Scènes et mœurs des rives et des côtes/04

SCENES ET MOEURS


DES


RIVES ET DES CÔTES.




LE PASSEUR DE LA VILAINE.




I

Les voyageurs qui suivent maintenant la route de Nantes à Vannes traversent le pont de La Roche-Bernard, dont les câbles gigantesques, suspendus au-dessus de l’embouchure de la Vilaine, relient les deux rives, et vont chercher, par de longs souterrains, un point d’attache plus sûr à la racine même des collines ; mais beaucoup de ceux qui s’arrêtent pour contempler cette merveille de l’industrie contemporaine ignorent que ce passage, où l’on ne trouve aujourd’hui qu’un motif d’admiration, était, il y a peu d’années encore, une occasion de retard et parfois de sérieux péril.

Un bac établissait seul alors la communication entre la Loire-Inférieure et le Morbihan. Or, la violence du courant, la largeur de la rivière sur ce point et l’action de la marée, qui en faisait, à certaines heures, un véritable bras de mer, rendaient souvent la traversée difficile. Là, comme au passage des cent rivières maritimes[1] qui sillonnent nos côtes occidentales, les chalands, surchargés par les fermiers qui ramenaient leurs troupeaux des foires ou par les femmes qui revenaient des pèlerinages, avaient plus d’une fois sombré, léguant aux conteurs de veillées et aux poètes des paroisses un éternel sujet de récits ou de complaintes. Qu’on ajoute les crimes commis sur ces carrefours des eaux, les romanesques aventures d’amour, les miraculeuses rencontres de saints, de fées ou de démons, et l’on comprendra comment l’histoire des passeurs (c’était le nom donné aux conducteurs de bacs) formait un des chapitres les plus dramatiques de ce grand poème éternellement embelli par l’imagination populaire.

A. vrai dire, l’existence de ces hommes avait quelque chose d’étrange. Leurs barques, espèces de ponts qui marchaient sur les eaux, étaient devenues leurs demeures. Aux jours ordinaires, ils y attendaient souvent pendant des heures le cri d’appel du piéton isolé, qui entrait dans le bac sans s’asseoir, leur jetait son obole, et continuait sa route. Pour eux, tout visage ne faisait que passer, tout entretien n’était que l’échange de quelques mots ; leur vie se composait seulement d’apparitions fugitives et de courts épisodes. Forcés ainsi de tout saisir au passage, en mesure de recueillir mille indices et jouissant des longs loisirs qui sollicitent la méditation, les passeurs acquéraient, comme les bergers, une lucidité subtile qui leur permettait de lire là où les autres ne voyaient rien d’écrit. Ils devaient à cette supériorité une certaine indépendance que maintenait encore leur position exceptionnelle. Chacun avait, en effet, besoin de leurs services sans qu’ils eussent besoin de personne. Maîtres de hâter ou de retarder le voyage de celui qu’ils transportaient, ils le tenaient momentanément dans leur dépendance sans dépendre jamais de lui. On comprend l’espèce d’avantage que pouvait leur donner une pareille condition sur des riverains fréquemment obligés d’invoquer leur bonne volonté. Toujours présens d’ailleurs à un passage inévitable, ils y exerçaient forcément une surveillance à laquelle peu de choses échappaient, et nulle personne sage n’eût voulu s’attirer la malveillance de ces portiers des deux rives.

Robert Letour, établi à l’embouchure de la Vilaine, connaissait ces privilèges, et en usait dans une juste mesure. Fils et petit-fils de passeurs, il tenait à maintenir la dignité de sa profession. Depuis vingt-six ans que le bac de La Roche-Bernard lui était confié, pas un voyageur n’avait eu à se plaindre de son inexactitude ou de son imprudence, mais pas un d’eux non plus n’avait impunément essayé de lui imposer son caprice. Ses seuls aides étaient son fils Urbain et sa fille Claude. Bien qu’ils fussent nés tous deux de la même mère, jamais frère et sœur n’avaient présenté un contraste plus frappant. Le premier était un beau garçon de vingt-quatre ans, vêtu avec une propreté recherchée et élevé aux écoles de Vannes, où on le citait également pour son bon sens, ses bonnes qualités et sa bonne grace ; la seconde, au contraire, sourde et muette de naissance, portait une jupe de berlinge brun, une camisole de tricot bleu et une coiffe de toile rousse ; ses pieds et ses bras nus étaient tannés par le hâle. Il y avait dans ses traits frustes et dans ses formes grossièrement robustes je ne sais quoi de dur qui la mettait, pour ainsi dire, en dehors de son sexe, et ne permettait point d’apprécier son âge. En réalité, elle n’était l’aînée d’Urbain que de quelques années ; mais, prisonnière dans le silence, elle semblait s’y être pétrifiée. Toute sa personne manquait de l’aisance mesurée qui met la grace dans la vigueur. Cependant sous cette enveloppe mal dégrossie se cachait une pénétration singulière. Le temps que d’autres dépensent à écouter et à répondre, Claude l’employait uniquement à observer. Son père le savait, et ne manquait guère de la consulter dans ses incertitudes. Tous deux s’étaient fait un langage de signes qu’ils comprenaient seuls, et qui leur permettait d’échanger leurs idées à la grande surprise des riverains, pour qui ces communications muettes étaient toujours un nouveau motif d’ébahissement.

Par une belle soirée de septembre de l’année 1839, plusieurs paysans étaient réunis au bas de la pente rapide qui conduisait au bac de Robert, et admiraient la curieuse télégraphie du passeur, qui donnait par signes à la sourde-muette des ordres aussitôt exécutés que compris. Ils revenaient de la foire de Marzeau, et attendaient que la batelée fût complète pour gagner l’autre rive.

— Sainte Anne ! s’écria un jeune fermier qui portait à la main un fer de faux enveloppé d’une corde de paille, en voilà une femme parfaite ! Jamais de mauvaises paroles, et toujours prête à l’obéissance !

— Eh bien donc, si elle vous plaît tant, joli Pierre, reprit avec un peu d’aigreur une petite paysanne placée vis-à-vis du fermier, qui vous empêche de lui proposer la bague d’alliance ? La Claude sera riche, et qu’est-ce qu’il faut de plus à cette heure pour nos gars que des pièces d’argent à faire sonner dans leur ceinture et une montre au gousset ?

— Pour une montre, fit observer le passeur, j’ai idée que le joli Pierre en a une, — et vous aussi, la Manon : — faut même croire qu’elles sont du même horloger et qu’on les a réglées bien d’accord.

— À cause ? demanda la paysanne.

— À cause, reprit Robert, qu’un de vous ne passe jamais pour couper l’herbe sur l’autre bord sans que le second arrive quasiment aussitôt avec sa corde et sa faucille.

Tous les assistans se mirent à rire ; Manon rougit jusqu’à la racine des cheveux.

— Ah ! Jésus ! c’est donc bien par hasard, balbutia-t-elle.

— Je ne dis pas, répondit le passeur ; mais du moins faut pas accuser le joli Pierre d’avaricieuse envie, vu que, depuis qu’il fait l’herbe avec vous, la Manon, il ne retourne plus voir la fille de la Noisetierre, et pourtant on la dit riche à ne savoir que faire de son argent.

— Eh bien ! il y en a qui en trouvent l’usage, repartit un vieux paysan ; quand ça ne serait que M. Richard ! regardez-moi plutôt la maison qu’il vient de faire bâtir là, près des chantiers.

Le père Surot (c’était le nom du paysan) montrait une habitation nouvelle, construite au penchant du coteau, et devant laquelle on avait commencé les terrasses d’un jardin qui descendait jusqu’à la rivière. Le passeur y jeta un regard dans lequel l’observateur attentif eût pu lire une malveillance mêlée de dédain et de dépit.

— Oui, oui, dit Robert entre ses dents, le grand boisier, comme on l’appelle depuis qu’il exploite tous les travailleurs de bois de la Bretèche, est devenu un monsieur à cette heure. C’est lui qui doit fournir le tablier du nouveau pont, où il gagnera, disent les autres, des mille et des cent !

— Ce que c’est que la chance ! reprit Surot ; il y a une douzaine d’années, ce n’était que le contre-maître d’Antoine Burel, et même on le disait près d’être chassé ; mais, quand le malheur est arrivé à son bourgeois et que les blancs l’ont tué, il a continué ses entreprises, si bien que le voilà aujourd’hui parmi les grosses gens.

— Parmi les grosses gens, ça se peut, reprit le joli Pierre en baissant la voix, mais non pas, pour sûr, parmi les bonnes gens. Autant d’ouvriers qui ont affaire à lui, autant de mécontens.

— C’est la vérité, dit Surot ; mais, comme il ne craint personne, tout le monde le craint.

— Non pas moi, objecta le passeur.

— Ah ! c’est juste, vous lui transportez souvent de la marchandise, fit observer le joli Pierre ; comment donc que vous vous arrangez avec lui ?

— Comme un homme avec un homme : je lui fais de l’ouvrage, et il me paie mon dû.

— Sans menacer et sans crier ?

— Les cris ne font peur qu’aux vaches effarées, et les menaces ne sont que des paroles, dit le passeur.

— Mais c’est qu’il en arrive souvent aux coups, savez-vous bien ?

L’œil de Robert étincela. — Ah ! jour de Dieu ! pas avec nous, dit-il ; s’il y arrivait jamais, je connais le moyen de le rendre aussi doux qu’un agneau. — Mais… que le ciel nous préserve de querelles… — Entre voisins on doit vivre en paix.

— D’autant que la filleule du grand boisier est grandement polie, ajouta le jeune fermier. Je gage que vous n’avez pas à vous en plaindre, maître Robert ?

— Bien au contraire, dit le passeur, la Renée est toujours prête à nous rendre service.

— C’en est une, celle-là, qui a de la chance, interrompit la jeune Manon ; rester orpheline sans un rouge liard et trouver un parrain qui vous donne tout à discrétion !

— Ne croyez donc pas que ce soit pure générosité, reprit le joli Pierre : au dire des boisiers de la Bretèche, maître Richard lui doit la meilleure part de ce qu’il gagne, car si c’est lui qui tient la toise, c’est elle qui tient la plume, et, comme on dit, les bons comptes font les bonnes maisons.

— C’est vrai que la Renée est une savante, dit le père Surot ; elle a bien été six ans au couvent, en petite pension[2].

— N’ayez pas de souci qu’elle l’oublie, répliqua Manon d’un ton rogue, elle en parle aussi souvent que la Béraud de ses jupes et de ses bijoux.

— Allons, tu lui en veux, parce qu’elle est plus brave que toi ! dit le vieux paysan en souriant.

— Moi ! s’écria Manon, qui rougit, ah ! Jésus ! si on peut dire ! c’est bien la dernière de mes peines. La Renée n’a qu’à porter du drap et des rubans, si c’est sa fantaisie !… elle n’est point la seule… et je ne la vois pas plus belle que les autres…

— Mais que reproches-tu donc à cette pauvre créature ? reprit Surot ; c’est-il d’être la filleule du grand boisier ?

— Dame ! répondit méchamment Manon, il y a un proverbe qui assure que les loups ne sont jamais parrains des brebis.

— Ah ! vous aimez les proverbes, la Manon ? interrompit Urbain, le fils du passeur, qui avait jusqu’alors gardé le silence ; dans ce cas, je pourrai vous en apprendre un qui vous sera de grande usance ; c’est celui qui dit :


Chien qui mord, femme qui déchire,
De tous les fléaux sont le pire.


Les assistans se mirent à rire ; mais la paysanne s’indigna.

— Qu’est-ce que me fait votre proverbe ? s’écria-t-elle aigrement ; est-ce que je lui veux du mal à votre Renée ? C’est-il pas le père Surot qui m’a accusée d’être envieuse ? envieuse de quoi, voyons ? Dirait-on pas que c’est une grande gloire d’avoir un parrain que tout le monde voudrait voir couché au cimetière ?

— Quand ce serait la vérité, fit observer Urbain, vous savez que la faute n’en est pas à Renée.

— Toujours n’est-ce pas de quoi lever si haut la tête ! reprit la jeune fille.

— Ce n’est pas non plus de quoi la baisser, répliqua plus vivement le jeune homme.

Elle le regarda d’un air ironique et dit : — Ah ! vous êtes donc pour la Renée, mon gars ?

— Et vous, vous êtes donc contre elle, ma fille ? demanda Urbain.

— Prenez garde d’en dire trop de bien ; ça pourrait lui faire tort.

— Il n’y a pas de danger ; vous en direz tant de mal, que ça lui fera encore plus de bien.

— Ce que c’est que de se trouver voisins, on devient amis !

— C’est depuis que la Manon demeure près de joli Pierre qu’elle a découvert ça !

— Je parie que vous parlez tous les jours à la Renée.

— Faudrait, pour ça, aller couper l’herbe au même pré.

Ici les rires des auditeurs redoublèrent. Manon se mordit les lèvres et changea de visage ; le passeur s’entremit.

— Allons, la paix ! dit-il avec une certaine autorité ; vont-ils pas se déplumer pour ce qui ne les regarde pas ? Voyons, la Manon : le gars n’a pas de mauvaises intentions, ma fille ; ne prends pas l’air d’une poule qui voit descendre l’épervier. Vous y alliez de si grand cœur, que la Claude en a pris l’air tout effaré.

