Scènes et mœurs des rives et des côtes/05

Scènes et mœurs des rives et des côtes
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 15 (p. 577-611).
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SCENES ET MŒURS


DES


RIVES ET DES COTES.





LE GARDE DU LAZARET.




I.

Au fond de la rade de Brest, dans le carrefour qui s’étend entre l’île Longue et la pointe de Kelerne, se dressent deux rocs couronnés de lourds édifices de granit. Sur le premier a été établi le lazaret de Trébéron; le second, qui servit autrefois de cimetière, a dû à cette destination le nom d’île des Morts, et renferme aujourd’hui la principale poudrière de l’arsenal maritime. Les deux rochers, séparés par un bras de mer, sont distans de Brest d’environ six milles. L’aspect de ces îlots ne diffère pas sensiblement. En dehors de l’espace occupé par les constructions, ils ne présentent à l’œil que des pentes rocailleuses tachetées çà et là de mousses rigides et d’ajoncs épineux. Vous y chercheriez en vain un autre abri que les déchirures du roc, une autre ombre que celle des murailles, une autre promenade que la courte terrasse ménagée devant les édifices. Arides et nues, les deux îles semblent deux immenses guérites de pierre placées là pour surveiller la mer qui gronde au-dessous. Cependant, si le pied qui les foule demeure prisonnier dans un cercle rétréci, du haut de cet escarpement, le regard se promène sur un horizon immense. Ici, c’est la baie de Lanvoc, bordée de végétations basses et sombres ; là, Roscanvel, avec ses ombrages que perce la flèche élégante du clocher ; plus loin, la pointe Espagnole, hérissée de batteries ; enfin, aux dernières lignes du ciel. Brest laissant entrevoir sous un voile de brume ses arsenaux, ses forts et les cent mâts de ses vaisseaux. Dans l’intervalle s’ouvre le Goulel, porte maritime de ce lac merveilleux, par laquelle entrent et sortent sans cesse les voiles errantes qui vont montrer le drapeau de la France sur les mers ou le rapportent des contrées lointaines.

Un coup de canon, dont le retentissement courait encore le long des côtes, venait précisément d’annoncer une de ces arrivées, et une frégate couverte de voiles doublait la pointe, poussée par une faible brise. Du haut de l’esplanade de Trébéron, un homme vêtu d’une cape de drap-pilote et coiffé d’un chapeau ciré à petits bords, qui laissait voir ses cheveux grisonnans, regardait le noble navire glissant au loin entre l’azur de la mer et l’azur du ciel. Il était facile de remarquer que le garde du lazaret (car c’était lui) prêtait une attention distraite à ce spectacle, que son long séjour à Trébéron lui avait rendu familier. Ses yeux, un instant arrêtés avec une sorte de nonchalance sur la frégate qui commençait à carguer ses hautes voiles, se reportèrent bientôt plus près de lui et demeurèrent fixés au bas d’un sentier qui conduisait de l’esplanade à la mer, sur un groupe qui parut l’intéresser bien plus sérieusement. L’objet de cette contemplation était, à la vérité, de ceux qui eussent frappé le regard le moins attentif, et un élève de Phidias y eût trouvé le motif d’un de ces antiques bas-reliefs dont le marbre est devenu plus précieux que l’or.

Deux petites filles et une chèvre montaient ensemble la route tortueuse. L’aînée, qui pouvait avoir onze ans, tenait le capricieux animal lié par une de ces algues marines que l’on prendrait pour des lanières de cuir de Cordoue. Ses cheveux noirs retombaient sur son cou bruni comme deux ailes de corbeau, et donnaient à sa physionomie une hardiesse un peu sauvage, que tempérait la douceur d’un œil velouté. La plus jeune, assise sur la chèvre comme sur son habituelle monture, avait la blancheur rosée d’une fleur d’églantine. Une touffe de bruyère mêlée à ses cheveux d’or retombait jusqu’à son épaule et lui donnait je ne sais quelle grâce coquette. Les deux sœurs forçaient la chèvre, soumise avec impatience, à ralentir le pas ; mais, de loin en loin, il fallait redoubler les fragiles liens qui la tenaient captive et ressaisir la couronne de fleurs marines enroulée autour de ses cornes. C’étaient alors de longs cris joyeux et des éclats de rire sans fin, entrecoupés par le bêlement frêle de Brunette, qui frappait la terre du pied et secouait sa tête mutine. Toutes autres mains que celles de Josèphe et de Francine eussent vainement essayé de la soumettre à de pareilles complaisances ; mais cette dernière l’avait eue pour nourrice, et la chèvre en avait visiblement conservé le souvenir. Mathieu Ropars regardait depuis quelque temps cette espèce de lutte joyeuse de la fantasque Brunette et de ses filles, lorsqu’il sentit une main s’appuyer sur son bras ; il se retourna et rencontra pour ainsi dire contre son épaule le visage brun et riant de leur mère.

— Vois donc les enfans, dit-il en montrant par un mouvement de tête le groupe folâtre.

— Jésus ! Francine va tomber ! dit la mère, qui fit un pas vers le sentier ; mais il la retint.

— Laisse ! répliqua-t-il ; ne sais-tu pas qu’il n’y a rien à craindre quand Josèphe la surveille ? Sans compter que la Brunette les aime plus que ses propres chevreaux, et elles le lui rendent bien ! Dieu me pardonne si la bête n’est pas ce qu’elles préfèrent après nous !

— Et après M. Gabriel, fit observer la mère, — au moins pour Josèphe : — bien qu’il ne soit resté au lazaret guère plus d’une semaine, et qu’il y ait de cela trois ans, l’enfant ne laisse point passer un seul jour sans parler de lui.

