un reste de barbarie dont l’habitude dissimule la cruauté ; mais les accidents nombreux qui en résultent, suffisent pour que ce jeu soit désormais relégué à l’état de souvenir.

J’ai vu, la veille du mercredi des cendres, un autre genre de récréation rappelant les fêtes du moyen-âge.

Un énorme mannequin d’osier et de paille, représentant Mardi-gras, est fabriqué et porté sur la place publique, on l’entoure, on rit, on chante, on danse ; et quand la nuit est arrivée, on y met le feu ; ce sont alors des cris de joie et des battements de mains à mesure que la flamme monte, monte dans les airs.

Serait-ce une manière de célébrer la victoire du peuple sur l’Inquisition ?

Ces folles parties de plaisir ne nuisent pas à l’industrie des Ardennes, on y voit des fabriques nombreuses, des usines ; à Fumay se trouve une des meilleures mines d’ardoises de France.

Il faut pénétrer dans le sol à une profondeur effrayante pour en tirer l’ardoise. Des ouvriers qui voient rarement la lumière du soleil sont ensevelis dans les entrailles de la terre et travaillent à en détacher des blocs ; d’autres prennent ces blocs sur leur dos et les montent, haletants, péniblement courbés sous leur énorme charge ; des enfants pâles et chétifs partagent ce dur labeur. Mais, depuis que j’ai vu ces choses, de grandes améliorations ont dû être faites dans le sort de ces malheureux.

L’industrie n’est pas seule en honneur dans les Ardennes ; on cite un grand nombre de noms illustres dans les lettres, dans les sciences et dans les arts ; d’hommes célèbres par leur bravoure OÙ leurs vertus, nés dans ce département.

Vers 1835, c’était, d’après la statistique, un de ceux qui avaient fourni le plus grand nombre d’élèves à l’École polytechnique, établissement fondé d’après l’École du génie de Mézières.