Les yeux de la sourde-muette étaient, en effet, fixés sur son frère et sur la jeune fille, dont elle suivait tous les mouvemens en s’efforçant de deviner l’objet du débat. Le geste par lequel on avait désigné la maison de Richard l’avait sans doute mise sur la voie, car elle adressa vivement à son père quelques signes accompagnés d’un gloussement inarticulé, et le passeur s’écria : — Dieu nous secoure ! elle a compris ! — Oui, oui, c’est bien ça, pauvre créature, on parlait de la filleule de Richard

Ces mots étaient accompagnés de gestes explicatifs que la sourde-muette accueillit par une sorte de grognement et en frappant du poing ses genoux, ce qui était toujours chez elle une expression de colère ; mais, avant qu’on eût pu s’expliquer la cause de son mécontentement, une nouvelle bande de paysans qui arrivaient compléta le nombre des passagers et força Robert à pousser au large.

Le bac, pesamment chargé, s’avançait avec lenteur en coupant le courant que la descente de la marée rendait plus rapide ; la Claude et Urbain étaient aux avirons. Le passeur, au lieu de se tenir à l’arrière, place habituelle des patrons dans les barques qui gouvernent, était assis à l’avant, d’où il donnait les ordres et percevait le péage. Il venait de laisser tomber la dernière pièce de cuivre dans la poche de toile cousue au dedans de sa veste, quand le bac atteignit le milieu de la Vilaine. Un dernier rayon de soleil éclairait, au sommet des coteaux, voisins, de longues traînées jaunâtres qui indiquaient les tranchées dans lesquelles allaient se perdre les câbles déjà appuyés sur les deux portiques. Les paysans se montrèrent l’un à l’autre le travail presque, achevé.

— Par ma foi ! voici le pont qui a les jambes hors de l’eau, dit le joli, Pierre ; encore quelques mois, et nous aurons un plancher sur la rivière.

— En voilà une belle invention ! s’écria la Manon.

— Et une économie ! ajoutèrent plusieurs voix.- Nous n’aurons plus besoin de personne pour traverser l’eau. — Et on ne nous demandera plus nos sous marqués.

— Parlez donc pas de ça, vous autres, interrompit le père Surot, à demi-voix ; ça doit être un trop grand crève-cœur pour maître Robert.

Le vieux passeur l’entendit et se retourna.

— Faites pas attention, mon Surot, reprit-il en secouant la tête avec mélancolie, faut bien que la jeunesse vante le nouveau. C’est l’ordinaire d’abandonner les plus faibles pour les plus forts. Quand ce pont mauhardi aura enjambé la rivière, aucun de ceux qui sont ici ne se rappellera que mon bac lui a fait traverser l’eau à toute heure et par toutes les saisons, en le portant sur ses reins comme saint Christophe portait le Christ.

— Ne croyez pas ça, maître Robert, répliqua le joli Pierre, on se rappellera toujours dans le pays que vous étiez un vaillant passeur.

— Mais on aimera mieux ne pas avoir à vous déranger, ajouta la Manon ironiquement.

— Principalement quand on aura peur d’être vu, reprit Robert Letour d’un air sombre ; une fois le fossé comblé entre ceux d’ici et de là-bas, les deux rives seront comme des maisons ouvertes où tout le monde pourra entrer sans frapper.

— Eh bien, tant mieux ! s’écria le joli Pierre ; plus la route sera facile, plus il viendra de gens dans le pays, plus il y aura de commerce…

— Et plus vous serez malheureux ! interrompit le passeur..

— Pourquoi ça ?

— Parce qu’il vous arrivera à tous comme à moi ; où il y avait un bac, on dressera un pont. Laissez un peu venir ceux de la ville avec leur argent et leur malice, et vous verrez ! Ils auront bientôt les meilleures terres, ils élèveront le plus beau bétail, ils tiendront les plus belles marchandises, et vous autres, les gens du pays, vous ne pourrez plus rien vendre. Aussi ; petit à petit, les grands domaines mangeront vos fermes ; celui qui occupait une charrue aura assez de sa bêche. Les voyageurs qui passeront sur la route trouveront que tout va mieux, parce qu’ils rencontreront des voitures et des maisons en pierre de taille ; mais ces maisons-là auront pris la place de vos logis, et ces voitures ne vous laisseront plus de chevaux. À cette heure que le pays est pauvre soi-disant. chacun possède son morceau de terre qu’il travaille à sa guise ; quand le pays sera devenu riche, tout se trouvera aux mains de quelques gros rentiers dont il faudra devenir les serviteurs à gages, et, au lieu de paroisses de laboureurs, vous aurez des paroisses de domestiques.

Les plus vieux paysans se regardèrent.

— Ça s’est vu tout de même, dit l’un d’eux avec hésitation ; on disait de mon temps que la grande opulence dévorait la petite chevance.

— Bah ! c’est la mauvaise humeur qui fait parler maître Robert, reprit le joli Pierre ; il ressemble maintenant à la corneille, qui ne peut chanter que pour annoncer le mauvais temps.

— Faut être juste aussi, ajouta Manou avec une pitié hypocrite ; le plus beau pont est triste à voir pour un passeur.

— Ne crains rien, ma fille, dit Letour avec une sorte de dignité, celui-ci ne me tourmentera pas long-temps, car, aussi vrai que je crois en Dieu, il ne sera pas plus tôt achevé que le passeur et son bac iront chercher fortune ailleurs.

Tous les passagers se récrièrent.

— S’il est possible ! répétèrent les plus voisins ; quoi ! maître Robert, vous quitterez le pays ? — Et où voulez-vous donc aller ?

— Là où les pauvres gens ont encore besoin des services d’un pauvre homme, répliqua le passeur. Grace à Dieu, il reste des rivières où l’on sera le bienvenu.

Joli Pierre lui demanda s’il avait déjà choisi sa nouvelle station ; mais Robert refusa de s’expliquer davantage. Quelques voisins se rappelèrent seulement alors qu’il avait fait, le mois précédent, une absence de quelques jours, consacrée sans doute à la recherche d’un passage où il pût s’établir.

— Par ainsi, le gars Urbain ne pourra plus nous apprendre de chansons aux fileries d’hiver, dit Manon ; eh bien ! foi de chrétienne, j’en serai grandement marrie.

— Moins que moi ! répondit avec un soupir le jeune passeur, qui depuis son débat avec la jeune fille était retombé dans le silence.

— Pour le vrai, c’est dur de quitter l’endroit qui nous est devenu une accoutumance, dit le père Surot.

— Eh donc ! qui l’empêche de rester ? reprit Manon ; n’y a-t-il pas dans le pays de quoi occuper ses bras ?

— Ne vous inquiétez point de ce que feront mes gens, interrompit Robert avec un peu d’impatience, on saura bien leur trouver du travail sans votre aide, si c’est la volonté de Dieu.

— Faudrait peut-être aussi connaître celle d’Urbain, répliqua la paysanne d’un ton aigre-doux.

— Et qui te dit qu’il en a une autre ? demanda le passeur.

— Ce n’est pas lui toujours, répondit la jeune fille ironiquement, car il reste là aussi muet qu’un poisson.

— S’il ne répond rien, reprit Robert, surpris et mécontent de la tristesse taciturne de son fils, c’est qu’il connaît son devoir, et qu’il sait que les enfans suivent celui qui gouverne la maison.

La Manon guigna le jeune passeur.

— Pauvre gars ! dit-elle avec malice, comment donc qu’il s’habituera à vivre ailleurs et à ne plus voir ce joli coteau de maître Richard

Le jeune homme parut déconcerté ; elle éclata de rire.

— Allons, allons, je ne dis rien, reprit-elle en se levant : c’est seulement pour vous apprendre qu’on a des yeux comme un autre ; mais méfiez-vous du nouveau conducteur des travaux, vous savez, le petit M. Lenoir ; c’est un malin qui ne sort quasiment plus de la maison neuve. Voici le bac qui aborde ; sans rancune, mon Urbain, soyez bon enfant, et on ne causera pas. — À vous revoir, maître Robert.

Elle avait repris son panier, rattaché sa cape de serge, et elle quitta la barque d’un pied alerte. Urbain, qui avait paru très embarrassé et qui voulait sans doute éviter des questions, aida le père Surot à débarquer ses paquets et à les porter jusque chez lui, laissant le passeur singulièrement intrigué. Lorsque la Claude vit son frère disparaître à la suite du vieux paysan, elle frappa de nouveau du poing sur ses genoux, en faisant entendre l’espèce de glapissement qui lui tenait lieu d’exclamation. Elle se leva vivement, courut à une petite butte d’où elle pouvait apercevoir la route suivie par son frère, regarda quelque temps et revint avec des gestes de dépit.

— Eh bien ! qu’y a-t-il, la fille ? demanda le passeur.

La sourde-muette répondit par des signes rapides et tellement multipliés, que son père parut avoir quelque peine à comprendre.

— Doucement donc, doucement ! dit-il en continuant à traduire tout haut ses gestes et ceux de la Claude selon son habitude ; tu es fâchée qu’Urbain soit parti avec le père Surot ? — Pourquoi ça ? — C’est toujours bon de rendre service à un voisin. — Tu crois qu’il est allé pour autre chose ? — qu’il attend quelqu’un ? — qui ça ? — hein ? — Qu’est-ce que tu me montres sur l’autre bord ? La maison de Richard ! — Dieu nous sauve ! est-ce que le gars aurait quelque chose pour la Renée ?

La sourde-muette multiplia les signes affirmatifs, en les accompagnant de son cri rauque.

— Ah ! Malheur ! s’écria Robert en frappant du pied, est-ce bien possible ce que tu dis là ? C’est donc pour ça qu’il est si triste depuis que nous devons quitter le passage ?… Oui, oui, je me souviens à cette heure ! il ne manque jamais d’être sur le chemin de la Renée, et elle-même, elle a toujours quelque chose à nous dire ou à nous demander… Et je n’y avais pas pris garde ! Ah ! pauvre homme ! on a bien raison de dire que nos yeux ne sont bons qu’à voir chez les voisins !

La Claude continuait à appuyer son opinion par signes avec une vivacité toujours plus irritée ; le passeur croisa les bras.

— C’est bon, je te crois, reprit-il d’un ton chagrin ; je sais bien ce qui te met en si grand souci ! La femme du gars Urbain doit commander au logis, et tu as peur d’avoir une maîtresse. Il le faudra pourtant un jour ou l’autre ; mais, s’il plaît au ciel, ce ne sera pas la filleule de maître Richard, non ; par le vrai Dieu ! ma volonté est ailleurs. Je parlerai à Urbain… ou peut-être à la fille… C’est à savoir lequel vaut le mieux.

En murmurant ces derniers mots ; le passeur était allé s’asseoir au bord du bac, où il sembla tomber dans une méditation soucieuse. Évidemment il réfléchissait à la découverte qu’il venait de faire et au moyen de rompre le lien d’affection qui s’était formé à son insu entre son fils et Renée. Il fut arraché à sa rêverie par une exclamation de la sourde-muette. La Claude lui montrait du doigt Urbain, qui débouchait au loin par le sentier en compagnie de leur jeune voisine.

La filleule du boisier portait l’élégant costume des artisanes et avait dans toute sa personne une grace frêle et mignonne qui rappelait la demoiselle ; elle tenait d’une main une ombrelle verte, de l’autre un vieux volume à couverture de basane et marchait à petits pas, l’oreille penchée vers Urbain comme dans une causerie intime. Ce fut seulement en arrivant au bac qu’elle releva la tête, rencontra le regard du passeur et le salua. Elle se réjouit tout haut de le trouver de ce côté de la rivière, et annonça que son parrain, arrêté à la grande auberge pour y remiser le char-à-bancs, ne tarderait pas à la rejoindre. Il revenait avec elle de la forêt de la Bretèche, où elle était allée, selon l’habitude, faire le paiement de quinzaine.

Tout en parlant ainsi avec une volubilité un peu embarrassée et comme quelqu’un qui cherche à se donner une contenance, elle était entrée dans le bac et s’était assise à l’arrière. Urbain, qui l’y avait suivie, prit le gros livre qu’elle venait de déposer près d’elle.

— Peut-on regarder ? demanda-t-il.

Cette question ! répliqua Renée en riant, vous ne reconnaissez donc pas mon vieux Barême ?

Robert tressaillit. — Le volume de comptes, dit-il en le prenant ; celui qu’on t’a prêté l’autre jour et où tu as trouvé qu’il manquait une feuille ?

— Où donc ? demanda la jeune fille.

— Ça doit être ici, dit le passeur en ouvrant le livre à une page tachée de rouille.

— Juste ! s’écria Urbain. Eh ! mon père, lisez-vous donc maintenant pour trouver si bien la place ? Voyez, la feuille a été arrachée, car il en reste encore un morceau.

— Eh bien ! je n’en savais rien, reprit Renée ; à vrai dire, je n’ouvre guère le volume que quand je vais à la Bretèche pour faire le compte des boisiers.