— À vrai dire, le lieutenant est un homme difficile à oublier, reprit Ropars, surtout pour la petite, à qui il a fait tant d’amitiés et de promesses… Ne doit-il pas lui apporter toutes les merveilles de l’Inde ? Au reste, s’il ne lui est pas arrivé malheur, mon idée est que nous ne tarderons pas à le revoir ainsi que la Thétis.

— En attendant, il faut que j’annonce aux enfans une autre visite qui ne leur sera pas un petit contentement.

— Laquelle donc ?

— Celle du cousin avec le petit Michel.

— Dorot va venir ? répéta Mathieu, qui regarda la plate-forme de l’île des Morts ; comment le sais-tu ?

— N’avons-nous pas notre langage de signaux comme les navires du roi ? répliqua Geneviève en souriant. Vois, il a arboré à sa fenêtre les trois petites flammes ronges ; c’est l’annonce qu’il vient ici. J’ai vu d’ailleurs Michel descendre chez le patron.

— Vivat ! s’écria Ropars dont la figure s’illumina ; il faut que ton cousin et le garçon soupent avec nous… Pourvu toutefois que ton garde-manger ne soit pas aussi vide que notre hôpital.

Geneviève se récria et énuméra avec une certaine complaisance ses ressources culinaires, heureusement renouvelées deux jours auparavant par le patron, qui desservait en même temps la poudrière et le lazaret. Mathieu promit de compléter le régal en débouchant pour le garde d’artillerie une vieille bouteille de vin de Roussillon depuis long-temps enfouie sous le sable de son caveau.

Dans ce moment, les deux petites filles atteignirent la terrasse.

— Vite ! leur cria la mère, venez, il nous arrive quelqu’un.

M. Gabriel ? répondit Josèphe, qui s’élança avec un cri.

— Eh ! non, folle ! le cousin Dorot et le petit Michel. L’enfant laissa échapper un geste de désappointement ; mais Francine battit des mains en poussant des exclamations de joie ; la chèvre, laissée à elle-même, bondit le long des pentes abruptes du rocher, où elle se mit à brouter les touffes d’herbes salées, et les deux sœurs se prirent par la main pour descendre vers la petite crique de débarquement, tandis que leur mère retournait tout préparer.

Ainsi que l’avait dit cette dernière, l’affection toute particulière de Josèphe pour M. Gabriel était déjà vieille de plusieurs années. Elle datait d’une quarantaine faite à Trébéron par le lieutenant, qui, charmé de sa grâce un peu sauvage, lui avait témoigné une amitié à laquelle l’enfant avait répondu avec une sorte de passion. Entré dans la marine contre son gré, M. Gabriel n’avait de sa profession que l’uniforme. Au milieu de cette vie de changement, de fatigues et d’aventures, il rêvait sans cesse la fixité du foyer et les joies paisibles de la famille : c’était un de ces amans de la solitude nés pour vivre parmi les laboureurs, les femmes et les enfans. Confiné au lazaret de Trébéron, il y avait apporté quelques livres préférés et son violon, dont il jouait des heures entières, sans autre but que d’entendre ses vibrations mélodieuses. Quand il sortait, Josèphe accourait à sa rencontre et le conduisait le long des rochers, aux anfractuosités les plus cachées, où il découvrait chaque jour quelque plante inconnue ou quelque mousse nouvelle. Le soir venu, il rendait visite à l’ancien quartier-maître, dont il voyait le bonheur silencieux ; Geneviève lui parlait de ses enfans, Josèphe lui demandait un conte ou une chanson, et, l’heure du repos venue, il s’en retournait à sa cellule, l’esprit calme et le cœur léger. Quinze jours s’étaient ainsi écoulés comme une heure. Aussi, lorsque la quarantaine fut enfin purgée et qu’il fallut quitter Trébéron, sa délivrance n’éveilla-t-elle chez lui que des regrets. Il revint plusieurs fois passer des journées entières sur le triste îlot, et, quand il dut enfin s’embarquer pour une exploration lointaine, il promit à la famille solitaire de lui écrire. Ropars avait, en effet, reçu quelques-unes de ses lettres, et, comme nous l’avons vu, il s’attendait à son prochain retour. Pour le moment, la visite annoncée par Geneviève occupait exclusivement le garde du lazaret. Il était resté seul sur l’esplanade, d’où il continuait à regarder vers l’île des Morts. La distance permettait d’apercevoir tout ce qui s’y faisait, de reconnaître les personnes et de distinguer leurs mouvemens. Il put donc voir Dorot se diriger vers le canot, dresser le mât, préparer la voile, et le petit Michel accrocher avec peine le gouvernail.

Avant qu’un mariage eut allié les deux familles, le garde de la poudrière et celui du lazaret s’étaient connus dans la marine, où tous deux servaient, l’un comme quartier-maître, l’autre comme sergent d’artillerie. Nommé à Trébéron, Mathieu Ropars s’était réjoui de trouver son vieux camarade Dorot établi depuis plusieurs années à l’ile des Morts avec sa femme, son fils et une parente orpheline. Le lazaret, presque toujours désert, lui laissait de longs loisirs qui permettaient de multiplier les visites à la poudrière, de s’y faire connaître et apprécier. La cousine de Dorot, Geneviève, prit particulièrement à gré cette nature droite et paisible. Elle avait été éprouvée jusqu’à seize ans par toutes les angoisses de la misère : recueillie alors par charité chez son cousin, dont la femme lui faisait durement payer, par instans, son hospitalité, la pauvre orpheline s’était habituée à ne rien attendre de personne et à recevoir comme un bienfait tout ce qui lui était accordé. Aussi la franche cordialité de Mathieu la toucha-t-elle plus qu’une autre : elle l’accueillit avec une reconnaissance demi-filiale, à laquelle se mêla insensiblement la nuance plus tendre que les femmes dont le cœur est libre apportent dans tous leurs attachemens. L’intimité alla se resserrant de jour en jour entre elle et Ropars sans qu’aucun d’eux s’expliquât son penchant. En voyant la jeune fille dans l’épanouissement de sa florissante beauté, Mathieu, qui sentait déjà le poids des années, n’eût jamais songé à lui demander de partager sa vie, et Geneviève, heureuse de le voir tous les jours, de le savoir dans le voisinage, ne pensait point à désirer davantage. Il fallut une place offerte à celle-ci, près de Brest, et la perspective d’une séparation pour les éclairer sur le besoin qu’ils avaient l’un de l’autre. Quand il aperçut les larmes de Geneviève, Ropars, qui sentait sa propre tristesse, finit par s’enhardir ; il lui dit qu’elle pouvait éviter ce départ, si l’île de Trébéron ne lui déplaisait pas plus que l’île des Morts, et si sa compagnie lui plaisait autant que celle de son cousin. La pauvre fille, éplorée, rougissante et ravie, ne put lui répondre qu’en se laissant aller dans ses bras. L’ancien quartier-maître parla sur-le-champ à Dorot. Le mariage se fit, et il emmena Geneviève dans son îlot, dont il ne redouta plus désormais la solitude.

