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SERGENT !


CHAPITRE PREMIER.

Le sergent Daniel.

Le 43e de ligne dont je faisais partie en qualité de sergent-fourrier, fut assez longtemps en garnison à Perpignan.

Dès mon arrivée, animé d’un extrême désir d’étendre mes connaissances intellectuelles, j’avais parcouru la ville et ses environs ; ce beau pays excitait mon intérêt au plus haut point.

Né à quelques lieues d’Auxerre, je n’avais quitté mon village que pour faire mes sept ans de service militaire.

Je l’avoue, je m’en éloignai bien à contrecœur : Mais la loi parlait, il fallait obéir.

Mon vieux parrain eut toutes les peines du monde à relever mon courage en me montrant l’avenir sous de riantes couleurs ; d’ailleurs, dans nos campagnes, le plus brave, à ma place, aurait tremblé.

Tomber au sort, c’est une désolation chez les bons villageois ; mais, tirer de l’urne le plus fatal des numéros… ce numéro, menace terrible et permanente qui plane sur la vie comme un oiseau de proie prêt sans cesse à vous dévorer ; nouvelle épée de Damoclès toujours sur le point de trancher le fil préservateur ; ce numéro gonflé de tous les germes de malédiction ; c’était affreux !

À la nouvelle que j’avais pris le numéro treize, les bonnes vieilles de chez nous frémissaient jusqu’à la moelle des os. et ma mère… ma pauvre mère… elle en était affolée !

Qu’avait-elle à se reprocher cependant si pareil malheur m’arrivait ? Aucun des moyens qu’un esprit crédule et naïf peut mettre en œuvre pour attirer un numéro favorable ne furent négligés :

Herbes cueillies avant le chant du coq.

Eau miraculeuse puisée à la fontaine du Nain.

Talismans.

Paroles mystérieuses prononcées au crépuscule en se tournant vers l’Orient.

Hélas ! rien ne m’avait sauvé !

En conséquence, j’étais parti, triste, malheureux, pour rejoindre mon Corps, laissant mon père et ma mère dans un chagrin sans nom.

La voisine Mathurine cherchait à les consoler ; elle prétendait que les charmes n’avaient pas opéré parce qu’ils avaient été rompus par quelqu’un possèdant le mauvais œil ou par un sort jeté sur moi.

Le parrain haussait les épaules en entendant de telles paroles et s’en allait sans souffler mot.

Heureusement, l’école du régiment où je débutai en apprenant l’alphabet, en traçant des lettres sur le sable, m’arracha à l’ignorance et me donna le goût de l’instruction.

Toute ma science se bornait alors à peu de chose ; mais, je ne me lassais pas d’étudier seul, d’observer, de réfléchir et de comparer.

Assis en face de ces fameuses montagnes des Pyrénées, tant chantées, si souvent décrites, je m’abandonnais à mes méditations lorsque la voix de mon fourrier me fit tourner la tête.

— Il fait bon, ce soir, sergent, de respirer l’air du dehors !

— Mais oui… il y a des places à volonté.

— Ce n’est pas de refus ! Quel beau temps !

Le jeune homme s’assit à mes côtés ; et, tranquillement, nous nous mimes à causer comme de bons amis.

— Sergent, me disait-il, êtes-vous comme moi ? je trouve que ça vous remue le cœur de voir ces grosses masses de terre… ah ! s’il n’était pas trop tard… je m’escrimerais tant et plus sur les livres, à regarder d’où ça provient et par quel hasard la neige s’y conserve en tous temps.

— S’il n’était pas trop tard ?…

— Oui, sergent ! Le Rebouteux de mon pays — un fin matois, je vous jure ! — m’a toujours dit qu’à vingt ans l’entendement est fermé, qu’on aurait beau pâlir sur les bouquins — va te promener ! on n’y verrait que du noir sur du blanc !

— Erreur, fourrier, erreur formidable ! à tout âge, on peut s’instruire ; il suffit d’en avoir la volonté.

— Vous en parlez bien à votre aise, sergent Daniel ! Vous êtes sûrement un garçon de bourgeois, vous ? À vos allures, ça saute aux yeux ; et puis, vous êtes d’une instruction… numéro un… vous pouvez vous en vanter ! Je parie cent sous que le général vous rend des points pour la politesse ! Vous ne serez jamais honteux dans la société, vous !

Nous autres, pauvres paysans, nous ne connaissons — sous votre respect — que nos semailles et nos bêtes à cornes… Dans notre jeunesse, nous ne fréquentons guère l’école, hormis l’hiver, quand il n’y a plus de travail dans les champs,

Voyons ! parlons carrément : Est-ce que nous pouvons être éduqués comme des milords, ou comme vous, sergent ?