Voici les preuves de vos promenades, dit Urbain, qui avait repris le Barême à son père, et montrait de loin en loin, entre les pages de calcul, une fleur desséchée qui semblait entremêler au texte aride des souvenirs plus doux. La filleule de Richard sourit et se mit à feuilleter avec Urbain le vieux livre, s’arrêtant à chacun de ces signets champêtres pour le faire reconnaître à Urbain et raconter où elle l’avait cueilli. Le passeur, soucieux et les bras croisés, les laissa continuer cette revue, leurs têtes penchées l’une vers l’autre et leurs haleines mêlées, jusqu’à ce que les gestes irrités de la sourde-muette l’eussent averti. Il sortit brusquement de sa rêverie, fronça le sourcil et ordonna au jeune gars de passer à la forge, pour réclamer un harpon depuis long-temps attendu. L’ordre était donné d’un ton qui ne permettait ni l’objection ni le retard. Urbain se leva avec un visible déplaisir, enjamba, sans se presser, les bancs du bateau, et se dirigea lentement vers la ville. Robert le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il eût disparu, et se retourna alors vers la jeune fille. Celle-ci rangeait les fleurs dans le livre avec un soin minutieux, qui prouvait bien moins un amour d’ordre que la distraction de son esprit. Il la regarda un peu de temps sans parler, comme un homme qui se consulte. Évidemment il hésitait sur le parti à prendre avec la filleule de Richard. Le passeur l’avait connue enfant et vue grandir sous ses yeux, dans les habitudes familières qu’autorise le voisinage, jusqu’au moment de son entrée au couvent ; mais, lorsqu’elle en était sortie, cette séparation de cinq années, jointe aux élégantes et discrètes manières de la jeune fille, lui avait imposé. Dans l’intervalle d’ailleurs, la fortune de maître Richard s’était augmentée, et avec elle la distance qui séparait les deux familles. Le passeur le sentit instinctivement. Devenu plus timide avec Renée, il avait renoncé à son ancien tutoiement, et s’était accoutumé à lui témoigner une sorte de déférence amicale. Il conservait pourtant au fond le souvenir de leur intimité première la jeune fille n’avait pu lui faire oublier l’enfant. Aussi, après avoir balancé quelque temps, il s’approcha d’elle brusquement, lui mit la main sur l’épaule, et dit à demi-voix — Il faut que je vous parle, Renée.

Elle leva vers lui les yeux avec un sourire interrogateur et étonné,

— À moi ? dit-elle, et de quoi donc ?

— Du gars Urbain.

Il sentit l’épaule de la jeune fille tressaillir sous ses doigts.

— Faut pas trembler pour ça, continua-t-il avec un peu d’impatience dans l’accent ; il s’agit de causer sans frime et d’amitié, car j’ai toujours idée que vous nous voulez du bien, Renée.

— Ah ! vous pouvez le croire, s’écria-t-elle d’une voix émue, il n’est personne ici ou autre part à qui je souhaite plus de bonheur !

— Je vous remercie, ma fille, dit le passeur d’un ton plus doux ; pour lors vous ne voudrez point que le gars Urbain me chagrine plus long-temps. Depuis que j’ai parlé de quitter La Roche, il n’a ni courage ni bonne humeur.

— Et pourquoi voulez-vous partir ? demanda la jeune fille avec un accent de supplication plaintive.

— Pourquoi ? répéta le passeur ; ce n’est pas vous qui devez me demander ça, la Renée ; vous me l’avez entendu dire trop de fois. Vous savez que je ne puis pas rester ici, que je ne le veux pas, et que c’est au gars de me suivre. Jusqu’à cette heure, dans notre famille, personne n’a jamais eu honte du métier de son père ; faut que le gars soit ce que je suis, ce que ses grands parens ont été ; qu’il vive dans le bac des Letour de sa sueur et de son courage : c’est notre gloire, ça ! comme aux gentilshommes de conserver leurs manoirs et de vivre du rien faire. Voilà assez long-temps que je tiens la gaffe de patron, le moment d’Urbain est venu, et là-bas c’est pour lui que la barque labourera la rivière.

— Ainsi vous avez déjà choisi votre nouvel endroit ? demanda la jeune fille troublée.

Le passeur fit un signe affirmatif.

— Et… c’est peut-être… bien loin ? ajouta-t-elle en hésitant.

— Bien loin, dit Robert ; sans compter que le passage est rude, et des fois de grand péril ; mais le gars est d’âge à avoir une aide.

— Une aide ! répéta Renée sans avoir l’air de comprendre.

— Quoi donc ? reprit Robert, avez-vous oublié l’ancien temps, ma fille ? Quand Urbain et la Claude avaient leur mère (puisse Dieu l’avoir reçue dans sa gloire !), ne l’avez-vous pas vue manier l’aviron et tirer à la cordelle ?

— Je l’ai vue, dit la jeune fille.

— Donc, continua le passeur, faut que le gars ait de même une créature qui le secoure de sa vaillantise, et… je l’ai trouvée.

Renée se redressa comme si un coup l’eût frappée, mais elle retint l’exclamation qui entr’ouvrit ses lèvres.

— Oui, continua Robert, j’ai trouvé là où nous irons la fille de ma propre cousine… C’est fort comme un jeune chêne et doux comme le petit d’une brebis, juste ce que je cherchais, car il faut au gars une brave créature qui aura du cœur dans les bras, et non pas une demoiselle…

La jeune fille fit un mouvement qu’il aperçut dans l’ombre.

— Je ne dis pas ça pour vous, la Renée, ajouta-t-il avec un peu d’embarras.

— Votre fils sait-il vos intentions ? demanda-t-elle sans lever la tête.

— Pas encore, répondit le passeur ; j’ai voulu d’abord vous en parler, parce que, selon votre volonté, vous pouvez me rendre triste ou content.

Renée voulut l’interrompre.

— Oh ! ne me dites pas le contraire, ajouta-t-il en lui prenant la main ; voyons, ma pauvre fille, parlons le cœur grand ouvert, et pensons que le bon Dieu nous écoute. Si le gars est malheureux de partir, c’est rapport à vous ; s’il n’a plus de goût au travail, c’est qu’il ne s’occupe que de vous. Rien ne lui fait, rien ne lui dit, si ce n’est de votre part. Vous l’avez ensorcelé !… en tout honneur, je le sais, ma fille ; mais n’essayez pas de menteries avec un voisin et un ancien ami, avouez ce que vous avez dans la pensée.

— Faites excuse, maître Robert, balbutia Renée avec une fierté très émue : ce que j’ai dans la pensée ne doit être avoué qu’au prêtre qui me confesse ; mais je puis vous jurer par toutes les choses saintes qu’il n’a jamais été question de rien de ce que vous dites entre votre fils et moi.

— Ainsi il ne vous a point parlé de son amitié, et vous ne lui avez fait aucune promesse ?

— Jamais.

Le passeur lui saisit la main. — Alors engagez-moi votre foi que vous ne l’écouterez ni ne lui répondrez dans l’avenir, s’écria-t-il ; c’est une grace que je vous demande, la Renée. Ne croyez pas que ce soit par mépris pour vous ou par mauvaiseté. Aussi vrai qu’il y a un Dieu dans le ciel, je ne vous veux que du bien ; mais c’est pour ça même que je vous demande de ne pas donner d’espérances à Urbain. Il y a dans mon esprit un empêchement… Puis, ni les états, ni les fortunes ne sont pour aller ensemble. Tôt ou tard, mes pauvres gens, vous le verriez tous deux ; faut pas coudre le berlinge et la soie au même habit. La filleule de maître Richard a trop de mignonnerie pour devenir la femme d’un pauvre passeur de rivière. De meilleurs gars qu’Urbain seront fiers de lui donner l’anneau d’argent.

— C’est à savoir si leurs pères auront moins de fierté que maître Robert, reprit le jeune fille, dans la voix de laquelle tremblaient des larmes, bien qu’elle s’efforçât de sourire ; mais alors, comme à cette heure ; je me rappellerai le quatrième commandement. Vous pouvez dormir en repos ; ce ne sera jamais par ma volonté que votre fils oubliera l’obéissance.

Et comme le passeur voulait la remercier : — C’est assez, c’est assez, ajouta-t-elle précipitamment, voici qu’on vient ; au nom de Dieu, la paix ! On pourrait vous entendre.

À ces mots, elle se leva vivement et alla s’asseoir à l’autre extrémité du bateau.

Claude, qui avait suivi du regard toute la scène précédente, resta les yeux attachés sur la jeune fille, et s’efforça de lire sur ses traits, à la lueur des étoiles, ce que son attitude et les gestes du passeur n’avaient pu lui faire deviner ; mais, gênée de cette attention, Renée se détourna, pencha la tête, et ne laissa plus voir qu’une silhouette confuse, à demi effacée dans l’ombre qui descendait sur les eaux.

Les gens dont la venue avait brusquement terminé son entretien avec le père d’Urbain étaient de nouveaux passagers, parmi lesquels se trouvait le parrain même de Renée, le grand boisier. Robert le reconnut de loin à sa voix haute, qui semblait imposer silence à tous les autres, et à sa démarche, dont la résolution avait quelque chose d’agressif. Il portait une limousine brune et une casquette de peau de loup dont les poils se confondaient avec ses favoris grisonnans. Les yeux petits et injectés de sang, le teint d’un rouge violacé, les narines ouvertes, la mâchoire fortement accusée, lui donnaient une physionomie violente qui frappait au premier coup d’œil. Richard s’avançait en faisant tourner dans sa main velue un fort bâton de charme, le long duquel avait été incrustée une bande de cuivre qui portait les divisions du mètre. Il entra dans le bac le dernier, sans saluer le passeur par son nom, comme l’avaient fait les autres, gagna le banc du fond, et cria de pousser.

Robert demeura immobile à l’avant, le coude appuyé sur sa gaffe.

— Eh bien ! est-ce qu’il n’a pas entendu, celui-là ? reprit le grand boisier. Holà ! Eh ! l’endormi, en route, nous n’avons pas de temps à perdre.

Le passeur se retourna à demi avec une nonchalance affectée. — Si maître Richard est si pressé, il n’a qu’à se servir de son pont, dit-il froidement.

— Qu’est-ce que c’est, reprit le parrain de Renée, on fait donc le plaisant ce soir ? Je te dis que je paie le passage ; voyons, quand comptes-tu partir ?

— Quand le gars sera de retour, répliqua tranquillement Robert.

— Comment ! c’est ton fils que nous attendons ? s’écria. Richard avec un éclat de rire insolent ; ah bien ! à la bonne heure ; soyez donc à la commodité du gars Urbain ! Voyons, tu dois pourtant connaître ton métier, depuis le temps que tu patauges dans la Vilaine. Sais-tu bien ce que c’est qu’un passeur ?

— Oui, dit Robert en le regardant ; c’est un homme qui n’a de complaisance que pour ceux qui ont de la politesse.

Un flot de sang monta au visage du grand boisier, qui se leva.

— Ah ! tonnerre du bon Dieu ! ne va pas m’agacer les nerfs, ou ça se gâtera, s’écria-t-il ; veux-tu nous passer, dis ? — Non ? — Eh bien ! mille diables ! nous allons voir !

— Arrêtez, mon parrain, voici Urbain ; nous allons partir, interrompit Renée.

Le jeune homme arrivait en effet avec le harpon, et sauta dans la barge.

— Ah ! enfin ! s’écria Richard ; mille tonnerres ! ça n’est pas malheureux…

Presque au même instant, le bac se détacha de la rive. La nuit était complètement close, on ne voyait aucune étoile dans le ciel, et les deux bords furent bientôt cachés par la brume. Les quelques passagers dispersés dans le bac gardaient le silence ; on n’entendait que le frôlement de l’aviron contre les flancs de la barque et le clapotis des eaux sous la carène. Tout à coup une lueur traversa la nuit, et un coup de feu retentit sur la rive droite. Tous les regards se tournèrent de ce côté.

— Dieu nous assiste ! voici quelqu’un qui chasse bien tard, fit observer un des passagers.

— Il y a des gibiers qu’on chasse mieux la nuit, répliqua le passeur.

— Lesquels ?

— Ceux dont on veut se venger ou hériter.

— Eh non ! ce n’est rien, interrompit brusquement le grand boisier ; quelque mauvais gars qui s’amuse à brûler la poudre volée aux mineurs.

— Possible, dit Robert ; mais on en a peut-être dit autant, voilà huit années, quand on a entendu le coup de fusil qui a tué Antoine Burel.

Richard fit un mouvement. — Au fait, ce devait être de ce côté, dit-il.

Plus en amont, répondit le passeur ; là-bas, devant la Roche-Verte.

— Encore un mauvais coup des chouans, reprit le grand boisier ; ils avaient juré de se venger de Burel, parce que, soi-disant, il avait espionné pour les bleus. Si le garde-chasse de M. le comte n’était pas mort en prison, on aurait su de lui la vérité.

— Ça n’est pas sûr, dit Robert en secouant la tête.

— Pourquoi ça ?

— Parce que j’ai idée que le garde-chasse n’était point au fait.

— Qu’en sais-tu ?

— Dame ! j’en sais… ce que j’ai vu.

Richard releva vivement la tête.

