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CHAPITRE XIII.

Le collège d’Évreux.

Le lendemain le facteur m’apporta une lettre, c’était de mon bon cousin Pierre ; il me donnait des nouvelles du pays. J’en fus si heureux que les larmes me vinrent aux yeux lorsque je lus ce qui suit :

« Mon cher camarade,

» Je commence par te donner des nouvelles d’un chacun, à seule fin de te tranquilliser sur la santé des particuliers du pays.

» Ton père et ta mère ont toujours bon pied, bon œil, comme dit c’t’autre ; pour Mathurine et le père Lascience, je te dirai qu’ils se font vieux, les pauvres anciens et que, si tu tardes à revenir, il est quasiment sûr qu’ils n’ouvriront pas les yeux pour te voir. Mais on se souviendra d’eux dans la commune, rapport qu’ils y tiennent plus de place que d’aucuns, soit dit sans offenser personne.

» Il y en a toujours une qui ne les oubliera pas, c’est la Toinon, la citoyenne la mieux nippée et la meilleure ménagère de l’endroit à l’heure qu’il est.

» Je te dirai, mon cher Daniel, que l’année n’a pas été mauvaise : l’épi a bien rendu, la pomme de terre a donné et le raisin s’est bien comporté ; il y a seulement une chose qui ne me va pas ; vu que ça tourmente le bétail : les loups.

» Figure-toi qu’on en a tué plusieurs ici. Les bêtes ont, par bonheur, plus d’esprit qu’elles n’en ont l’air, si je comptais ce que je vais te marquer présentement à des bourgeois, on me rirait au nez ; mais toi qui as été élevé au milieu des ani­maux, tu me croiras sur parole.

» J’avais donc mené mes bœufs au pâturage avec nos trois petits veaux, tu sais, près de la pièce au père Serpouilly, qui n’est pas loin du bois. Voilà que j’entre dans la cabane à berger pour faire un somme. Je me dis : « Je vas être tranquille ! personne ne me dérangera. Mon chien se couche à mes pieds. Nous fermons les yeux et nous ronflons de compagnie. Bon ! Tout d’un coup, mon Rabat-Joie se lève et se met à hurler au loup. Tu connais ça.

» Ma foi ! je n’avais rien sous la main, je ne bouge pas ; mais je regarde par la lucarne. Qu’est-ce que je vois ? Mes bœufs qui se rangent en cer­cle, les cornes en avant, se serrent les uns contre les autres laissant au milieu un rond où mes petits veaux se tiennent cois.

» Je me mis à rire tout seul en voyant cette belle barricade de grandes cornes qui attendent le loup sans broncher. Braves bêtes ! Ceux qui disent qu’il n’a que l’homme capable de penser, s’entendent aux choses comme moi à tenir une quenouille.

» Maître loup ne savait à quelle corne s’attaquer, comme tu penses.

» Par malheur, ma jument était dans le champ avec les bœufs, je lui avais mis l’entrave, je ne te dirai pas à toi, mon cher, que c’est une chaîne courte qu’on attache aux jambes de devant, tu n’as pas oublié ta jeunesse, j’espère ?

» Je me demandais : que va-t-elle devenir ? Est-ce que ma jument ne se met pas à bondir, à ruer ; elle s’élance en avant, arrive sur le loup, soulève ses jambes entravées et retombe sur l’animal furieux qui se trouve pris et maintenu sous la chaîne. Il n’était pas à son aise, le gaillard ! il essayait de sauter au cou de la jument… Ah ! oui, je t’en souhaite ! la chaîne de fer le collait parterre. Elle le mord, l’étouffe… je trouve un gros gourdin que je n’avais pas vu d’abord, je l’empoigne et j’assomme le loup.

» J’avais déjà entendu dire que les bœufs et les chevaux se défendaient de cette manière-là ; mais je ressemblais terriblement à certain incrédule, à présent, je l’ai vu, suffit !

» J’aurais encore bien du nouveau à t’apprendre, mais, pour le moment, ce n’est pas facile, vu qu’un pauvre paysan comme moi a bien de la peine à parler en écriture.

» Mon cher camarade, le temps nous dure à tous de ne pas voir la chère tienne, je ne pense pas pourtant que l’état militaire te fasse oublier les vieux amis.

» Adieu, mon Daniel, tous les voisins te souhaitent le bonjour. Je ne t’en dis pas davantage par la raison que le grand Thomas qui est tou­jours de ce monde vient m’emprunter un boisseau de froment qu’il ne me rendra pas.

» Je te serre la main.

» Ton cousin pour la vie.
» Pierre. »


Cette bonne lettre mefit un bien immense, je repris courage et je me reprochai amèrement de m’être laissé affaiblir par la pensée d’une sotte superstition.