L’inégalité des âges ne parut pas nuire au bonheur du garde et de l’orpheline. Tous deux avaient ce qui fait les unions heureuses : l’esprit simple et le cœur de bonne volonté. Des enfans vinrent encore resserrer leurs liens et peupler le foyer. Le plus jeune venait de naître, lorsque Dorot perdit sa femme et resta seul avec son fils Michel, âgé de treize ans. Ce veuvage prématuré avait ravivé l’amitié des deux anciens camarades. Leurs rapports étaient devenus plus fréquens. La barque qui desservait les deux établissemens avait sa station au petit port de l’île des Morts, et se trouvait ainsi à la disposition du garde d’artillerie, qui ne négligeait aucune occasion de venir passer quelques heures chez ses voisins ; mais, malgré la proximité et la (facilité du passage, les visites ne pouvaient encore être journalières. La constante surveillance de Dorot était obligatoire, les ordres de service aussi subits qu’imprévus, et il n’eût pu s’exposer sans péril à des absences trop multipliées. Ses apparitions au lazaret n’étaient donc pas assez fréquentes pour avoir cessé d’être d’une heureuse exception ; père, mère et enfans y trouvaient également une occasion de fête, et ce n’était jamais sans de grandes marques de joie qu’on apercevait le signal annonçant l’heureuse visite et la barque se détachant du petit havre pour cingler vers Trébéron.

Cette fois, dès que Ropars la vit en route, il descendit pour la recevoir. À peine eut-elle touché, que Michel sauta à terre, embrassa le garde, puis les deux petites filles, et courut avec elles vers la maison. Dorot, qui débarqua à son tour, serra la main de Mathieu, et tous deux remontèrent lentement en causant. Arrivés au sommet de la pente, ils se retournèrent par habitude en jetant un regard sur la mer. Le garde d’artillerie remarqua que la frégate achevait de carguer ses dernières voiles.

— Dieu me pardonne ! elle va jeter l’ancre, dit-il ; avez-vous jamais Vu, Mathieu, un navire de retour s’arrêter si loin de terre ?

— C’est selon, répondit l’ancien contre-maître en souriant ; on reste à distance, quand on se méfie des forts, ou quand on soupçonne des récifs…

— Mais ici ce n’est point le cas, fit observer Dorot, la frégate n’a à craindre ni les canons du château, qui sont ses bons amis, ni la rade, qui a le fond aussi sain qu’un bassin de radoub. Il faut qu’il y ait quelque chose d’extraordinaire.

— Peut-être bien que le navire doit faire quarantaine, reprit Ropars ; on attend la Thétis.

— Pardieu ! vous avez dit le nom, s’écria le garde d’artillerie, qui clignait de l’œil et ombrageait son front d’une de ses mains pour mieux distinguer au loin : c’est la Thétis, ou je suis un païen. Je l’ai eue là-bas huit jours, quand elle a embarqué ses poudres ; je la reconnais à sa mâture et à sa démarche.

La Thétis ! répéta Mathieu ; pour lors nous allons voir M. Gabriel. En voilà une joie pour Josèphe ! Vite, il faut l’avertir.

Il voulait hâter le pas, Dorot le retint. — Ne vous pressez pas, Ropars, dit-il, on ne doit jamais trop compter sur ce que ramène un navire : les gens annoncés sont toujours ceux qui manquent à rappel. Il vaut mieux attendre que le lieutenant donne lui-même de ses nouvelles.

— Vous avez raison, répliqua le quartier-maître, d’autant que la frégate arrive, je crois, de la Havane.

— Qui sait si elle ne vous enverra pas des locataires au lazaret ?

— À son aise ; ils seront les bienvenus. Avec Geneviève et les enfans, il n’y a jamais de tristesse ; mais par momens un peu de compagnie ne déplaît pas. Vous autres, à l’île des Morts, vous avez le poste d’artillerie qui vous tient au courant, outre les inspections et les corvées de poudre, tandis qu’ici, jamais rien ! Pas un visiteur par année ! Du moins, quand par hasard des quarantains vous arrivent, on entend parler de ce qui se fait sur la grand’terre, et cela vous laisse de quoi causer pendant plusieurs mois.

Le garde d’artillerie hocha la tête. — À la bonne heure, quand ils n’apportent pas la maladie, reprit-il ; mais les vieux de la côte parlent encore d’une quarantaine où le lazaret ne trouvait plus ni terre ni rocher pour mettre les morts, et où il fallait les jeter à la mer avec un boulet au cou, comme dans les vaisseaux sous voiles.

— Que le Christ nous épargne une pareille épreuve ! dit Ropars en touchant par respect à son chapeau, comme il avait coutume de le faire chaque fois qu’il prononçait le nom du Sauveur ; mais vous parlez d’un temps qui est déjà loin, Dorot ; s’il plaît au ciel, nous ne le reverrons plus. Il n’y a pas ici de païen, et j’ai idée que la bonne volonté de Dieu restera sur nous.