— Toi ! s’écria-t-il, tu as vu quelque chose ?… Allons donc, quand tu as été appelé devant les juges, tu n’as rien dit.

— Nous autres, les passeurs, nous ne sommes pas de la maréchaussée, répliqua Robert sèchement.

— Et puis, on ne sait pas ce qu’une parole en justice peut faire de mal, ajouta un des passagers. M. le comte, qu’on avait l’air de soupçonner, était un homme de grande importance ; qui lui aurait fait tort aurait pu s’en repentir ; mais le voilà mort d’avant-hier, que Dieu ait pitié de son ame ! À cette heure, maître Robert peut causer sans danger.

Le passeur ne répondit à cette invitation indirecte qu’en hochant la tête. La réserve était en effet un des caractères distinctifs de ses pareils, et ils en avaient fait en même temps un point d’honneur et une sauvegarde. Si leur poste rendait l’observation facile et permettait certaines découvertes, l’isolement les exposait sans défense aux rancunes de tous ceux qu’auraient pu compromettre leurs indiscrétions. En position de beaucoup savoir, ils devaient montrer une grande prudence, s’ils ne voulaient avoir beaucoup à craindre. Aussi, contens de faire comprendre que rien ne leur échappait, ils évitaient en général d’en dire davantage, ménageant ainsi à la fois leur réputation de clairvoyance et leur sûreté. Robert ne sembla donc point disposé à pousser plus loin ses révélations sur le meurtre autrefois commis près du passage ; mais le grand boisier prit à tâche de l’y forcer. Il le railla avec son audace habituelle, en le mettant au défi de justifier ses prétentions. Il y avait quelque chose d’étrange dans la lutte de ces deux hommes, dans l’acharnement fiévreux que mettait l’un à faire parler et dans l’effort entrecoupé d’impatience menaçante que faisait l’autre pour se taire. Enfin Robert parut poussé à bout.

— Alors vous voulez absolument que je raconte la chose ? s’écriat-il les yeux fixés sur Richard.

— Pardieu ! il me semble que tu as eu le temps de préparer ton histoire, répliqua celui-ci en ricanant ; voyons, vieux farceur, qu’est-ce que tu as vu ?

— J’ai vu, dit Robert lentement… j’ai vu l’assassin de Burel.

Tous les auditeurs se rapprochèrent ; le grand boisier éclata de rire.

— Oh ! fameux ! dit-il, et peut-être bien même que tu lui as parlé ?

— Non, reprit le passeur d’un accent que ces moqueries avaient enfin animé ; mais je puis vous dire comment il a fait le coup et pourquoi on n’a pas retrouvé ses traces.

— Voyons ça ! dit Richard, qui s’assit pour écouter.

— Eh bien donc ! reprit Robert, c’était un soir, comme qui dirait aujourd’hui, mais beaucoup plus tard, un peu avant la mi-nuit ; le ciel était si bas qu’il touchait la rivière, et il faisait une pluie si menue qu’on ne l’entendait pas tomber. J’étais là, au fond de mon bac, sous un morceau de prélart goudronné ; je cherchais à dormir, mais faut croire que je sentais le malheur dans l’air, impossible de fermer les yeux. La nuit était tranquille à ce point qu’on entendait les girouettes crier là-bas et les poissons sursauter dans le chenal. Comme j’avais malgré moi l’oreille au guet, voilà que dans un certain moment je crois reconnaître les pas d’un voyageur sur la route ; il me semblait approcher de la rivière ; je distinguais le bruit de son bâton sur les cailloux. Je regarde ; une ombre venait de paraître à la pente du coteau ; elle arrivait devant la Roche-Verte, quand subitement un coup de feu part et l’abat.

— C’était Antoine Burel ? interrompirent plusieurs voix.

— Comme vous dites, mes gens, reprit Robert ; il avait reçu les deux balles dans le flanc, et il n’était pas encore tombé qu’il était déjà mort.

— Mais après… vous… qu’avez-vous fait ? demanda Richard visiblement intéressé.

— J’allais sauter à terre et courir à la Roche-Verte, reprit le passeur ; mais, comme je tirais l’amarre pour aborder, j’entends quelque chose qui tombe à l’eau ; je me retourne, et qu’est-ce que j’aperçois ?… Une tête qui flotte dans le courant et qui s’avance de mon côté ! Je n’ai que le temps de me rejeter au fond du bac ; l’assassin arrive à la nage jusqu’au plat bord du bateau, le longe main sur main, et file devant moi, la tête haute et le fusil en bandoulière.

— De sorte que vous l’avez reconnu ? interrompit le grand boisier en se penchant vers Robert.

— Est-ce que je n’ai pas dit que c’était la nuit ? répliqua celui-ci sans lever les yeux.

— Alors ça pourrait être tout de même le garde-chasse du comte, objecta un passager.

— Si le garde-chasse avait su nager, répondit Robert.

— Au fait, dit Urbain, quand il est tombé, l’an dernier, dans l’étang du manoir, il se serait noyé sans le jardinier.

— Pardieu ! je gage qu’il revenait du cabaret, interrompit le grand boisier ; il suffit de quelques verres de cognac pour paralyser le meilleur nageur. Mais attention, eh ! voilà que nous arrivons. Renée, dormez-vous, ma chère ? Allons, debout !

La jeune fille, qui était restée étrangère à tout ce qui s’était dit, se redressa à la voix de son parrain, réunit le vieux Barême, le petit panier, l’ombrelle déposés sur le banc, et se hâta de débarquer. Urbain, debout près de son aviron, espérait un adieu ou du moins un regard ; mais elle s’éloigna en silence, atteignit le détour du chemin, et disparut sans avoir tourné la tête.


II

Renée tint parole : à partir de sa conversation avec le père d’Urbain, elle évita soigneusement les occasions de rencontrer son fils. Auparavant, elle avait sans cesse quelques demandes à faire au nom de son parrain ou pour elle-même ; il ne s’écoulait point un seul jour sans qu’on la vît à la maisonnette du passeur, ou sans qu’Urbain se présentât à la nouvelle demeure du grand boisier ; elle cessa tout à coup ses visites et évita celles de son jeune voisin. Celui-ci, d’abord surpris, voulut en vain découvrir la cause d’un pareil changement. Ainsi que Renée l’avait affirmé à Robert, leur intimité s’était bornée jusqu’alors à une préférence tacite qui ne pouvait donner de prétexte à aucune explication : sans engagemens réciproques, ils n’avaient rien à se demander. Le passeur était précisément intervenu à ce moment où les chaînes, déjà soudées à chaque cœur, ne s’étaient point réunies pour former un lien commun. Pris des deux côtés, ils n’avaient pu se faire aucun aveu et se trouvaient sans droits l’un sur l’autre. Il en résulta pour Renée plus de facilité à dénouer leurs habitudes familières, et pour Urbain l’impossibilité de se plaindre.

Cependant, si l’amour silencieux du jeune homme le laissait sans privilège, il n’en était ni moins ardent ni moins absolu. L’espèce de mystère même dans lequel il avait grandi lui donnait l’irrésistible élan de toute passion que l’expérience n’a point éprouvée. L’attachement le plus sincère s’amoindrit souvent à l’essai ; mais, tant qu’il demeure dans le domaine de l’idéal, tout l’exalte. L’essaim des illusions l’enveloppe et l’emporte toujours plus haut, comme ces chérubins qu’on nous peint dans les ascensions de la mère du Christ. Pour tous les bonheurs de la terre, quels qu’ils soient, la réalité reste au-dessous du rêve, et l’ardeur de la possession ne peut être comparée à celle de l’espérance. Aussi l’amour inavoué d’Urbain s’était-il insensiblement emparé de tout son être ; le jeune homme en avait fait l’unique objet de ses méditations ; il y rapportait tous ses efforts, tous ses souhaits. Le brusque abandon de Renée lui enleva subitement cette occupation secrète de sa vie. En cessant de la voir et de l’entendre presque à toute heure comme par le passé, il sentit qu’il se faisait autour de lui une sorte de vide et de silence général. Il avait d’abord multiplié les tentatives pour se rapprocher de la jeune fille ; mais, quand il reconnut l’intention visible de le fuir, il pensa que sa recherche déplaisait, et qu’il devait renoncer à tout espoir. Quelque cruelle que fût la découverte, il ne chercha point à la repousser. Esprit simple et cœur vaillant, il n’avait ni l’orgueilleuse habileté qui déguise la défaite, ni la lâcheté peureuse qui cherche à nier la blessure. Il se dit que son amour n’était point partagé, que sa présence devenait importune, et, sans se plaindre, sans récriminer, sans croire qu’on lui dût ce qui lui était refusé, il cessa ses poursuites avec la dignité discrète de ceux qui se respectent assez eux-mêmes pour savoir respecter les autres. Seulement l’effort le brisa : précipité tout à coup du haut de ses espérances, il demeura tellement étourdi de la chute, qu’il en devint insensible à ce qui l’entourait. La Claude, qui avait tout observé et tout compris, redoubla vainement de soins : il ne parut point y prendre garde. Vainement aussi Robert l’entretint de leur résidence prochaine ; il ne parut point entendre. Toutefois, quand le passeur, encouragé par un silence dont il ne devinait point la cause, voulut en venir à l’union projetée, Urbain tressaillit, puis secoua la tête ; et, comme Robert allait insister :

— Ne parlons pas de ça, mon père, dit-il avec émotion ; je n’ai point maintenant l’idée au mariage, et, s’il plaît à Dieu, je resterai ce que je suis, pour vous servir.

Le passeur avait espéré que cet abattement serait une crise et que la tristesse du jeune gars n’aurait qu’un temps ; contre son attente, elle augmenta de jour en jour et de semaine en semaine. Urbain ne se plaignait pas, mais il avait cessé de chanter, il ne riait plus, et, chaque fois que son père se tournait de son côté, il le surprenait les yeux fixés sur la maison neuve du coteau. Cette persistance finit par inquiéter Robert, dont le trouble se traduisit en mécontentement. Il se mit à gourmander le jeune passeur de son mutisme, de sa nonchalance et de son manque de goût à toute chose. Urbain répondit d’abord avec douceur, puis plus vivement. La bonne harmonie qui avait jusqu’alors régné chez les Letour allait s’altérant de jour en jour. Ne pouvant se satisfaire réciproquement, on finissait par s’aigrir ; le lien de famille se relâchait peu à peu dans ces débats sans cesse renouvelés. Le jeune homme s’en aperçut et devint plus sombre.

On avait atteint les premiers jours de décembre ; les neiges qui fondaient avaient grossi la Vilaine, qui roulait sur son lit de vase des eaux troubles déjà parsemées d’épaves emportées par les inondations. Quelques caboteurs, retenus en rivière par le mauvais temps, étaient amarrés le long du bord, et leurs équipages remplissaient les cabarets de planches élevés sur les deux rives pour les ouvriers civils et militaires employés à la construction du pont suspendu. Contre son habitude, Urbain était allé les rejoindre à plusieurs reprises, et son père, qui avait besoin de bras de renfort pour le passage, devenu plus difficile, avait dû deux ou trois fois l’y faire chercher. Le passeur supporta d’abord assez tranquillement ces absences ; mais, un jour qu’Urbain s’était attardé outre mesure, il perdit patience et éclata. Le jeune homme venait de sauter dans le bac, les joues animées et l’œil brillant d’un éclat que le passeur attribua aux libations de la cantine ; il lui jeta un regard sévère.

— Si on n’a point de goût pour les gens de son logis, il me paraît qu’on en a de reste pour ceux du dehors, dit-il avec une irritation mal contenue ; Dieu me damne ! voilà des mois que je ne vous ai vu si vif de courage et si rougeaud de contentement.

— Faites excuse, mon père, dit Urbain, dont la voix haletait ; si le sang me bout pour l’heure, ce n’est point que j’aie le cœur plus joyeux.

— C’est donc que le cognac des caboteurs était plus fort ? reprit Robert ironiquement.

— Non, non, répliqua doucement le jeune homme, c’est seulement que j’ai trouvé un remède à ce qui nous chagrine.

Robert le regarda d’un air d’étonnement interrogateur.

— Voilà trop de mois que le mauvais vent souffle chez nous, reprit le jeune gars ; vous, la Claude et moi, ne sommes plus ce que nous étions ; ça ne peut continuer plus long-temps. — Un jour ou l’autre, quand l’épine que j’ai dans le cœur me tourmentera trop fort, je puis oublier ce que je vous dois de respect ; par rancœur, vous m’ôterez votre amitié, et, après un tel bien perdu, autant vaudrait pour moi dormir sous l’eau jusqu’au jugement.

— À la bonne heure ! dit Robert, adouci et touché par le ton de son fils ; mais si c’est ton idée de me contenter, qui t’en empêche ?

— Ah ! vous le savez trop bien, mon père ! s’écria Urbain en fixant les yeux sur le passeur. À des mots que vous avez dits ces jours-ci, et aux regards que je vous ai vu jeter vers la maison neuve, j’ai bien reconnu que vous étiez au fait. Pour lors, vous devez comprendre le reste. Le cœur triste fait la triste humeur.

— Et n’es-tu donc plus un homme ? interrompit Robert avec une indignation tempérée de tendresse. Voyons, jour de Dieu ! ton ame est à toi peut-être… Ne peux-tu la tourner d’un autre côté ?