— Non : me dis-je avec résolution, je ne mour­rai pas ! je garderai mon bras, et avant peu je serai sur pied parce que je le veux !

La nuit suivante, j’eus constamment devant les yeux ce mot, il semblait rayonner, l’espérance renaissait dans mon cœur par la volonté.

Lorsque le docteur visita mon bras, il resta stupéfait : tout symptôme alarmant avait dis­ paru. J’avais si bien dormi !

La fièvre s’était calmée ; il ne fut plus question d’amputation.

En peu de temps, mes forces revinrent. Je devais à la devise du père Lascience : Travail HonnêtetéVolonté, tout ce qui m’arrivait d’heureux : — Par le travail, j’avais éclairé mon esprit et développé mon intelligence.

— Par l’honnêteté, j’accomplissais mon devoir en toute circonstance.

— Par la volonté, je bravais le découragement et les difficultés de la vie ; je parvenais même à vaincre la souffrance physique.

Oui ! je bénissais mon parrain, le vieux sorcier du village !

Dès que je fus rétabli, ma raison ne subissant plus l’ébranlement d’un état fiévreux, je me rail­lais moi-même de mon retour de crédulité au numéro treize.

Je fis de longues méditations sur les impressions de l’enfance, tellement enracinées que, seul, l’homme sain de corps et d’esprit peut les maî­triser ; car, elles attendent pour se redresser le premier moment de défaillance, d’affaiblissement, fût-ce le dernier de la vie.

Le 43° avait lutté avec tant de vaillance con­tre les Chouans, nous avions laissé un si grand nombre de braves dans leurs chemins creux, que l’autorité supérieure nous donna un repos dont nous avions vraiment besoin.

En conséquence, le régiment fut rappelé et envoyé à Evreux, où, dans le calme de la vie ordinaire, les hommes pourraient se remettre de dures fatigues et de cruelles émotions.

Franchement, je ne le regrettai pas trop. Tout militaire que j’étais, je faisais la guerre non par goût, mais par devoir, et je souhaitais ardem­ment reprendre mes études interrompues pen­dant notre séjour en Bretagne.

J’allai trouver le colonel, rempli pour moi de bienveillance et d’estime depuis l’affaire des Chouans. Je lui dis comment j’ai acquis les pre­mières notions d’instruction à l’âge de vingt ans, et mon désir de compléter mes études autant que possible. Je le priai de me prêter son appui afin que je pusse suivre les cours du collège.

Le colonel enchanté de cette résolution m’en félicita et me promit entière satisfaction. Deux jours après, j’étais assis sur les bancs au milieu des jeunes gena de la ville, suivant avec une attention soutenue les cours du professeur. C’est ainsi, que je finis mes classes.

Mon exemple fut suivi : huit jours après, un sergent vint s’asseoir à mes côtés. Je m’applau­dis vivement de ma décision, puisque d’autres reconnaissaient comme moi que l’ignorance seule est une honte et qu’on s’honore toujours en s’instruisant.

Nous nous primes l’un pour l’autre d’une ami­tié fraternelle, assistant aux mêmes leçons, tra­vaillant ensemble, nous quittant le moins possi­ble.

Quels bons jours ! et quelles interminables dis­ cussions ! Il était si intelligent mon camarade Beaudoin, si studieux et si dévoué ; c’était une de ces natures fines et délicates comme on n’en ren­contre guère. Il parlait peu aux étrangers ; mais quand nous étions côte à côte, il laissait déborder ses idées à pleins flots. Tout enfant, il avait connu la pauvreté ; sa mère était seule pour l’élever, de sorte que, petit encore, il avait dû comme tant d’autres enfants, se rendre utile et rapporter chaque soir un faible salaire, indispensable dans leur situation. L’école, hélas ! il n’y était jamais entré.

Arrivé au régiment, il se mit à l’étude ; en quelques mois, il arriva au point où bien des jeunes gens, servis par la fortune, ne parviennent qu’en plusieurs années.

À mesure que son instruction s’étendait, il désirait savoir davantage ; ne trouvant plus à l’école mutuelle les éléments nécessaires, il avait aussi sollicité la faveur d’aller au collège.

L’année scolaire finissait, les élèves n’avaient plus souci que de la distribution des prix et des vacances passées en famille ; ils calculaient impatiemment leurs chances de succès ; la classe se ressentait de cet état des esprits ; elle était moins calme et moins silencieuse qu’à l’ordinaire. La veille du grand jour était arrivée.

