Sept petites nouvelles de Pierre Arétin/Septième nouvelle

Traduction par Philomneste junior.
Chez Jules Gay, éditeur (p. 91-94).

SEPTIÈME NOUVELLE.


Brandana, s’étant approché de la cheminée afin d’allumer de la lumière, prend pour de la braise ardente les yeux d’un chat qui lui saute à la figure et le déchire avec ses griffes ; croyant avoir affaire au diable, il s’enfuit à toutes jambes. Il raconte un tour que le diable joua à un ermite.


Brandana fut aussi joueur que scélérat, et il ne connut de sa vie d’autre métier que l’exercice de tous les vices. Il se trouvait une nuit à jouer, lorsque l’impétuosité avec laquelle il jeta les cartes sur la table éteignit la lumière ; il la prit et courut pour la rallumer vers le feu qui était dans la cheminée couvert de cendres. Il tenait une allumette, et il l’enfonça dans le museau d’un chat qui était étendu sur le foyer et dont les yeux lui avaient semblé des charbons ardents. Le matou, furieux, lui sauta au cou, s’y cramponnant avec ses griffes et le mordant au visage. Il se mit à crier : « Je suis mort ! » Et ses compagnons, qui l’attendaient cartes en mains, se levèrent en tumulte ; d’autres, qui étaient dans une chambre voisine, entendant le vacarme, accoururent avec une torche allumée ; mais, voyant une bête noire qui s’acharnait sur Brandana, ils s’enfuirent, laissant tomber la torche, qui s’éteignit. Le misérable, mordu et égratigné, crut que l’enfer allait l’engloutir ; il se sauva comme il put, promettant à Dieu de se faire ermite. Enfin le chat l’abandonna. Il ne tint pas d’ailleurs sa promesse ; mais il raconta une fois à un ami, qui m’en a fait le conte, un tour divertissant que le diable joua à un pieux solitaire dont l’austérité était telle qu’il était inaccessible à toutes les tentations. L’enfer entier s’était mis à l’œuvre pour le faire tomber en faute ; mais ni les richesses, ni les promesses des plus hautes dignités, ni les appétits de la chair, ne pouvaient rien sur lui. Enfin, un petit diable des plus malins s’écria : « Sois sûr, Satan, qu’avant que ne vienne le jour de demain ce prétendu saint sera des nôtres. » Il dit, et se transforma en un jeune berger touchant à l’adolescence, et le voilà frappant à la porte de l’ermitage, au milieu d’un ouragan terrible de vent, de pluie et de grêle. Il appelle au secours d’une voix tremblante qui aurait ému de compassion l’homme le plus barbare. Le saint homme l’entendit, mais il se défiait des embûches du démon, et il fut longtemps sans se décider à ouvrir sa porte. Enfin l’amour du prochain l’emporta, et il laissa entrer chez lui le soi-disant berger. C’était chose risible de voir comment monsieur le diable fermait les yeux, afin de ne pas voir les signes de croix que faisait le solitaire, et celui-ci ne remarqua point que l’étranger se bouchait les oreilles avec les doigts : c’était pour ne pas entendre prononcer le nom du Seigneur. Une brassée de sarments jetée au feu réchauffa bientôt le berger, qui se mit à faire un récit lamentable de ce qu’il avait souffert, s’inquiétant de ses brebis dispersées et de l’inquiétude où devait être sa maman. L’ermite lui donna un morceau de pain, avec lequel il se nourrissait quand l’heure de rompre le jeûne était venue. Il lui fit boire un coup d’assez bon vin, et il ne se défiait de rien. Mais peu à peu une métamorphose s’opérait chez le diable, qui avait pris une figure de garçon parce que, s’il avait eu les traits d’une femme, la porte ne lui eût pas été ouverte. Des cheveux soyeux et dorés sortaient de dessous son bonnet ; les roses et les lys se montraient sur ses joues ; ses lèvres étaient vermeilles comme une grenade ; ses jambes nues étaient d’une finesse extrême, et ses vêtements, mal attachés par devant, laissaient apercevoir deux globes d’albâtre qu’il était bien dangereux de regarder. Les yeux de l’ermite ne s’arrêtaient que trop complaisamment sur ces objets, dont ils eussent dû se détourner au plus vite, et le malin esprit ajoutait au danger par les mouvements gracieux qu’il exécutait. Que dirons-nous enfin ? Le pénitent tomba en tentation. Aussitôt que le diable fut arrivé à ses fins, il fit un grand saut et s’écria avec un éclat de rire : « Apprends, bon père, que c’est le diable en personne que tu as reçu chez toi. Quand on nous ouvre la porte, nous sommes bien vite sûrs de notre fait, et, si nous prenons la figure d’une femme, infailliblement on tombera dans nos filets. Que ceci te serve de leçon à toi et à tes pareils. » Aussitôt, le diable disparut en riant de plus belle, laissant l’ermite désolé et se frappant la poitrine avec de grands mea culpa ; mais la leçon n’a encore profité à personne.



FIN.