— J’ai essayé, dit le jeune garçon avec découragement, mais tout a été inutile. Tant que je serai ici, mon cœur ira du même côté que mes yeux. J’ai beau ne la voir ni lui parler : il y a autour de moi des choses qui me la montrent ou me causent d’elle. Vous-mêmes, mes chères gens, vous une la rappelez. Le seul moyen de guérir est donc de tout quitter, d’aller bien loin ; aussi mon parti est pris sans rémission, mon père, et je viens vous demander mon congé.

— Toi ! s’écria le passeur saisi, tu veux partir ! Penses-tu bien à ce que tu dis là, Urbain ? Tu veux nous laisser seuls, la Claude et moi ! As-tu donc si peu d’amitié pour les tiens ?

— C’est le contraire qu’il faudrait dire, mon père, reprit le jeune homme ému ; si j’avais moins d’amitié pour vous et pour la Claude, je resterais ici avec mon mal, qui me plaît encore plus que tout ; mais, je le sens, tôt ou tard la tristesse serait la plus forte, et alors Dieu sait ce qui arriverait ! Laissez-moi donc chercher ailleurs ma calorie. Le capitaine du lougre qui est là vis-à-vis veut bien me prendre pour matelot, et j’ai promis de m’en aller ce soir avec lui.

— Est-ce possible ? s’écria Robert en changeant de visage, et tu espères partir comme ça de ta seule volonté ?

— Faites excuse, mon père, faut encore que la vôtre soit d’accord.

— Et elle ne le sera jamais, interrompit le passeur avec force. N’as-tu pas de honte, malheureux, de penser à nous abandonner quand la rivière est en rage, que nous avons besoin de tes bras, et que mes vieilles forces n’ont que les tiennes pour allégeance ? N’est-ce pas bien brave de laisser, au moment le plus dur, toute la peine à une fille et à un vieil homme ? Veux-tu que, faute d’un aviron, il arrive aux passagers quelque malheur qui donne raison au pont ?

— Pour Dieu ! mon père, ne me dites point tout ça et ne travaillez pas à me retenir, s’écria Urbain dans une angoisse à faire compassion ; depuis un mois, je n’y ai que trop songé pour mon repos. Croyez-moi, mieux vaut encore que je vous laisse ; l’orage qui remue la rivière n’est pas le plus dangereux. Si je restais, voyez-vous, qui sait ? je voudrais… je pourrais… Ah ! pour notre salut à tous, mon père, ne m’empêchez point de partir.

Il y avait dans les traits, dans le geste et dans l’accent du jeune passeur une agitation un peu égarée qui saisit Robert. La Claude, attentive aux débats depuis le premier instant, s’était approchée. Ses yeux allaient d’Urbain à Robert ; toutes ses facultés semblaient occupées à deviner leurs paroles dans leurs regards et dans leurs mouvemens. À l’espèce de supplication suprême jetée par son frère, elle lui prit le bras et poussa son cri convulsif. Le passeur la montra au jeune homme.

— Entends-tu la créature qui te prie à sa manière ? dit-il avec émotion ; elle aussi, elle a besoin de toi !

La sourde-muette l’interrompit par des gestes d’interrogation.

— Oui, répondit Robert, oui, ma pauvre fille, c’est ça, tu as compris ; mais ne crains rien : je le forcerai à rester avec nous. La Claude répondit négativement.

— Quoi ! reprit le passeur étonné, toi aussi tu te mets contre moi ? Que signifient ces signes, voyons ? — Le gars est malheureux ici. — Est-ce ma faute ? — S’il reste, il arrivera malheur !… — Et quel malheur donc ?

La Claude montra, par un geste énergique, les eaux noirâtres qui tourbillonnaient autour du bac, Robert pâlit.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? s’écria-t-il. Comment’ ! Urbain pourrait !… Vous êtes folle, la Claude ; c’est impossible ! — Hein ! — Vous dites que vous en êtes sûre ! Il y a déjà pensé ? — Par le vrai Dieu ! entends-tu ce qu’elle dit, toi ? Est-ce vrai, malheureux ? Réponds, est-ce vrai ?

Urbain s’assit sur le bord du bateau et cacha son visage dans ses deux mains.

— Quoi ! reprit le passeur après un moment de silence, as-tu vraiment renié ton baptême pour vouloir mourir de ta volonté et en donnant ton ame à la damnation ?

— Je vous ai averti, murmura Urbain d’une voix saccadée. Par momens le cœur me saigne si fort que je ne me commande plus et que je me sens emporté à la mort. Hier, en passant avec la Claude dans le petit bac, quand nous sommes arrivés au fort du courant, j’ai eu une tentation, c’est la vérité. Je me suis levé malgré moi en criant de tristesse, et j’ai mis le pied sur le bord du bateau. L’eau m’attirait ; mais la Claude m’a retenu et m’a regardé d’un air qui m’a fait honte… J’ai repris l’aviron… seulement, mes idées me font peur, et voilà pourquoi je veux partir.

— Et qui me dit que tu seras plus sage loin d’ici ? objecta Robert. Que feras-tu si tu es pris là-bas du mal du pays ? Il n’y aura plus personne pour te défendre contre tes mauvaises pensées. Jureras-tu par ta communion de me revenir, sauf les jugemens de Dieu ?

Urbain ne répondit pas.

— Tu vois, tu n’oses pas promettre, continua son père avec angoisse, tu n’as pas de confiance en toi-même. Ou plutôt, tiens, veux-tu que je te dise ? tu as menti, malheureux ! Ta partance n’est qu’un coup de désespoir ; tu veux être loin de nous pour rester maître de ta vie et la mettre à terre quand elle te pèsera trop lourd. Sois franc une dernière fois ; avoue, malheureux, avoue !

— Eh bien ! que Dieu vous pardonne ! vous avez dit ce que je n’osais pas me dire à moi-même ! s’écria Urbain, dont la douleur éclata ; oui, si Dieu ne me redonne le goût de vivre, il faudra en finir. Oh ! ne me le reprochez pas, mon père ; je me le reproche assez. Bien des fois j’ai frappé ma poitrine de rage en me disant : Tu es un lâche ! — Et le souvenir de la Renée restait toujours le plus fort. Beaucoup, à ma place, croiraient qu’elle emploie quelque méchant charme pour me perdre ; mais moi, je ne l’accuse point, je ne lui en veux pas ; non, après tout le mal qu’elle m’a fait, je la voudrais encore heureuse comme une reine.

— Alors, dit le passeur attendri malgré lui, c’est d’elle seule que dépend ta peine ou ton contentement.

— Hélas ! reprit Urbain, dont la voix faiblissait, je ne l’ai pas voulu, mais c’est la vérité. Je ne vous dirai pas comme je l’aime, mon père ; non, j’aurais honte de l’avouer à un homme sage. Je puis vous assurer seulement qu’avec elle tout me serait bon : la misère, le plus rude travail, la mauvaise renommée ; elle me serait un remède à tout. Mais que sert d’y penser ? Sa gloire souffrirait trop d’être la femme d’un passeur ; je vois bien maintenant qu’elle me méprise… C’est M. Lenoir qu’elle veut… Il ne quitte plus la maison neuve ; aussi il n’y a pas à balancer, mon père ; il faut se dire adieu, quand ce devrait être pour jusqu’à l’éternité !

Ici l’attendrissement d’Urbain lui coupa la parole, et la Claude, qui vit les larmes gonfler ses paupières, l’entoura d’un de ses bras avec des gestes de compassion et d’amitié. Robert, debout devant le frère et la sœur réunis dans cet embrassement, les regarda quelque temps en silence. Un grand combat se livrait dans son cœur et se trahissait sur son visage en rapides changemens d’expression. Enfin il passa la main sur son front comme pour chasser le nuage de pensées qui s’y était amoncelé, releva la tête et aperçut des voyageurs au sommet de la rive escarpée. Se tournant alors vers la Claude et Urbain : — Allons ! s’écria-t-il brusquement, debout et aux avirons ! voici qu’on arrive. Nous reparlerons de nos affaires sur l’autre bord.

Le frère et la sœur s’essuyèrent vivement les yeux et obéirent.

Les nouveaux venus étaient des charretiers de maître Richard ; ils amenaient des bœufs et des chevaux d’attelage qu’on embarqua avec quelque peine. Le bac franchit assez rapidement le premier quart du passage ; mais, arrivé au chenal, il dévia comme d’habitude, malgré les efforts des rameurs. Telles étaient, en effet, parfois les difficultés de la traversée, qu’on avait vu des diligences embarquées à minuit, n’atteindre l’autre rive qu’à six heures du matin. Sans se prolonger à beaucoup près autant, le voyage fut assez long pour permettre à Robert de réfléchir, et, lorsqu’il arriva à l’autre bord, sa résolution était prise. Il aida lui-même à débarquer les attelages, fit à demi-voix aux charretiers une recommandation qu’Urbain n’entendit pas ; puis, ramenant le bac à la cordelle jusqu’à la station de passage, il l’amarra à l’organeau et fit signe au jeune homme et à la sourde-muette de le suivre au logis.

La maisonnette du passeur était bâtie au bas de l’escarpement qui bordait la rivière. Le long du mur avaient été entassés des débris de vieux bacs, des avirons hors de service et des fragmens de cordages qu’entremêlaient des touffes de myrtes et des branches éparpillées de rosiers du Bengale, autrefois plantés par Urbain, maintenant abandonnés. L’habitation n’avait qu’un rez-de-chaussée partagé en deux pièces, la première consacrée aux usages domestiques et garnie de lits clos à battans refermés ; la seconde, sans destination particulière, où les meilleurs meubles de la maison avaient été réunis. La petite fenêtre était garnie d’un rideau de coutil à carreaux. Au plafond se balançait un navire à la voile armé de canons de cuivre ; sur la cheminée, un enfant Jésus en cire, renfermé dans une cage de verre, était entouré des bustes de Paul et de Virginie ; au mur enfin, on avait suspendu deux cadres de bois noir avec les portraits de la famille royale et un bénitier de faïence surmonté d’une branche de buis bénit le dimanche des Rameaux.

Ce fut là que le passeur entra avec sa fille et son fils. Le silence qu’il avait gardé jusqu’alors, son air préoccupé, le choix du lieu où l’on ne venait que rarement, tout les avait préparés à un acte sérieux. La Claude demeura près de la porte, l’air curieux et le regard aux aguets, tandis que le jeune homme s’avançait lentement jusqu’à l’armoire de chêne qui occupait le fond, et, appuyé à son angle sculpté, attendait que son père prît la parole. Celui-ci se promena quelque temps sans rien dire, alla regarder à la fenêtre, puis se remit à marcher en silence.

Après une assez longue attente, le frère et la sœur échangèrent un regard de surprise ; enfin celle-ci, moins patiente, adressa à Robert son cri interrogateur.

— Patience, patience ! répondit le passeur en lui faisant signe de la main.

Claude montra Urbain, qui attendait, la tête basse et les bras croisés.

— Je sais, reprit Robert ; il faut que le sort du gars se décide, et ça ne tardera pas ; mais il me manque encore quelqu’un.

— Qui donc, mon père ? demanda le jeune homme.

— Tu vas le savoir, dit le passeur en prêtant l’oreille ; car, si je ne me trompe, voici qu’on arrive.

Un pas léger venait en effet de se faire entendre dans la pièce voisine et s’arrêta à la porte. Robert alla l’ouvrir. Renée parut sur le seuil.

À sa vue, la sourde-muette et Urbain poussèrent un cri de surprise ; la filleule du grand boisier s’arrêta confuse.

— Pardon, dit-elle sans oser lever les yeux, je croyais trouver tout seul maître Robert… On vient de me dire qu’il voulait me voir… Le garçon charretier aura fait erreur.

— Excusez-moi, ma fille, il a dit ce qu’il devait vous dire, répliqua Letour ; c’était bien vous que j’attendais.

À ces mots, il la prit par la main, la conduisit à un escabeau et s’assit lui-même vis-à-vis, dans le vieux fauteuil de famille.

— Il s’agit d’une affaire qui vous intéresse comme nous, la Renée, reprit-il après une pause. Voilà trois mois passés, nous avons causé ensemble d’une chose…

— Que je n’ai pas oubliée, interrompit vivement la jeune fille.

— Vous me l’avez prouvé, pauvre créature ! dit le passeur, et je vous en remercie ; mais à cette heure, faut que je vous en reparle… et peut-être bien d’une autre manière. Le bon Dieu mène le monde comme il lui plaît, ma fille, et nous autres nous flottons à sa volonté.

— Je vous écoute, maître Robert.

— Eh bien donc… pour lors… c’est pour vous dire que le gars Urbain est devenu triste, qu’il s’ennuie au pays, qu’il veut nous quitter… La jeune fille se redressa et devint pâle.

— Ah ! mon Dieu !… et… vous !… vous ne le retenez pas, maître Robert ? demanda-t-elle.

— Je le voudrais, reprit le passeur ; mais il ne peut, soi-disant, demeurer davantage. Il a ici une trop grosse affliction dans le cœur.

— Mais peut-être que vous pourriez… la lui retirer… objecta Renée très bas.

