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CHAPITRE II.

L’instruction volontaire.

Les voyages forment la jeunesse, assure-t-on ; je constatais tous les jours la véracité de ce proverbe. Allant à pied, étape par étape, faisant de temps à autre séjour dans les villes, il m’était facile de connaître mille choses nouvelles et de classer dans ma mémoire des souvenirs précieux.

Depuis que j’habitais Perpignan, mon bagage scientifique s’augmentait de plus en plus.

Je regardais comme un devoir de faire comprendre à mes hommes le prix et le charme de l’instruction ; bien peu se mettaient sérieusement au travail, tant est tenace ce préjugé : qu’un adulte est incapable de retenir quoique ce soit.

J’aidais de tout mon pouvoir les jeunes gens laborieux ; je leur facilitais la tâche ; mais, point de grâce pour ceux qui, par paresse, ne voulaient rien faire ! Ils alléguaient tous les mêmes motifs pour vivre dans l’oisiveté : À leur libération du service militaire, ils retourneraient dans leur village où ils n’auraient pas besoin de savoir lire et écrire pour reprendre la charrue. Ils feraient comme leurs parents qui avaient bien vécu, ignorant de quel côté il faut tourner un livre.

À ce propos, je me rappelle un jeune soldat que je trouvai un jour assis sur un banc, le bonnet de police derrière la tête, lisant des lèvres avec une profonde attention.

Je m’approche :

— À la bonne heure ! voilà comment on devient.

Je m’interromps :

Il tenait son livre à l’envers.

— Que faites-vous donc, conscrit ?

— Je lis, sergent.

— Vous lisez en tournant votre livre la tête en bas ?

— Excusez ! sergent… j’ai appris des deux côtés !

En effet, il lisait parfaitement ainsi.

Je vas vous expliquer, sergent, quand j’allais à l’école, le maître, un vieux du temps passé, se moquait pas mal de notre avancement. Tant mieux pour celui qui apprenait, tant pis pour les autres !

Notre alphabet, c’était lui qui en avait l’endroit ; et on criait tous ensemble le nom des lettres.

Moi, on me plaçait toujours du mauvais côté. quand on disait : A, je répétais A, en regardant la lettre à l’envers.

Ce qui fait, que lorsqu’on épelait, j’assemblais aussi ; mais toujours à l’envers.

C’est comme ça que j’ai appris à lire. Ah ! j’en

Fourrier, vous êtes superbe !
ai eu de la peine à lire autrement ! Et, encore

aujourd’hui, quand je suis seul, je lis comme vous voyez… Ça m’est plus commode !

— La manière est originale ! enfin ! puisque vous ne perdez pas votre temps, continuez ! conscrit, continuez !

Les nouvelles recrues nous arrivaient non seulement illettrées ; mais l’esprit faussé, imbu des plus sots préjugés ; j’avais de bons motifs pour ne pas m’en étonner.

Les superstitions de nos campagnes me revenaient à la mémoire et me faisaient sourire ; néanmoins, je sentais que, bercé dans ces idées, il était presque impossible de s’en défendre, surtout lorsqu’on ne quittait pas le pays.

Je pensais à l’opinion qu’on y avait en général de l’instruction en me rappelant un mot de Mathurine au sujet de la visite d’un jeune clerc du voisinage. Il passait pour très savant.

Du reste, ses vêtements élégants lui valaient les suffrages de la moitié du village ; mais Mathurine, elle, hochait la tête, elle avait son idée sur la science ; et, pour en juger en toute connaissance de cause, elle se rendit chez la tante du jeune homme.

— Bonjour, voisine, qu’est-ce qu’il y a de nouveau chez vous ?

— Il y a mon neveu que voilà.

Mathurine mit ses lunettes.

— Heu ! pâlot ! chétif ! ça n’a que le souffle ! murmura-t-elle. Tous comme ça ces hommes de plume ! Dites donc, monsieur, on dit que vous êtes quasi plus savant que Monsieur le Comte ?

— Je n’en sais rien.

— Le bruit en court dans le pays. Eh bien ! puisque vous êtes si sciencé, vous me direz pour sûr, quand c’est le premier quartier de la lune ?

— Ma foi, non !

Bah ! vous ne savez pas ça ? Qu’est-ce que vous savez donc alors ?

Et la bonne femme s’en alla sans cérémonie en marmottant le long du chemin :

Miséricorde ! ce n’est pas la peine de rester à la ville et de se perdre les yeux à déchiffrer leur grimoire ! Ne pas seulement savoir quand est le premier quartier de la lune !… Elle est belle leur science !

En dépit du sentiment de Mathurine sur les connaissances nécessaires à l’homme, je ne me laissai pas absorber complètement par l’étude du mouvement des astres, l’histoire était pour moi palpitante d’intérêt. Je me plaçais comme un spectateur devant les siècles rassemblés. Je regardais curieusement les Gaulois au sein de leurs sombres forêts, j’interrogeais leurs mœurs, leurs coutumes, leur religion ; je fouillais patiemment nos origines. Je voyais défiler sur notre sol fertile des hordes barbares livrant aux possesseurs de terribles combats pour obtenir le passage ou pour s’installer en maîtres sur la terre conquise.

Avec le temps, vainqueurs et vaincus ne formaient plus qu’un seul peuple : une société nouvelle était née. Mais au sein de cette société qui avait pour maxime : « La force prime le droit, » le pouvoir devait nécessairement devenir oppresseur jusqu’à ce que le faible, près d’être anéanti, vint, dans un superbe élan de justice et d’indignation, réclamer sa part de l’héritage commun.

Emu, attentif, je suivais les phases de notre grande révolution, je sentais combien notre génération aurait à lutter pour en affermir les bases qu’un ennemi occulte cherche sans cesse à ébranler : notre force à nous, était d’acquérir toujours, de faire notre devoir et de maintenir nos droits.

Les sciences m’intéressaient vivement aussi parce qu’elles augmentent le domaine de l’intelligence humaine et éloignent celui qui les cultive des préjugés, du mensonge et des superstitions.

Lorsque j’écrivais au pays, avec quelle chaleur je recommandais au cousin Pierre d’apprendre à lire afin de ne pas s’en rapporter à l’appréciation et au jugement d’autrui, surtout en ce qui concerne les affaires publiques.

Ma dernière lettre était plus pressante que jamais. Quand elle partit, je ne me doutais pas que je n’en daterais plus de Perpignan. Huit jours après nous avions ordre de quitter cette ville pour tenir garnison à Mézières.

Trois ans passés en Roussillon pendant lesquels j’avais travaillé autant que possible, où j’avais obtenu mes premiers grades, m’avaient rendu cher ce beau pays. Ce ne fut pas sans regret que je vis disparaître les flancs grisâtres des grandes montagnes et la cime élevée du fier Canigou.