Le principal entra et nous dit à Beaudoin et à moi :

— Messieurs, je compte sur vous demain…

— Monsieur le Principal, nous nous ferons un plaisir… certainement…

Le jour suivant, une vaste tente enguirlandée de feuillage et de fleurs, recevait sous son abri tout ce que la ville d’Evreux comptait de personnés recommandables, notables ou connues.

Les autorités placées sur une vaste estrade donnaient par leur présence un caractère impo­sant à la cérémonie. Beaudoin et moi, nous nous tenions à l’écart, en arrière de nos jeunes con­disciples afin que nos uniformes ne nous fissent point remarquer.

Dire la joie des collégiens après l’appel nominal des récompenses ? Chacun l’a éprouvée. Le principal, alors, se lève, s’avance vers l’au­ditoire, et prononce ces paroles au milieu d’un profond silence :


« Messieurs,


» Nous venons de payer le tribut dû au travail et au mérite, avec toute l’impartialité imposée à notre conscience ; notre devoir cependant ne peut se borner là aujourd’hui devant un fait si rare que jusqu’à présent il est unique — unique, non-seulement dans notre ville ; mais dans des cités d’une plus grande importance.

» Il y a dans cette assemblée, Messieurs, deux jeunes gens, voués dès leur enfance aux plus rudes labeurs ; l’un, à peine entré dans l’adolescence, a manié l’outil, l’autre a vécu parmi les travailleurs qui ensemencent nos plaines et tracent les sillons. Je m’écrierais avec le poète :


» Heureux laboureurs !


» Si le milieu dans lequel ils se trouvaient, leur condition de fortune, ne leur avaient interdit l’espoir de se livrer aux charmes de l’étude et d’en apprécier la noblesse et la grandeur.

» Ce n’est qu’à force de volonté, de travail et d’honnêteté que ces vaillants jeunes gens sont sortis des ténèbres de l’ignorance, et occupent parmi nos meilleurs élèves une place distinguée.

» Chers enfants, qu’ils soient pour vous l’Exemple !

» Messieurs, la plus haute récompense, la seule digne de ceux dont je vous parle est certainement l’expression de sympathie que je vois paraître sur vos visages. Oui ! comme moi, vous » êtes touchés… et, avec une affectueuse curiosité, vous demandez leurs noms.

» Mes élèves, mes amis… vous, Daniel et vous, mon cher Baudoin, recevez, en ces deux petits livres, le témoignage public de mon estime et de mon amitié. »

L’excellent homme marcha vers mon camarade et moi un volume dans chaque main.

Des larmes tremblaient dans nos yeux ; nous serrions ses mains sans pouvoir prononcer un mot.

On applaudissait à faire crouler la tente, les dames tenaient leur mouchoir disant :

— Braves garçons !

Le colonel debout se tourna vers nous les bras tendus :

— Mes enfants, je suis bien heureux… vous êtes l’honneur du régiment… merci ! au nom du quarante-troisième !

Et il nous embrassa avec effusion.

Les applaudissements redoublèrent.

Beaudoin et moi, nous étions à la fois confus et ravis de la bienveillance générale. Certes, nos longues années de travail assidu étaient noblement récompensées par ce moment de bonheur.

L’orchestre joua un morceau patriotique, puis la sortie s’opéra, alors les autorités vinrent à nous et l’on nous dit des choses si flatteuses que je ne puis les répéter.

Non ! il n’est pas de jour plus beau que celui où la sympathie des gens de bien nous est mani­festée, la mériter est une ambition digne de faire battre le cœur d’un honnête homme.

Vers le milieu de l’année suivante, je fus chargé de lever le plan d’Evreux, je le fis avec autant de zèle que de soins ; car, à tout moment, les officiers avançaient leur tête par-dessus mon épaule et venaient m’adresser des questions sur mon travail, n’épargnant ni les éloges, ni les en­ couragements.

Cependant, le désir de rentrer dans la vie ci­vile me prenait, et la fin de mon réengagement touchait à son terme.

Des personnes s’intéressant à moi, m’offrirent une position dans l’administration des postes ; je réfléchis profondément, je consultai Beaudoin. Il m’assura qu’en restant au régiment j’arriverais à un grade élevé ; mais j’étais trop las de chan­ger continuellement de résidence, j’éprouvais ce besoin de repos et de stabilité si agréables à un cer­tain âge. J’acceptai la proposition qui m’était faite.

J’allai présenter mes adieux au colonel et remercier de ses bontés pour moi ; il me dit :

— Mon garçon, ne l’oubliez pas ! vous avez en moi un ami toujours prêt à vous aider.

Je serrai sa main avec reconnaissance. Peu après, je quittai mon régiment, cette grande famille militaire de laquelle je reçus tant d’adieux affectueux, tant de bonnes paroles que je nai ja mais parlé sans émotion de mon cher Quarante-troisième.


FIN