Dorot fit de la tête un signe d’acquiescement. Au fait, cette confiance née d’une foi naïve avait été jusqu’alors justifiée par l’expérience. Depuis treize années que le garde habitait Trébéron, il n’y avait reçu que des quarantains bien portans, satisfaisant à une simple formalité réglementaire et obligés de constater leur bonne santé par cette séquestration préventive. Encore étaient-ce là d’assez rares exceptions. Ainsi que tous les lazarets, celui de Trébéron restait le plus souvent inoccupé, et le garde y veillait seul comme une perpétuelle vigie placée en avant du continent pour en écarter la contagion.

Tout en causant, Dorot et lui avaient gagné la maison. Geneviève les attendait sur le seuil entourée des trois enfans, qui la tenaient et lui parlaient à la fois. Après l’échange des témoignages d’amitié ordinaires, elle rentra avec les deux gardes, tandis que Michel entraînait Francine et Josèphe vers la Brunette, qui s’était arrêtée sur la cime d’un rocher, d’où elle les regardait en hélant. Le jeune garçon, accoutumé à poursuivre les moutons de son père sur les pentes de l’île des Morts, voulut la rejoindre ; mais le malicieux animal s’élança de pointe en pointe le long des escarpemens, toujours près de se laisser prendre et toujours habile à fuir au moment où la main l’effleurait.

Pendant que les enfans continuaient cette poursuite avec mille cris d’appel et mille rires bruyans, Ropars et Dorot entraient dans la salle à manger, où Geneviève avait commencé à mettre le couvert. C’était une pièce de médiocre grandeur, tapissée par le garde lui-même à l’époque de son mariage et ornée de quelques gravures maritimes, parmi lesquelles se distinguait surtout un portrait de Jean Bart, Hercule nautique auquel la tradition du gaillard d’avant attribue, comme on sait, tous les exploits surhumains et toutes les aventures impossibles.

Après avoir fait asseoir son hôte, Mathieu alla déterrer la bouteille de vin de Roussillon qu’il apporta toute blanche de sable et coiffée d’un bonnet de cire verte qui constatait sa noble origine. Dorot se plaignit amicalement d’une pareille somptuosité et avertit qu’il ne pourrait prolonger sa visite, l’officier qui commandait le poste de l’île des Morts exigeant que le canot fût de retour avant le coucher du soleil. Geneviève se hâta en conséquence de servir le repas et d’appeler les enfans pour se mettre à table.

Entre gens dont la vie entière se trouvait renfermée dans les étroites limites des deux îlots, l’entretien était nécessairement peu varié. Mathieu parla de ses lignes dormantes établies aux cornes de Trébéron et Dorot de son merisier. Ce dernier pouvait être regardé comme « l’ornière d’orgueil » où trébuchait d’habitude la modestie du digne sergent. Aucun autre garde avant lui n’avait réussi à préserver ses plantations du vent de mer ; c’était le seul arbre que l’on eût jamais vu dans les deux îles. Aussi Lucullus dut-il être moins fier du premier cerisier qu’il apporta de Perse comme ornement de son triomphe ! Humble sur tout le reste, Dorot redressait la tête dès qu’il s’agissait de son maigre sauvageon ; il ne le montrait qu’avec une certaine réserve et seulement aux amis ou aux supérieurs, encore se faisait-il prier. Les choses ressemblent aux hommes et prennent le plus souvent, au lieu de l’importance qu’elles ont, l’importance qu’on leur donne. Ainsi surfaite et ménagée, la réputation du merisier de l’île des Morts se répandit de Plougastel à Camaret ; on en parla partout comme d’une merveille. L’orgueil de Dorot en avait grandi d’autant et venait d’être porté au comble par un événement aussi extraordinaire qu’imprévu. Il en apportait la nouvelle à Trébéron, mais ne voulut point la faire connaître sur-le-champ ; il fallut, comme dans la fameuse lettre de Mlle de Sévigné sur le mariage de Mademoiselle, parcourir toutes les suppositions. Enfin, quand « on eut jeté sa langue aux chiens, » il se décida à parler et déclara… que le merisier avait fleuri !

Ce fut un cri général de surprise et d’admiration. Prisonniers dans l’île, Ropars et Geneviève n’avaient point aperçu depuis bien des années d’arbres en fleurs, et les deux petites filles ne se rappelaient pas en avoir vu. Elles interrogeaient Michel à grands cris et d’une seule voix. — Le merisier fleurissait-il couleur d’or comme l’ajonc, ou couleur de sang comme la bruyère marine ? Comment les fleurs deviendraient-elles des fruits ? Fallait-il attendre long-temps ? L’arbre rapporterait-il des guignes rouges de la côte ou des guignes noires de la montagne ? Dorot coupa court aux questions en déclarant qu’il viendrait chercher le lendemain toute la famille pour voir l’arbre miraculeux et dîner à l’île des Morts. On devine les transports des deux sœurs. La mère ne pouvait apaiser leurs rires et leurs battemens de mains. Elles criaient : Demain ! demain ! comme les vigies d’Énée durent crier Italie ! lorsqu’elles aperçurent dans les brumes pourprées ce but de tant d’efforts et de tant d’espoir.