Je souris malgré moi tout en lissant ma moustache avec satisfaction.

— Vous riez ! J’ai donc dit une balourdise ?

— Pas du tout

— Alors ?

— Vous vous trompez simplement sur mon origine :

Mon père était laboureur.

— Pas possible !

— Et moi-même, j’ai cultivé nos terres, j’ai conduit le bétail aux champs en compagnie du cousin Pierrot, un peu plus âgé que moi. Lorsque j’étais gamin, j’ignorais l’organisation d’une école ; je n’en fréquentais ni hiver, ni été, par la raison qu’il n’en existait pas dans la commune. C’est pourquoi j’ai appris à lire en entrant au régiment.

— Je tombe des nues ! Vrai ! j’en suis saisi ! Pourtant le rebouteux de mon pays…

— Ce n’est pas un oracle !

— C’est le petit-cousin de la tante de ma belle-sœur.

— Fourrier, vous êtes superbe ! Mais, sérieusement, je regrette que votre cousin n’ait pas l’intelligence et le bon sens du père Lascience, mon parrain ; au lieu de vous mettre de semblables billevesées dans la cervelle, il vous aurait enseigné le vrai des choses ; j’ai ses leçons présentes à la mémoire et les trois mots cabalistiques qui, selon lui, portent bonheur :

Travail — honnêtelé — volonté.

Pour les moments difficiles, les luttes de la vie, il m’a donné un stimulant énergique, ce refrain :

Tant qu’il reste un brin d’espérance
Il faut toujours dire : En avant !

Il s’est chargé de mon éducation morale, mon vieux parrain, le sorcier du village.

— Sorcier ?… Sergent ?

— Les braves gens de là-bas en sont persuadés, rien n’ébranlerait leur conviction ; mais il n’use de son prétendu pouvoir que pour faire du bien et pousser les amis dans la voie du progrès.

Depuis de longues années, il combat la superstition incarnée dans la personne de la vieille Mathurine.

— Une ancienne, avec des idées à vous rendre idiot ? Tout comme chez nous, sergent !

— « Garçons, nous disait-elle, à Pierrot et à moi, je vas vous dire une parole… Prenez-la pour votre gouverne :

Le vendredi, jamais, ne commence un ouvrage,
Ne mets de linge blanc, n’entreprends de voyage…
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Du Treize, sois en garde, à table ou même ailleurs :
Ce nombre n’a poussé qu’arrosé par des pleurs.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Salière par ta main fut-elle renversée ;
De sel, sur ton épaule, envoie une pincée,
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Le poivre au maladroit porte toujours bonheur ;
Répands-le sans rien craindre et nargue le malheur !
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

— Ah ! sergent, tout comme chez nous ! Elle ne doit guère s’entendre avec votre parrain, la particulière !

— Non ! pas du tout ! C’est l’eau et le feu. Croiriez-vous qu’elle force ma mère à mettre trois grains de sel dans sa lessive afin d’éloigner les maléfices qui pourraient la faire tourner ? Le père Lascience a épuisé les meilleurs raisonnements pour lui prouver, à cette brave Mathurine, combien tout cela est absurde, mais, bah !

— Pas moyen de lui guérir la vue !

— Impossible, mon cher ! Elle se figure qu’il est en rapport avec le diable… et son train, et le regarde toujours de travers et pleine de défiance.

Elle le brave avec crainte. C’est curieux !

— Pauvre vieille !

— Cette persuasion s’est augmentée à partir du moment où la Toinon, avec qui elle passait des heures à bavarder, est devenue propre, soigneuse et bonne ménagère par l’influence bienfaisante du parrain. Malgré ses travers, c’est une excellente femme ; mon père et ma mère la regardent comme de la famille.

— Vous avez encore vos parents, sergent ?

— Oui, heureusement. Aussitôt que les circonstances le permettront, je me ferai une fête. d’aller les embrasser. Le Numéro Treize en vaut bien un autre, et l’étude est une occupation utile et agréable pour les soldats de tous grades ; ce sera prouvé. Vous comprenez, fourrier ! Quand on ne travaillerait que pour donner l’exemple aux autres…

— Vous avez, parbleu ! de l’idée, sergent, Le Rebouteux a parlé comme un grand sans-raison, c’est clair !… Hé ! la retraite ! Rentrez-vous au quartier ?

— Non ! Je vais à la bibliothèque. Bonne nuit, camarade !

— Vous, pareillement, sergent !