Urbain ne permit point à Robert de répondre. Surpris d’abord de l’entrée de la jeune fille, puis des paroles prononcées par son père, il saisit enfin avec une sorte d’emportement désespéré l’occasion qui lui était offerte.

— Non, s’écria-t-il, vous le savez trop bien que ni lui, ni la Claude, ni moi ne pouvons rien.

Et comme Renée s’était levée effrayée à cette espèce d’explosion :

— Oh ! ne sortez pas ! continua-t-il en faisant un mouvement vers la porte et avec une véhémence croissante ; laissez-moi une fois tout dire ! Avant la séparation, je veux au moins décharger mon cœur. Sachez donc bien, Renée, que, si je veux partir, c’est que je ne peux plus endurer votre mépris !

La jeune fille laissa échapper une exclamation douloureuse qui semblait protester.

— N’est-ce pas le vrai mot ? reprit Urbain ; quand, au lieu de vivre en bon voisinage comme autrefois, vous détournez la tête pour ne pas me voir ; quand vous ne répondez plus que par oui ou non à toutes mes demandes ; quand j’ai reconnu que vous ne me voulez plus de bien comme par le passé, et que peu vous importe de me voir ici ou là, en vie ou au cimetière !

La jeune fille joignit les mains et tourna vers le passeur des yeux voilés de larmes.

— Entendez-vous… ce qu’il dit ? balbutia-t-elle.

— Vous n’avez qu’à lui répondre, ma fille, répliqua Robert.

— Oh ! non… pas moi ! reprit-elle ; moi, je ne saurais pas ce que je puis dire ; mais vous, maître Robert, au nom du Sauveur ! dites-lui qu’il n’y a point de ma faute, qu’il fallait faire comme j’ai fait ! Vous qui êtes son père, redonnez-lui de la force et de la joie.

— Ça sera difficile, dit le passeur. Je pourrais bien lui promettre que tout redeviendra comme autrefois ; mais ça ne suffira plus. À cette heure, pour le remettre debout sur son courage, faudrait lui dire que son amitié ne vous fait point affront et que la maison d’un pauvre passeur vous paraîtra aussi plaisante que la belle maison du grand boisier. Ne serait-ce point mentir, ma fille, dites-moi ?

Renée, rouge et tremblante, ne put retenir davantage ses larmes ; elle voulut cacher son visage dans son tablier ; mais le passeur la pressa doucement de répondre. Alors, se penchant sur son épaule, elle murmura : — Consolez-le… n’importe comment…

Urbain, qui s’était approché pour entendre, jeta un grand cri et tomba à genoux de l’autre côté du vieillard, qui les enveloppa tous deux de ses bras. Quant à la sourde-muette, dès qu’elle eut compris ce qui venait de se passer, elle frappa l’un contre l’autre ses poings fermés, fit entendre son glapissement douloureux, et s’élança hors de la chambre en refermant la porte avec violence.


III

L’entretien se prolongea entre la jeune fille, Urbain et le passeur. Les craintes de ce dernier, d’abord pour le bonheur, puis pour l’existence de son fils, l’avaient amené à la résolution qui venait de s’accomplir. Obligé de renoncer à ses projets malgré les raisons données à la jeune fille et des répugnances particulières dont il lui avait fait un secret, il ne voulut point que de nouvelles réflexions pussent en ravivant les regrets, créer de nouvelles incertitudes. Ami des questions tranchées, comme tous les esprits simples et prompts, il proposa lui-même de parler sans retard au grand boisier.

L’inégalité de fortune des deux familles eût pu sembler un obstacle, si la filleule avait eu quelques droits sur celle de son parrain ; mais, restée orpheline et sans ressources, Renée n’avait rien à attendre de maître Richard. Il ramenait trop souvent le souvenir des sacrifices auxquels l’avait forcé l’éducation de la jeune fille et l’avertissement qu’elle ne devait point attendre de dot, pour qu’on le supposât disposé à lui faire part de son opulence. L’important était donc de prévenir toute autre demande que le grand boisier eût peut-être d’abord agréée sans préférence, mais qu’il n’eût point manqué de soutenir ensuite avec obstination. Les assiduités de M. Lenoir, ce jeune conducteur, dont Robert avait autrefois parlé, pouvaient inspirer à cet égard quelques inquiétudes. Urbain, qui s’en était montré malheureux et jaloux, les rappela de nouveau, et Renée avoua en rougissant que le jeune homme avait essayé plusieurs fois des aveux qu’elle avait eu quelque peine à interrompre. Son parrain lui-même s’était aperçu de sa recherche, et, depuis quelques jours, il y avait fait allusion plusieurs fois en riant.

Cette révélation rendait plus pressante la nécessité de parler à maître Richard. Il était alors absent ; mais il fut décidé que le passeur se rendrait chez lui aussitôt son retour, ferait connaître l’amour des deux jeunes gens, et solliciterait son agrément pour leur union. En attendant, Renée s’en retourna à la maison neuve, et les deux Letour au bateau de passage. Ils y trouvèrent la sourde-muette, qui leur jeta un regard farouche et détourna la tête ; mais aucun d’eux n’y prit garde. Urbain, tout au transport de son bonheur inespéré, ne voyait ni n’entendait rien. Il marchait dans une sorte d’auréole, enivré, ébloui, et ne sentant plus la terre sous ses pieds. De son côté, Robert réfléchissait à la démarche qu’il allait faire, et semblait lutter contre quelque angoisse cachée.

Un certain temps s’écoula ainsi dans un silence qui ne fut troublé que par le galop de deux chevaux qui retentit au sommet de la colline : c’étaient le grand boisier et M. Lenoir. Arrivés à l’entrée du chemin tournant, ils ralentirent le pas de leurs montures, et échangèrent quelques paroles, après lesquelles le jeune conducteur se dirigea vers les ateliers, et Richard vers la maison neuve. Urbain jeta alors un regard à son père, qui répondit par un signe de tête à cette sollicitation muette, quitta le bac, et rentra au logis pour se préparer à sa visite chez le parrain de Renée.

Cependant le grand boisier, qui était descendu de cheval, venait d’entrer dans la première pièce du rez-de-chaussée, où sa filleule l’attendait. Le changement de fortune n’avait pu changer ses habitudes. Bien que sa nouvelle maison eût été distribuée bourgeoisement, comme il se plaisait à le dire, et qu’il y eût réservé un salon, une salle à manger et un bureau, la grande pièce destinée à la cuisine était la seule dont il fit ordinairement usage. C’était là qu’il prenait ses repas, qu’il recevait ses ouvriers, qu’il prolongeait les soirées d’hiver avec quelques voisins pour n’allumer qu’une lumière et qu’un feu, principe économique transmis par sa mère, auquel sa nouvelle position n’avait pu le faire renoncer.

Au moment où il entra, Renée venait de mettre son couvert sur le bout de la longue table de chêne placée près de la fenêtre. Dans le large foyer flambait un grand feu de traînes, devant lequel rôtissait un poulet mis en mouvement par un tourne-broche à contre-poids dont on entendait siffler le volant. Ce bruit et cette flamme firent épanouir le rude visage du grand boisier.

— Ah ! ah ! il paraît que j’arrive à point, s’écria-t-il en ouvrant ses narines aux succulentes effluves et jetant vers la volaille dorée un regard qui la dégustait d’avance. Mort Dieu ! la fille, tu as bien fait d’être prête, car j’ai gagné en route la maladie des renards ; je ne rêvais que poules et chapons ! Voyons, à boire d’abord pour préparer les voies.

Il dégagea de son poignet la courroie qui retenait son bâton de voyage, et le déposa derrière la porte d’entrée. La jeune fille prit le pot de cidre placé sur la table, et voulut remplir le gobelet d’argent de son parrain ; mais il l’arrêta du geste.

— Non pas, non pas ! reprit-il. Vingt dieux ! quand on a avalé le vent de nord-ouest pendant six heures, on a bien le droit d’y mêler un peu de cognac.

Renée apporta ce qu’il demandait. Il remplit à demi son gobelet, le vida d’un seul coup, puis, s’éclaircissant la voix et s’élargissant la poitrine, comme un homme qui reprend possession de lui-même :

— Eh bien ! à la bonne heure, ajouta-t-il en approchant une chaise de la table, maintenant tu peux servir me voilà en état de grace. Tonnerre ! quel dîner d’archevêque nous avons là, ma chère ! Dis donc, est-ce que tu attendais quelqu’un, hein ?

— Quel autre que vous pouvais-je attendre ? demanda Renée.

Le grand boisier hocha la tête et cligna de l’œil.

— Bien, bien, dit-il en se coupant une épaisse tranche de pain bis ; mais on connaît les couleurs ! Je mettrais ma main au feu qu’en me voyant partir ce matin avec le petit conducteur, tu as cru que je le ramènerais ici manger la soupe ?

La jeune fille voulut nier.

— Quand cela serait, continua Richard, qui, pour ne pas faire refroidir le potage, s’était décidé à prendre la soupière ; le gars n’a rien de difforme, il me semble. Sans compter que c’est un fonctionnaire, comme ils disent, et qu’on l’a chargé de la réception de mes bois. Aussi que le diable me torde, si je te blâme, ma chère ! tu as raison de lui vouloir du bien.

— Je puis vous jurer, mon parrain, que je ne pense point à lui, reprit Renée plus vivement.

— Pour lors tu es une ingrate, répliqua Richard, vu que lui il pense à toi.

La jeune fille fit un mouvement ; il la guigna en ricanant.

— Ah ! ça te fait sursauter, glorieuse que tu es ! reprit-il ; voyez voir ces filles ! c’est plus faux que l’aunage des colporteurs. Ça n’a pas l’air de se soucier du conjungo, et, au premier mot de mari, ça frissonne comme un cheval ombrageux. Au reste, je ne m’en dédis pas, le petit conducteur languit après toi.

— J’espère que vous voulez rire, mon parrain, murmura la Renée, qui commençait à trembler.

— Malédiction ! quand je te répète que j’en suis sûr’ ! s’écria le grand boisier en frappant la table du poing ; et la preuve, c’est qu’il me l’a avoué !

— Lui ?

— En personne, la belle ! et il n’a pas pris de chemin de traverse après m’avoir raconté la chose, il m’a tout simplement demandé à t’épouser.

— Mais vous n’avez pas répondu ? interrompit la jeune fille anxieuse.

— Qu’est-ce que c’est ? Vous me croyez donc bien mal élevé ? reprit Richard. — Apprends, la fille, que toute demande mérite une réponse : je lui ai dit que je te parlerais de la chose, et que, pour ma part, je n’y voyais pas d’inconvéniens.

— Mais moi, je puis en voir, répliqua la Renée très troublée ; au nom du ciel, mon parrain, n’encouragez pas M. Lenoir, ne lui faites aucune promesse !

Le grand boisier déposa son couteau et sa fourchette en se retournant vers la jeune fille.

— Comment ! s’écria-t-il, voici du fruit nouveau ! Tu me donnes des ordres, je crois ?

— Dieu m’en garde ! interrompit Renée tremblante.

— Tu refuses un gars qui me convient, continua Richard en frappant la table, tu veux faire ta volonté à la place de la mienne ?

— Mais,… mon parrain,… bégaya la jeune fille.

Il lui saisit les deux mains et l’attira brusquement à lui.

— Voyons, faut que ça soit clair et limpide, ajouta-t-il en jurant ; approche un peu ici, approche, je te dis, que je voie dans le blanc de tes yeux ce que tu as au fond de l’ame : c’est-il vrai que tu ne veux pas du petit conducteur, hein ? — Réponds, sans phrases, oui ou non ?

— Eh bien ! non, bégaya Renée.

Le sang monta au visage du boisier, dont les yeux s’injectèrent.

— Non ! répéta-t-il en secouant les bras de sa filleule avec colère ; tu as dit non ! Ah ! mille bons dieux ? faudra que tu m’expliques ce mot-là. Parle, mauvaise chrétienne, parle vite ! je veux savoir ce qui t’empêche d’épouser le conducteur.

— Je crois que je pourrai vous le dire, monsieur Richard, interrompit le passeur, qui venait de pousser la porte entr’ouverte, et qui, arrêté à l’entrée, avait entendu les derniers mots prononcés par son voisin. Celui-ci fit un demi-tour vers le nouveau venu.

— Qu’est-ce qu’il te faut à toi ? s’écria-t-il, qu’est-ce qui t’a demandé ? que viens-tu faire ici ?

— Un peu de patience, dit le passeur, vous allez le savoir.

Il avait refermé la porte derrière lui : le grand boisier s’aperçut alors qu’il portait son pantalon et sa veste de drap vert, et tenait à la main son chapeau neuf, costume exclusivement réservé au dimanche et aux grandes occasions. Il roulait de plus entre ses doigts un papier que l’œil exercé de l’entrepreneur reconnut aussitôt.

— Au diable ! je gage qu’il m’apporte son compte ? dit-il avec la mauvaise humeur qu’excitait invariablement chez lui la perspective d’un mémoire à solder.