En voyant leur impatience, le sergent proposa de les emmener le soir même avec Michel. Il resterait encore assez de jour à leur arrivée pour qu’elles pussent voir le merisier couvert de sa neige d’été, et les parens les reprendraient le lendemain. Les enfans appuyaient cette offre de leurs sollicitations, Ropars souriait sans répondre comme près de consentir ; mais Geneviève se récria. Que deviendrait-elle si Francine et Josèphe étaient absentes ? Bien souvent déjà, en se réveillant au milieu de la nuit, elle s’inquiétait de ne pas distinguer leur douce respiration ; elle se levait frissonnante et venait à tâtons jusqu’à leur lit pour les toucher et les entendre ; que serait-ce donc si elles n’étaient plus là ? Le moyen de dormir tranquillement, sans croire à quelque danger ? Elle rêverait que la poudrière prenait feu, ou que l’île des Morts sombrait comme un navire naufragé. Tout cela était dit avec un rire voisin des larmes. Les deux petites filles, qui d’abord avaient voulu partir, se suspendaient maintenant à l’épaule de leur mère, attendries par contagion et criant qu’elles voulaient rester. Le garde d’artillerie n’insista pas davantage. Il reprit le sentier qui conduisait à la grève avec Mathieu, suivi de la mère et des enfans, redevenus silencieux.

Le soleil qui descendait à l’horizon incendiait le promontoire de Këlerne et dessinait, dans la passe du Goulet, un courant de pourpre et d’or. La brise commençait à courir sur la baie moirée de rides mobiles ; les parfums de la sève arrivaient par rafales de la grande terre avec les tintemens de l’Angélus et les mugissemens des troupeaux ramenés à l’étable. On sentait partout la force au repos et je ne sais quel apaisement qui, des choses, gagnait les sens, et arrivait jusqu’aux profondeurs de l’ame. Le ciel, la terre et les eaux semblaient avoir, d’un commun accord, baissé la voix pour se confondre dans un mélodieux murmure. Sans analyser la douceur fortifiante de ce qui les entourait, les deux gardes et leurs familles en ressentaient l’influence. Ils descendaient le sentier sans rien dire et ralentissaient le pas comme pour prolonger un bien-être que l’on veut savourer. Arrivés à la barque, ils durent pourtant se décider à la séparation. Josèphe fit promettre au sergent de venir les chercher le lendemain de bonne heure ; enfin on hissa la voile, et le canot, lancé sur les vagues assouplies, se dirigea vers la poudrière.

Au moment où il atteignait le milieu du canal qui séparait les deux îles, une chaloupe, que la préoccupation des adieux avait empêché de remarquer jusqu’alors, parut sous le vent de Trébéron. Sa forme hardie, sa couleur sombre traversée d’une seule ligne blanche à la flottaison et le parfait état de sa voilure eussent suffi pour la faire connaître, alors même que le costume du double rang de matelots dont elle était bordée n’eût point trahi l’embarcation de guerre. Lorsqu’elle croisa le canot conduit par le sergent, elle s’écarta brusquement, et l’en put distinguer aux dernières lueurs du jour le pavillon jaune de l’intendance sanitaire.

À cette vue, Geneviève et les enfans poussèrent un cri. Toutes trois avaient compris que c’étaient des hôtes qui arrivaient au lazaret ; ils allaient mettre l’île en quarantaine et interdire toute communication avec le dehors. La visite du lendemain était indéfiniment remise, et le merisier serait défleuri avant qu’elles eussent recouvré leur liberté. Cette destruction d’une espérance qui venait d’éclore avait quelque chose de si subit et de si inattendu, que Francine et Josèphe ne purent s’y résigner : elles se jetèrent un regard désolé et se mirent à pleurer tout bas, tandis que la mère prenait de chaque main une de ses filles et remontait tristement le sentier. Geneviève elle-même avait le cœur oppressé. En atteignant la plate-forme, elle s’arrêta involontairement. Le canot à la voile rose qui emportait les promesses de réunion et de fête avait disparu ; mais la noire chaloupe était là à ses pieds, elle venait d’aborder avec la réclusion, la tristesse et la maladie. Geneviève embrassa ses deux enfans en retenant à grand’peine une larme qui roulait sous ses paupières, et, sans vouloir regarder davantage, elle se hâta de rentrer.

Pendant ce temps, Mathieu était allé recevoir les quarantains et leur ouvrait le lazaret. Lorsqu’il revint, il était un peu pâle, et son regard avait une expression dont Geneviève fut frappée ; mais, à la première question qu’elle lui adressa, il l’interrompit précipitamment pour lui demander où étaient Josèphe et Francine.

— Ne les voyez-vous pas ? répondit-elle en montrant les deux petites filles assises dans l’obscurité, encore toutes soupirantes et les yeux humides ; les croyiez-vous donc parties avec leur cousin ?

— Plût à Dieu ! murmura Mathieu avec angoisse et assez bas pour n’être pas entendu des enfans.

Geneviève le regarda stupéfaite.

— Pourquoi cela ? demanda-t-elle ; qu’est-il arrivé ? Au nom de la Trinité, parlez, Mathieu ! Qu’y a-t-il donc ?

— Eh bien ! reprit le garde, il y a… que la mort est dans l’île.

— Que voulez-vous dire ?

— Ce que j’ai vu, pauvre femme ! La chaloupe de la Thétis vient de débarquer des infirmiers et des chirurgiens avec huit malades, dont pas un ne reverra la grande terre.

— Jésus ! qu’ont-ils donc ?

— La fièvre jaune !


II.

pour l’habitant de l’intérieur, la fièvre jaune n’est qu’une maladie pareille à mille autres qu’il connaît seulement de nom. Les traditions de la famille et ses souvenirs personnels ne peuvent y attacher ni regrets ni épouvante ; mais, chez nos populations maritimes, ce mot retentit comme un glas funèbre : il ne rappelle point seulement un danger à courir, mais des deuils anciens ou récens. Là où chaque famille a un de ceux qu’elle aime dans les lointaines contrées, on connaît trop bien ce mal terrible en comptant ce qu’il a fait de veuves et d’orphelins. C’est, avec la tempête et les récifs, un des grands ennemis. Son nom prononcé produit le même effet que le vent qui siffle ou la lame qui gronde ; en l’entendant, on se regarde et l’on pense aux absens, si l’on ne pense point aux morts.

