Sept petites nouvelles de Pierre Arétin/Sixième nouvelle

Traduction par Philomneste junior.
Chez Jules Gay, éditeur (p. 88-90).

SIXIÈME NOUVELLE.


Un individu ayant une aversion prononcée pour les hommes à cheveux rouges est l’objet d’un tour ingénieux joué par un aubergiste de cette couleur.


Un particulier éprouvait une extrême répugnance pour les individus à cheveux rouges, et ne voulait avoir aucun rapport avec eux dans le cours de sa vie. Il advint qu’il se trouva dans le cas de faire un voyage dans le cœur du mois de janvier ; il partit avec trois compagnons, deux allant à pied et un à cheval, et, comme il arrive souvent, ils furent surpris par la nuit sur un chemin qu’ils ne connaissaient pas. Le froid excessif, la neige et le vent qui soufflait avec violence sur eux de tous côtés, les fatiguaient au point qu’ils ne pouvaient y résister. Ne trouvant âme qui vive en état de leur dire s’il y avait une auberge près ou loin, ils s’efforcèrent durant deux heures d’avancer, mais sans grand succès, car, à chaque pas qu’ils faisaient en avant, la violence d’Éole les rejetait d’autant en arrière. Enfin, grâce à Dieu, ils arrivèrent à une auberge lorsqu’il était déjà cinq heures de la nuit. Les cavaliers étaient tellement roidis par le froid qu’ils avaient l’air d’être en bois, tant ils étaient hors d’état de se mouvoir. Enfin le feu fut allumé, les chevaux furent mis à l’écurie, les poulets à la broche ; tout s’apprêtait pour un repas fort nécessaire, lorsque l’ennemi des hommes roux s’aperçut que l’hôte était de cette couleur ; il s’écria aussitôt : « Allons, qu’on selle nos bêtes et partons ! — Eh ! maître, restons ici, disaient les serviteurs. — Je n’en ferai rien, répliquait l’autre. — Si vous voulez absolument partir, vous êtes le maître, dit l’aubergiste ; mais, croyez-moi, renoncez à votre fantaisie, et je vous montrerai, par le bon accueil que vous aurez ici, combien vous êtes dans l’erreur en nous jugeant aussi sévèrement. » L’ennemi des cheveux rouges se décida à rester, l’hôte lui ayant promis de lui laisser lui-même régler la dépense et s’engageant ensuite à ne demander que la moitié du prix d’estimation. Puis quelques cartes se montrèrent, comme par hasard, dans les mains de l’aubergiste, et notre voyageur, qui ne haïssait pas le jeu, les ayant aperçues, on se mit à jouer, on soupa, on recommença ensuite la partie, et elle s’acheva sans que personne eût gagné ou perdu. Le voyageur voulait, toutefois, tenir compte à l’aubergiste du plaisir qu’il avait eu à jouer avec lui ; mais celui-ci répondit que cela se retrouverait, et il était en effet bien résolu de ne pas perdre le moyen de se dédommager. On se mit au lit et personne ne se leva qu’il ne fît grand jour. L’aubergiste fit allumer un grand feu, il engagea l’ennemi des cheveux rouges à s’asseoir auprès, et, quand il le vit en train de savourer le bien-être que causait la chaleur, il commença à vanter le mérite d’un brasier bien allumé lorsqu’il fait un froid rigoureux. Le nigaud, entraîné par cette conversation, se mit à dire : « Ce feu vaut bien cinquante écus. — Il ne vous en coûtera que vingt-cinq », repartit le rusé aubergiste, et il fallut que le voyageur, fidèle à la convention qui avait été conclue, payât cette somme.