— C’est la vérité, dit Robert en tendant le papier ; la note des transports de marchandises faits par notre bac pour maître Richard m’est tombée tout à l’heure sous la main, et je l’ai prise à cette fin que la Renée fasse elle-même les calculs de ce qui nous est dû…

— C’est bon, interrompit le boisier, qui cherchait un subterfuge pour éloigner cette vérification ; mais, quand tu es entré, il s’agissait d’autre chose.

— Ah ! oui, dit Robert un peu embarrassé ; maître Richard, il m’a semblé, parlait des idées de M. Lenoir à propos de la Renée…

— Qui le refuse, acheva le grand boisier, et il paraîtrait que tu en sais la cause, toi ?

— Ça se pourrait tout de même, reprit le passeur en souriant, et m’est avis que vous devez bien aussi vous en douter, maître Richard quand une jeunesse refuse un mari, on peut toujours croire qu’elle pense à quelque autre.

— Ah ! c’est donc ça ? interrompit Richard, qui fixa sur la jeune fille des yeux menaçans : la pèlerine a trouvé elle-même son pèlerin ? Eh bien ! sang de Dieu ! je serais bien aise de le connaître ! Son nom, voyons, son nom ?

Renée fit un geste pour empêcher le passeur de répondre ; mais il était trop avancé et eût d’ailleurs rougi de reculer.

— Notre voisin doit le connaître, répliqua-t-il, lui qui appelle tous les jours le gars Urbain pour le passage.

— Quoi ! ce serait ton fils ?

— Vous l’avez dit.

Le grand boisier frappa des deux mains sur la table et se leva.

— J’aurais dû m’en douter ! s’écria-t-il : on passait le bac trop souvent, tôt ou tard le feu devait prendre aux étoupes ; mais j’en suis fâché, mon vieux, le petit conducteur est mieux notre fait, et ton gars n’a qu’à chercher ailleurs.

La jeune fille baissa la tête en joignant les mains ; Robert ne parut point accepter cette réponse comme définitive.

— Maître Richard doit se rappeler que rien ne peut se faire sans la Renée, dit-il, et, pour sûr, elle ne donnera son consentement qu’à celui qui aura son amitié.

— Tu crois ? répondit l’entrepreneur ironiquement ; eh bien ! moi, je te dis que je la conduirai au prêtre comme on conduit un enfant à l’école, entends-tu bien ?

— Faudra voir ça, reprit le passeur en secouant la tête, et faut croire qu’elle dira sa volonté.

— Qu’elle la dise alors ! interrompit Richard ; tonnerre du ciel, qui l’en empêche ? — Allons, tout de suite !… Il ne s’agit pas de pleurer en dessous et de rouler les rubans de son tablier ; — parle ! parle !

La jeune fille souleva les yeux, puis les rebaissa toute tremblante.

— Mon parrain doit savoir que personne n’est maître de sa préférence, dit-elle timidement.

— Au diable ! Il ne s’agit point de savoir qui tu préfères, mais qui tu épouseras, reprit l’entrepreneur.

— Et pourquoi mon parrain n’écouterait-il pas la demande de maître Robert ? ajouta Renée très bas.

— Pourquoi ? répéta le grand boisier ; mais, mille damnations ! tu n’as donc pas compris ? Je viens de te le dire, parce que le petit Le noir te convient, qu’il a une place, qu’il peut me servir pour mes fournitures, que nous ne trouverons jamais une pareille occasion, et que c’est un vrai numéro gagné à la loterie.

—. Pour vous peut-être, maître Richard, dit le passeur ; mais la Renée a idée de se marier un peu pour son compte.

— Et pour celui de ton fils, pas vrai ? répondit l’entrepreneur. Ah ! je vois la chose à cette heure ! vous avez entortillé la petite, et tu voudrais la pousser à me désobéir ; mais que je sois damné si elle porte jamais le nom de ton gars !

— Faut pas jurer plus qu’on ne peut tenir, dit le passeur d’un ton de calme affecté ; notre voisin oublie que la Renée ne lui est rien, et qu’il n’a aucun droit pour l’empêcher de choisir à sa fantaisie.

— Plaît-il ? s’écria Richard, qui se promenait à grands pas et s’arrêta court ; tu dis que la Renée ne m’est rien ! Ah ! vingt dieux ! approche un peu ici, toi, pour lui répondre ; puisque tu ne m’es rien, demande-lui pourquoi tu coupes ton pain à ma miche, pourquoi tu prends un morceau de mon toit et un coin de mon feu !

— Je sais tout ce que je vous dois, mon parrain, interrompit la jeune fille, gagnée par les larmes.

— Non, non, je n’ai aucun droit, interrompit le grand boisier exaspéré ; pour lors, qu’il te dise qui t’a empêchée d’aller à l’hôpital, qui t’a acheté la jupe que tu portes, qui a payé ta pension au couvent.

— C’est votre intérêt, répliqua Robert, qui s’animait malgré lui à la colère de son interlocuteur ; faut point parler de générosité ni de bon cœur, maître Richard ; si vous avez élevé l’enfant, c’est que vous l’avez vue grandement laborieuse et avisée ; vous vous êtes dit qu’un jour venant, elle vous rembourserait vos avances, et de fait ce jour est venu, car ce n’est pas une petite épargne pour vous que d’avoir une domestique sans gages et un commis qui ne coûte rien.

— Eh bien ! quand cela serait ? répliqua l’entrepreneur, qui, comme, tous les hommes violens, se réfugia dans le cynisme, faute de bonne réponse ; si ce que j’ai fait est un marché, il oblige les deux parties, pas vrai ? ma dépense en argent, faut qu’on me la rende en obéissance, sans quoi on me vole ! La Renée est-elle une honnête fille ? pour lors qu’elle le montre par une reconnaissance qui me profite ; c’est à cette condition que je la loge et que je la nourris. — Qu’as-tu à répondre ?

— J’ai à répondre, dit Robert, que la fille est quitte avec vous depuis long-temps, maître Richard, et que, pour ce qui est de l’avenir, elle a une maison ici près où on la recevra, non pas comme une mercenaire qui doit payer en services ce qu’on lui donne, mais comme une fille à qui on ne demande que d’être heureuse et de bonne amitié. À cette heure, c’est à elle de se décider.

Il regardait la Renée, qui, appuyée au mur, les bras pendans et la tête baissée, semblait en proie à une hésitation pleine d’angoisse.

— Il n’y a qu’un mot qui serve, continua Robert avec un peu d’impatience ; si le cœur n’est plus tourné du même côté, il faut l’avouer franchement ; j’irai dire à Urbain que nous nous étions trompés.

— Ah ! ne croyez point cela, interrompit la jeune fille en tendant ses mains jointes vers le passeur.

Il les saisit vivement. — Alors vous êtes toujours dans les mêmes idées ? demanda-t-il en baissant la tête vers Renée.

— Toujours ! répéta celle-ci, qui se pressa contre lui.

Il l’enveloppa d’un de ses bras. — Vous entendez, maître Richard, dit-il d’un ton résolu, l’enfant a fait son choix, et il ne servirait à rien de vouloir l’empêcher, vu que nous sommes là pour l’aider au besoin, et qu’elle est notre fille à cette heure.

— Oui da ! s’écria le grand boisier avec un éclat de colère, eh bien ! qu’elle aille aux cinq cents diables ! Partez, je ne vous retiens pas ; mais toi, malheureuse ! quand tu retourneras, à la Toussaint, sur la tombe que j’ai payée pour ta mère, souviens-toi de lui dire comment tu m’as quitté pour que j’aie une décharge devant la morte.

Renée ne put retenir un sanglot.

— Pourquoi pleurer ? continua durement Richard, te souviens-tu seulement du dernier jour où elle m’a fait venir et où elle était là, sur son lit, la mort dans les yeux ? Tu avais un bras sous sa tête, et tu la baisais sur ses cheveux gris… mais tu l’as déjà oublié !

— Oh ! non ! interrompit la jeune fille, qui à ce souvenir fondit en larmes.

— Alors, si tu t’en souviens, reprit le boisier, répète-moi un peu ce qu’elle a dit.

— Elle a dit.., qu’elle me confiait… à votre générosité,… bégaya. Renée.

— D’abord ; mais ensuite elle t’a parlé, à toi ?

— À moi… elle m’a recommandé de ne jamais oublier ce que vous feriez à mon avantage.

— Ce n’est point cela ! cria l’entrepreneur en frappant du pied, elle t’a ordonné de m’avoir en grande amitié et révérence, — ce sont les mots qu’elle a dits, — de ne rien faire sans mes conseils, de m’obéir comme à elle-même… Est-ce vrai, dis ?

La jeune fille fit un signe affirmatif.

— Et toi, ajouta Richard, tu as promis… promis en pleurant, comme à cette heure. La malheureuse t’a crue, elle est morte dans sa confiance, et tu lui mentais !

Renée essaya de protester.

— Tu lui mentais ! répéta-t-il avec emportement, car aujourd’hui, pour suivre un amoureux, tu marches sur ta promesse, tu t’enfuis de là où ta mère t’avait mise !… Va donc ! cours chercher ta honte ! suis le gars Urbain, qu’il fasse de toi son plaisir ! Si les morts nous voient, les os de ta mère en trembleront sous terre ; mais rappelle-toi bien que ce sera à toi seule de lui rendre compte au grand jour !

Il avait fait un pas pour sortir, Renée l’arrêta. À mesure qu’il parlait, elle s’était lentement détachée du passeur. Droite, éplorée, les deux mains croisées sur sa poitrine, elle semblait se débattre dans une lutte suprême. Enfin, aux derniers mots de son parrain, elle ferma les yeux, étendit le bras de son côté et murmura : — Je tiendrai ma promesse, je ne ferai rien contre votre volonté.

Robert voulut se récrier.

— Ah ! ne dites rien, mon père, ajouta-t-elle avec une supplication si tendre, que le vieillard s’arrêta tout troublé ; il faut contenter celle qui est au cimetière… J’ai promis d’attendre le congé de mon parrain, je l’attendrai. Dites seulement à votre fils que, si je ne suis pas sa femme, je ne serai celle de personne.

Et, sans attendre une réponse, elle porta les deux mains à son visage, courut à une des portes, et disparut.

Il y eut après son départ un moment de silence. Robert atterré restait les yeux fixés sur la porte par laquelle elle avait fui. Le grand boisier s’était approché de la table ; il remplit machinalement son gobelet, le vida, puis, s’adressant au passeur : — Tu as compris, dit-il d’un air sombre ; voilà qui est fini… Maintenant tu peux retourner à ton bac. Robert baissa la tête et demeura immobile. — Eh bien ! est-ce qu’il est sourd ? reprit l’entrepreneur. Allons, en route ! Qui t’arrête ? Attends-tu donc encore quelque chose ?

Son regard rencontra la note déposée sur la table.

— Ton mémoire peut-être, ajouta-t-il. Au fait, j’aime mieux régler tout de suite pour en finir… Voyons, la petite prétend qu’avec le livre c’est l’affaire d’un moment.

Il alla prendre sur une étagère le vieux Barême et l’apporta au bout de la table, où se trouvaient déjà un encrier, des plumes et plusieurs registres. À la vue du volume recouvert de parchemin, les sourcils grisonnans du passeur se rapprochèrent : un éclair traversa ses yeux, et il parut en proie à une agitation singulière ; mais maître Richard ne s’aperçut de rien. Il s’était mis à relever les chiffres du mémoire où les transports effectués à son profit étaient seuls indiqués, afin d’en composer un total auquel il pût appliquer ensuite les calculs tout faits du Barème ; mais, moitié par préoccupation, moitié par inexpérience, il s’embrouilla, recommença à plusieurs reprises, et finit par jeter sa plume en jurant.

— Que l’enfer confonde tes chiffres ! s’écria-t-il ; aussi, pourquoi m’apporter des calculs à faire quand je ne devrais avoir qu’à les vérifier ? Reprends ton mémoire et établis le compte toi-même.

— C’est facile, reprit le passeur, surtout si maître Richard veut me prêter le livre.

Le grand boisier le lui poussa en se levant.

— Et surtout fais vite, ajouta-t-il. Ce soir, je vais à La Roche, chez le notaire ; il faut qu’à mon retour tu me remettes la note. Demain tu seras payé, et puis plus rien entre nous ; j’achète un bateau pour mes transports, et j’envoie ton bac au diable.

Le passeur reprit le compte avec le vieux Barême et sortit sans répliquer.


IV

Urbain attendait le retour de son père avec anxiété ; mais celui-ci trompa son impatience en lui annonçant qu’il n’avait pu voir seul maître Richard, et qu’il fallait remettre l’explication au lendemain. Il ajouta qu’il s’était assuré un tête-à-tête avec le grand boisier en s’engageant à lui apporter différens reçus promis depuis long-temps, et qu’il fallait réclamer à Marzeau. Ainsi qu’il le pensait, le jeune homme proposa de les aller chercher sur-le-champ et se mit en route malgré l’heure avancée.