Ici Ropars pensait surtout aux présens. Plus qu’un autre, à la vérité, il avait le droit de s’émouvoir. Enveloppé autrefois dans une épidémie de fièvre jaune, il avait vu les équipages de la flotte décimés autour de lui et ne s’était sauvé que par miracle. Les images de cette tuerie, comme il l’appelait, lui étaient restées trop vives, et il en avait trop souvent entretenu Geneviève, pour que leur fermeté n’en fût point ébranlée. Aucun d’eux ne se troubla pour lui-même, mais pour ceux dont l’existence lui était chère. La première pensée de Mathieu s’était portée sur sa femme et sur ses enfans, le premier mouvement de Geneviève fut de les réunir dans ses bras en criant qu’il fallait partir. L’ancien marin eut quelque peine à lui faire comprendre que la fuite, alors même qu’elle n’eût point été déshonorante pour lui, était devenue impossible. La chaloupe avait remis à la voile pour la frégate, et le drapeau jaune était hissé au mât du lazaret. La quarantaine commençait pour tous ceux qui se trouvaient à Trébéron, aucun d’eux ne pouvait désormais en franchir les limites, et Ropars montra à Geneviève la péniche envoyée par l’intendance militaire qui arrivait pour s’embosser à une demi-encâblure de l’îlot et en interdire l’approche à toute embarcation. Ils étaient définitivement parqués dans l’épidémie et condamnés à en courir les chances jusqu’au bout.

Du reste, le trouble de Mathieu, dans lequel il y avait eu une part de surprise, fut de courte durée. Le contre-maître retrouva bientôt son ancienne fermeté, un peu amollie dans les tendres habitudes de la famille, et, revenant sur ses propres paroles, il s’efforça de calmer les frayeurs de Geneviève en amoindrissant le danger. Après tout, on n’était point ici dans les conditions qui favorisaient ailleurs le fléau ; on n’avait pas à combattre le soleil énervant de la Havane ou du Brésil ; il ne s’agissait plus d’une de ces redoutables contagions qui gagnaient de proche en proche, comme l’incendie, ne laissant après elles que des morts, mais d’un mal affaibli auquel on pouvait facilement échapper avec quelques précautions. La première et la plus indispensable était d’éviter l’approche des salles occupées par les quarantains et de ne se tenir jamais sous le vent du lazaret. Josèphe et Francine furent averties sur-le-champ. Geneviève leur expliqua tout ce qu’il fallait faire, avec une prolixité tour à tour menaçante et attendrie. D’abord, en punition de chaque désobéissance elle leur montrait la maladie ou même la mort ; puis, lorsqu’elle les voyait pâlir d’épouvante, elle les ramenait sous ses caresses en les rassurant par des baisers.

Mathieu ajouta aux recommandations quelque chose de plus clair et de plus sûr. Dès le lendemain, il traça une enceinte de pieux réunis par une corde qui devait servir de limites sanitaires aux enfans. Par surcroît de précautions, la chèvre elle-même fut ramenée dans l’enceinte, liée à un piquet et nourrie de fourrage d’hiver. Le garde cessa de son côté toute relation habituelle avec les infirmiers et les chirurgiens du lazaret. Il eût ignoré le sort des quarantains, si, chaque soir, quelques hommes descendant vers la grève de l’îlot et le son d’une clochette qui l’avertissait de s’écarter ne lui eussent fait connaître qu’on allait creuser une fosse. Les vides étaient d’ailleurs bientôt remplis par les nouveaux malades qu’apportait la chaloupe de la frégate, car l’épidémie ne semblait ni décroître ni s’adoucir. Aucun convalescent n’avait encore paru sur la terrasse du lazaret. Le canot de la péniche, chargé du service sanitaire, s’approchait chaque matin, mais sans aborder. Il débarquait par le va-et-vient établi dans la crique les provisions ou les remèdes, recevait au bout d’une gaffe le rapport du chirurgien, puis remettait à la voile avec un empressement qui témoignait de l’effroi qu’inspirait la contagion.

Cependant, les premiers jours passés, Ropars et Geneviève s’étaient un peu rassurés. Les coups que la mort frappait autour d’eux étaient muets et cachés ; l’aiguillon de l’inquiétude s’émoussa insensiblement ; en voyant que l’on pouvait vivre au contact de la formidable maladie, tous deux oublièrent à demi que l’on pouvait aussi mourir. Il leur arriva ce qui arrive aux habitans d’une ville assiégée auxquels le bruit du canon ne cause plus de tressaillemens : la sonnette avait beau retentir tous les soirs et la chaloupe rapporter chaque matin de nouveaux mourans, la continuité du danger produisait l’habitude, et l’habitude la sécurité. Par instans même, Geneviève oubliait tout et reprenait ses chansons ; mais elle s’arrêtait brusquement à la vue du drapeau jaune ou au souvenir subit qui lui traversait le cœur, et le chant s’éteignait dans un soupir.

Ropars s’était informé de M. Gabriel à l’arrivée des premiers malades : l’épidémie ne l’avait point alors atteint, mais l’interruption de tout rapport avec les infirmiers et les équipages ne lui avait point permis de renouveler ses questions ; plusieurs convois avaient abordé sans qu’il eût pu s’enquérir du lieutenant, lorsqu’il reçut un billet percé de coups de ciseaux et trempé dans le vinaigre. Il ne renfermait que ces mots écrits au crayon : « J’arrive… Si je vis, nous nous reverrons… ; si je meurs…, présentez cette lettre au capitaine de la Thétis…, et réclamez pour Josèphe… ma grande cassette d’acajou.

« GABRIEL. »

L’écriture, presque illisible, accusait une main que la fièvre avait fait trembler. Mathieu, douloureusement surpris, oublia cette fois toutes les précautions et courut au lazaret ; mais le chirurgien ne lui laissa point voir le lieutenant, dont l’état semblait lui inspirer de sérieuses inquiétudes. Le soir, le mal avait encore empiré et permettait peu d’espoir ; le lendemain, il n’en permettait plus.

Josèphe, à qui on avait laissé ignorer le nom de la frégate que ravageait l’épidémie, ne soupçonnait point le danger de son ami ; mais sa sœur et elle n’en avaient pas moins perdu toute leur gaieté. Prisonnières dans l’enceinte dessinée par leur père, toutes deux étaient tristement assises près du piquet de la chèvre, qui, couchée à leurs pieds, semblait dédaigner le foin éparpillé devant elle. Josèphe tenait Francine appuyée à ses genoux et lui avait successivement proposé tous les jeux dont elles avaient l’habitude ; l’enfant secouait la tête, les regards fixés sur la mer.

— Que veux-tu donc faire, Zine ? demanda-t-elle, attristée de sa tristesse.

Celle-ci ne répondit pas. La sœur aînée posa une main sur sa tête blonde et joua un instant avec les boucles de ses cheveux.

— Tu voudrais aller là-bas, voir Michel, pas vrai ? reprit-elle en se baissant vers la petite ; mais c’est trop tard ; le merisier est défleuri.

— Alors les cerises sont déjà mûres, tu crois ? interrompit Francine, qui retourna vers Josèphe son visage que l’ennui avait rendu moins rose et ses grands yeux pleins de curiosité.

— Je ne sais pas, reprit la grande sœur, mère nous le dira ; mais il faut penser maintenant à autre chose ; tu sais bien que nous ne pouvons aller à la poudrière.

— Ni au bout de l’île, ni nulle part, ajouta Francine en se laissant retomber sur les genoux de Josèphe.

Celle-ci, qui voulait l’amuser à tout prix, lui montra alors la chèvre, qui venait de se redresser. Sortie brusquement de son demi-sommeil, Brunette décrivait autour de son piquet des évolutions si bizarres, que la tristesse de l’enfant ne put y résister et qu’elle ne tarda pas à éclater de rire. Josèphe, qui s’était d’abord associée à sa gaieté, craignit que les mouvemens de la bête mutine ne finissent par briser la corde et voulut avancer la main pour l’en empêcher.

— Laisse, laisse ! s’écria Francine en riant ; vois comme elle se dresse, comme elle danse ! Courage, Brunette, plus fort, petite, plus fort !

L’enfant, à genoux sur le sable, battait des mains avec des exclamations de joie, et la chèvre, qui semblait excitée par la voix et par le bruit, redoublait la folâtrerie de ses mouvemens. Tout à coup le piquet, ébranlé par tant de secousses, fut arraché de terre, l’animal bondit de côté, et, ne se sentant plus retenu, prit sa course vers l’autre extrémité de l’île.

Les deux sœurs poussèrent d’abord un cri, puis, par un élan irréfléchi, s’élancèrent ensemble à sa poursuite. L’enceinte de corde fut franchie, et elles s’engagèrent le long des escarpemens, en appelant Brunette, qui, selon son habitude, les attendait en bêlant et s’enfuyait à leur approche. Emportées par la poursuite, elles arrivèrent ainsi au sommet de l’île, suivirent les pentes qui descendaient à la mer, et atteignirent le fond des ravines opposées à leur habitation. Ce fut là seulement que Josèphe s’aperçut de leur désobéissance ; elle s’arrêta haletante et retint sa sœur dans ses bras.

— Pas plus loin, Zine, s’écria-t-elle ; il ne fallait pas venir ici, mère l’avait défendu.

La petite fille regarda autour d’elle et remarqua à son tour l’endroit où elles se trouvaient. C’était une large fissure ouverte dans la masse pierreuse de l’île et au fond de laquelle poussaient des touffes de grandes fougères et de genêts fleuris. À droite et à gauche, les parois du rocher étaient parsemées de saxifrages, de gazons marins aux chatons pourprés et « le digitales, qui dressaient dans les fentes leurs longues tiges chargées de clochettes roses.

À cette vue, Francine ne put retenir un cri d’admiration. C’était la première verdure et les premières fleurs qu’elle eût aperçues depuis qu’un ordre sévère la retenait sur le plateau aride occupé par la maison du garde. Aussi ne put-elle résister à la tentation ; elle s’échappa des mains de sa sœur sans vouloir rien écouter, et disparut en courant au milieu des touffes fleuries.

Après l’avoir en vain rappelée. Josèphe la suivit pour la ramener ; mais l’enfant allait de tige en tige sans vouloir s’arrêter. À chaque poignée de fleurs cueillies, Josèphe criait vainement : Assez ! Francine répondait : Encore ! et entassait dans son tablier, relevé par les deux coins, tout ce que sa main pouvait arracher. Il fallut que la place lui manquât pour qu’elle consentît à suspendra sa moisson. Chargée d’herbes et de fleurs sauvages qui retombaient en guirlandes jusqu’à ses pieds, elle voulut bien enfin reprendre la main de Josèphe, qui se remit à chercher sa route en écartant avec précaution les ajoncs épineux.

Les deux enfans allaient atteindre la lisière du petit fourré de landes et de genêts, quand la clochette d’avertissement se fit entendre au-dessus de leurs têtes ; elles s’arrêtèrent en levant les yeux : quatre infirmiers descendaient vers la ravine chargés de leur funèbre fardeau. Ils suivaient le seul sentier praticable sur la pente, et les deux petites filles ne pouvaient continuer leur route sans les rencontrer. Effrayées, elles reculèrent parmi les touffes qui les cachaient encore et attendirent pressées l’une contre l’autre. La clochette sonnait par intermittences convulsives et toujours de plus près. Enfin elles entendirent le pas lourd des porteurs retentir sur le roc et virent leurs silhouettes sombres se dessiner dans le crépuscule ; ils s’avançaient précisément vers la petite oasis où les enfans s’étaient réfugiés. Arrivés à l’entrée, ils semblèrent se consulter un instant, puis s’engagèrent au milieu des touffes épineuses, tournèrent le massif derrière lequel les deux sœurs se tenaient blotties, et s’arrêtèrent en disant : — C’est ici !