Dès qu’il fut parti, le passeur laissa la Claude à la garde du bac et rentra au logis, où il resta long-temps enfermé. Lorsqu’il en sortit enfin, il avait repris ses habits de travail et tenait à la main son harpon nouvellement reforgé. Qui eût pu étudier l’expression de ses traits y eût remarqué quelque chose de plus sombre et de plus résolu que d’ordinaire ; mais la nuit déjà descendue ne permit point à la Claude d’y prendre garde. Lorsque son père entra dans le bac, elle était accroupie selon son habitude, la tête sur ses deux mains et les coudes sur ses genoux. Le passeur ne parut point la voir au premier instant. Il resta debout à l’extrémité du bateau, et arrêta son regard d’abord sur la maison neuve, où brillait une lumière, puis sur les coteaux et sur la rivière qu’enveloppait la brume de nuit.

L’inondation qui se retirait y avait apporté de toutes parts des arbres déracinés, des débris de toitures, des meules de paille à demi submergées qu’on voyait passer vaguement dans les ténèbres. Un vent triste, qui soufflait de l’ouest, apportait par rafales les rugissemens de la houle contre les rocs de Tréhiguier. Poussée par son souffle, la marée montante refoulait les hautes eaux de la rivière, qui revenaient sur elles-mêmes en tourbillonnant avec des rumeurs sinistres. Le passeur parut consulter tous ces signes ; il s’assura que la gaffe et les avirons étaient à leur place ; puis, s’avançant vers la Claude, il lui appuya la main sur l’épaule.

La sourde-muette se redressa d’un élan comme s’il eût touché à un ressort. Robert lui fit signe de le suivre à l’autre bout du bateau, et là commença entre eux un de ces entretiens par gestes dont nous avons déjà parlé. Bien qu’habituée à ce langage muet, la Claude sembla au premier instant avoir quelque peine à comprendre. Robert dut répéter plusieurs fois les mêmes explications ; elle parut d’abord surprise, puis inquiète ; mais il coupa court à toute observation par un geste qui ordonnait l’obéissance aveugle et immédiate. La sourde-muette s’inclina d’un air soumis, prit le harpon qu’elle cacha au fond de la barque, et s’accroupit à sa place accoutumée.

Presque au même instant une ombre parut au penchant du coteau, et une voix se mit à héler : — Hé ! du passage !

— Arrive ! cria Robert.

L’ombre s’engagea dans la descente, et atteignit la station. C’était le grand boisier en costume de voyage. Il franchit la planche d’embarquement, et gagna le milieu du bac, où il resta debout sans rien dire, enveloppé dans sa peau de chèvre et les deux mains sur son bâton. Le passeur, également silencieux, s’approcha de la planche, qu’il rejeta à terre, et s’empressa de pousser au large. La Claude saisit alors un des avirons, tandis que son père s’emparait de l’autre, et la barque, tournant sur elle-même, commença à couper en biais le fil de la rivière.

Au premier moment, on n’entendit que le bruit régulier des rames mêlé au clapotement des eaux ; mais, dès que la rive eut disparu dans la nuit, le passeur ralentit le mouvement de son aviron, et, s’adressant au grand boisier, il dit brusquement :

— Maître Richard ne sera point parti, je suppose, sans avoir consolé la Renée par quelque bonne parole ?

L’entrepreneur fit un mouvement de surprise.

— Que t’importe ? répliqua-t-il ; occupe-toi de ta rame, l’essoufflé, et ne bavardons pas.

— J’ai espérance, reprit Robert sur le même ton, que la mauvaise humeur du boisier une fois passée, il n’aura pas abusé de ce qu’avait dit la chère créature, et qu’il ne voudra pas faire son malheur et celui du gars Urbain.

— Le malheur de ton fils ? dit Richard avec un rire haineux ; que je sois damné si j’en ai plus de souci que du bouillon d’eau qui passe là sous notre barque ! Que me fait à moi sa tristesse ou son contentement ? Est-ce qu’il y a donc quelque chose de commun entre nous ?

— Qui sait ? dit Robert de son même accent ferme et calme ; les passeurs voient un peu dans la vie de tout le monde, maître Richard ; il ne faut jamais leur heurter trop durement du coude dans le cœur, de crainte qu’ils ne se fâchent, et que de male rage ils n’aillent dire des choses qui vous mettraient dans l’embarras.

— Par tous les diables ! je t’en défie, s’écria l’entrepreneur.

— N’en faites rien, reprit Robert en secouant la tête ; voilà pas bien long-temps qu’en passant de même ici avec les gens de l’autre bord, vous m’avez poussé à bout, et qu’il m’a fallu raconter une histoire… que vous ne devez pas avoir oubliée.

— Moi ! quelle histoire ? demanda le grand boisier ; que je sois damné si je sais de quoi tu veux parler !!

— Ah ! vous ne vous souvenez plus ? reprit ironiquement le passeur ; eh bien donc ! ce jour-là vous m’avez forcé à raconter comment avait été tué Antoine Burel.

— Possible, dit Richard ; qu’est-ce que ça me fait à moi ?

— Ça fait, continua Robert, que, si je ne m’étais pas retenu, j’aurais pu en dire davantage.

— Quoi donc ?

— J’aurais dit que je n’avais pas seulement vu l’assassin, mais aussi… que je l’avais reconnu !

— Toi ! répéta Richard, c’est impossible ! comment aurais-tu pu le distinguer dans la nuit ?

— Au clair de lune.

— Mensonge ! il n’y en avait pas.

— Vous y étiez donc pour le savoir ? s’écria Robert, qui le regarda en face.

Richard se troubla et devint d’une pâleur livide.

— Misérable ! bégaya-t-il, prends garde à ce que tu vas dire… Je comprends ton projet… Tu veux m’effrayer… pour me faire consentir au mariage de la Renée avec ton fils ;… mais il ne suffit pas d’une accusation…

— Vous avez raison, dit le passeur ; ne craignez rien, il y aura une preuve, et celle-là, vous ne la nierez pas, car vous l’aurez fournie vous-même.

— Que veux-tu dire

— Quand l’affaire de Burel a été instruite, maître Richard s’était sagement absenté, reprit Robert ; aussi n’a-t-il pas su, faut croire, qu’on avait retiré de la plaie du mort la bourre du coup de fusil qui l’avait tué. C’était un morceau de feuille d’un vieux livre, et la justice avait inutilement cherché le reste de la page ; mais moi, je l’ai trouvé.

— Où cela ?

— Dans votre Barême.

Le grand boisier ne put retenir un cri étouffé.

— Or, comme je l’ai à cette heure chez nous, continua Robert, vous concevez que je peux l’apporter aux juges, qui recommenceront l’affaire, et, une fois sur la vraie route, ils n’auront pas de peine à deviner pourquoi le contre-maître qu’Antoine Burel voulait congédier a trouvé plus avantageux de mettre lui-même son bourgeois sous terre, à cette fin de succéder à ses marchés et de faire fortune à sa place.

— Tu ne feras pas ça, Robert, tu ne le feras pas ! dit Richard les dents serrées et l’œil plein de flammes.

— C’est à savoir, reprit le passeur. Je me suis tu autrefois, parce que je me disais toujours que la nuit les meilleurs yeux peuvent nous tromper ; mais depuis quelques mois je suis sûr, j’ai une preuve : aussi du diable si la Renée reste plus long-temps sous votre volonté ! Sa mère ne peut parler de dessous terre, sans quoi elle la dégagerait de sa promesse. — Si donc, pour lui rendre sa liberté, il faut vous ôter la vôtre, que Dieu vous secoure ! aussi vrai que j’ai une barque sous les pieds, je déclarerai tout !

— Tu n’en auras pas le temps ! cria Richard.

Et, se jetant sur le passeur, il le renversa au bord du bac en s’efforçant de le précipiter au dehors. Un cri sauvage et la pointe d’un fer aigu qui lui déchirait la poitrine l’obligèrent à se rejeter en arrière. La sourde-muette était devant lui le harpon à la main et prête à frapper.

— Bien, la Claude ! cria Robert en se relevant ; par mon salut, elle a compris la recommandation, et j’avais bien fait d’être sur mes gardes. — Allons, maître Richard, c’est fini de rire ; passez à l’autre bout du bac, et pas de farces, ou je vous harponne comme un saumon ! — À la rame, la Claude ! nous voilà à la dérive, et, si le jusant nous prend, nous n’arriverons pas ce soir.

En parlant ainsi, le passeur avait repris à la sourde-muette son harpon et indiqué la proue au grand boisier d’un ton qui n’admettait pas de discussion : celui-ci obéit lentement, et la barque, jusqu’alors presque stationnaire dans le remous formé par les mouvemens contraires du flux et du courant, recommença à avancer sous l’effort des avirons. Robert ramait à l’arrière, la main à portée de son arme et sans quitter des yeux l’entrepreneur, qui s’était assis à l’avant, ramassé sur lui-même comme une bête fauve. Étourdi par la révélation du passeur, il restait là, immobile, sans parole et sans résolution. Comme il arrive le plus souvent aux hommes dont la violence a long-temps triomphé, toute son audace s’était subitement écroulée devant ce danger inattendu ; il cherchait en vain à la ressaisir ; une insurmontable épouvante faisait courir le frisson dans ses cheveux, et de larges gouttes de sueur glissaient le long de ses tempes. De quelque côté qu’il se retournât, il trouvait une menace ou une honte. Tombé à la merci du père d’Urbain, il ne voyait d’autre moyen de salut que le compromis proposé ; mais son orgueil se révoltait à l’idée de l’accepter. Pour échapper à Robert en se vengeant de lui, il eût donné la moitié de sa vie ; mais il flottait entre mille projets aussitôt abandonnés que conçus.

Cependant le bac avançait toujours et finit par atteindre l’autre bord. Au choc de la proue contre la rive, le grand boisier se redressa avec un soubresaut et fit un mouvement pour s’élancer à terre ; mais il s’arrêta tout à coup, parut encore balancer, et se retourna enfin vers le passeur.

— Peux-tu me jurer que tu n’as fait connaître à personne ce que tu viens de me dire ? demanda-t-il sourdement.

— Maître Richard est le premier qui en ait entendu parler, répliqua Robert, et il dépend de lui d’être le dernier.

— Tu le promets ?

— Sur mon honneur et sur ma part de paradis, pourvu que vous permettiez à votre filleule d’épouser Urbain !

— Qu’elle l’épouse donc et que Dieu les confonde ! s’écria l’entrepreneur ; mais tu me rendras le livre…

— Le jour de la noce, en sortant de l’église.

Aucune condition n’était plus propre à hâter le mariage. Loin d’y mettre de nouveaux obstacles, maître Richard s’occupa lui-même d’en presser les préparatifs. De nouvelles réflexions et des circonstances imprévues vinrent d’ailleurs modifier ses dispositions. Sa première colère apaisée, il s’était dit que le plus sûr moyen de s’assurer la discrétion du passeur était de lier à ses intérêts les intérêts d’Urbain. Il connaissait l’intelligence et l’activité du jeune homme. Une nouvelle adjudication l’appelait lui-même dans la Loire-Inférieure : il proposa de laisser à Urbain et à Renée l’administration du chantier de La Roche et l’exploitation de la Bretèche. Le traité fut conclu et bientôt suivi de la bénédiction nuptiale.

Les invités sortaient de l’église avec les époux, lorsqu’ils rencontrèrent les principales autorités du département, qui descendaient également vers la Vilaine pour l’inauguration du nouveau pont. On l’aperçut bientôt orné de branches vertes et chargé d’une multitude qui semblait suspendue sur l’abîme comme une guirlande humaine. Des milliers d’hommes, de femmes et d’enfans accourus de toutes les paroisses couvraient les coteaux. Le soleil, d’abord enseveli dans les brouillards de décembre, sembla vouloir saluer la nouvelle merveille ; ses rayons dissipèrent tout à coup les nuées, et, tombant en nappe lumineuse, éclairèrent un navire qui passait à toutes toiles sous les pieds de la foule. À cette vue, une immense clameur d’admiration s’éleva, et les fanfares militaires, répétées d’écho en écho, allèrent porter au loin l’annonce de cette nouvelle victoire de l’industrie humaine.

Tandis que les deux rives retentissaient ainsi d’applaudissemens, une barque silencieuse traversait la rivière déserte : c’était celle de Robert. Il vit et entendit tout sans détourner les yeux, ni prononcer une parole. Seulement, arrivé sur l’autre bord, lorsque les passagers furent débarqués, il arracha la planche sur laquelle était inscrit le numéro du bac avec le nom du passage, la brisa sous ses pieds, en jeta les débris au courant, et les regarda fuir jusqu’à ce qu’ils eussent disparu dans les eaux. C’était l’adieu dernier et irrévocable aux lieux que lui et les siens avaient si long-temps habités. Aussi, le lendemain, quand l’aube se leva sur le pont merveilleux et éclaira dans la maison neuve la fenêtre à rideaux blancs des deux nouveaux époux, la barque de Robert se perdait déjà dans les brumes de Tréhiguier, emportant le vieux passeur et la sourde-muette. Fidèles à leur destinée, ils allaient finir au loin avec ce qui finit, laissant les plus jeunes commencer avec ce qui commence.


EMILE SOUVESTRE.

  1. Dans l’ouest, on donne le nom de rivières aux canaux naturels par lesquels la mer s’avance, souvent à plusieurs lieues, dans l’intérieur des terres.
  2. Les couvens ont des pensions de prix différens, qui établissent une distinction entre leurs élèves. La petite pension est surtout destinée aux jeunes paysannes aisées.