Francine, effrayée, avait caché sa tête sur les genoux de Josèphe ; celle-ci, plus hardie, écarta doucement les branches, et aperçut alors une fosse creusée à l’avance dans les graviers du sol. Les infirmiers avaient déposé à terre le cadavre enveloppé d’une toile grossière ; ils prirent un sac caché sous une des anfractuosités du rocher et en versèrent le contenu dans la tombe. La poussière blanche qui s’éleva en nuage apporta jusqu’aux enfans l’acre odeur de la chaux. On la dispersa avec soin au fond de la fosse pour en faire un lit au cadavre, et on l’arrosa d’eau puisée à la mer. Tous ces préparatifs avaient été exécutés dans un silence sinistre ; on n’entendait que les frôlemens de la bêche sur le sol rocailleux et le glapissement monotone des petites vagues poussées contre l’ilot par le vent du soir. Josèphe, le cou tendu, l’œil grand ouvert et le cœur serré d’une douloureuse étreinte, continuait à regarder.

Dans ce moment, deux des porteurs prirent le mort et s’approchèrent du trou creusé pour le recevoir. Ils n’étaient séparés des enfans que par la touffe d’arbustes. Comme ils l’effleuraient de leur fardeau, une rafale déroula un des coins de la serpillière ; une tête livide se montra aux dernières clartés du soir, et Josèphe poussa un cri étouffé. La chute du cadavre dans la fosse empêcha de l’entendre ; mais ce coup d’œil avait suffi, l’enfant avait cru reconnaître le visage de M. Gabriel. Elle se rejeta en arrière avec un inexprimable saisissement. C’était la première fois que la mort frappait son regard, et elle lui apparaissait sous des traits qui la remplirent de douleur et d’épouvante. Serrée contre Francine, elle se mit à trembler de tous ses membres. Le bruit de la terre et des cailloux qui retombaient dans la fosse la tint comme pétrifiée. Ce fut seulement lorsque les quatre fossoyeurs eurent quitté la ravine et disparu dans le sentier que ses sanglots éclatèrent. Francine redressa la tête, lui demanda ce qu’elle avait, et, ne recevant aucune réponse, se jeta dans ses bras en sanglotant à son tour.

Les larmes de la petite sœur parurent interrompre celles de Josèphe, qui s’efforça d’étouffer ses soupirs et se mit à embrasser Francine en la consolant. — Tais-toi ! balbutia-t-elle, suffoquée malgré elle ; il ne faut pas avoir peur… il ne faut pas pleurer…

— Qu’as-tu, Josse, qu’as-tu ? répétait l’enfant, qui lui tenait la tête à deux mains et baisait ses joues humides.

— Ce… n’est rien…, reprit Josèphe, dont l’accent démentait les paroles ; j’ai été surprise…

— Les hommes sont partis ? demanda Francine, qui regardait avec épouvante du côté de la fosse.

— Tu le vois, répondit Josèphe en frissonnant.

— Que venaient-ils faire ici ? Ils portaient quelque chose. C’était un mort, n’est-ce pas ?

Sa sœur lui mit la main sur les lèvres : — Ne parle pas de ça, Zine, murmura-t-elle, reprise par les sanglots.

— Tu l’as vu ? demanda l’enfant avec une curiosité épouvantée.

— Oui, mon Dieu, bégaya la sœur…. et…. je l’ai reconnu…. C’est M. Gabriel !

— Ton bon ami ! s’écria Francine… Tu es bien sûre, Josse ? Et il est là… sous la terre ?… Oh ! allons-nous-en, j’ai peur, j’ai peur !

Elle s’était rejetée dans les bras de sa sœur, qui s’efforça de la rassurer et de se rendre maîtresse de ses propres larmes.

— La paix, Zine ! lui dit-elle d’une voix entrecoupée…. Il faut être tranquille, il faut essuyer nos yeux… ou la mère sera inquiète.

Et, se redressant subitement : — Écoute ! ajouta-t-elle ; il me semble qu’on nous a appelées… Vite, vite, remontons.

Les deux petites filles se relevèrent à ces mots, et, sortant de la ravine, regagnèrent précipitamment la plate-forme, où elles arrivèrent tremblantes et essoufflées.

Geneviève les y attendait ; mais la nuit, qui commençait, l’empêcha de remarquer leur trouble. Elle les prit par la main pour rentrer, leur fit faire la prière en commun, et toutes deux se couchèrent sans avoir parlé de l’aventure du ravin.


III.

Josèphe dormit mal ; le lendemain, lorsqu’elle se leva, elle était pâle et brisée. Geneviève, qui s’en aperçut, l’interrogea avec une sollicitude inquiète ; mais l’enfant répondit qu’elle n’avait rien. Seulement, à chaque question, ses yeux se remplissaient de larmes, et sa voix tremblait. Le jour se passa ainsi pour elle dans la langueur. Le soir, elle se trouva plus abattue, quoique toujours sans souffrance ; la nuit fut agitée, et le lendemain Repars fit demander le chirurgien du lazaret.

Celui-ci examina l’enfant et fit plusieurs questions qui assombrirent le front de Mathieu. Geneviève, dont le regard allait du chirurgien à son mari, s’en aperçut. Elle en sentit un coup dans le cœur. Au moment où tous deux franchissaient le seuil, elle les suivit, referma vivement la porte et les arrêta.

— C’est la maladie, n’est-ce pas ? demanda-t-elle avec angoisse. Elle n’osait nommer la fièvre jaune ; le chirurgien parut hésiter à répondre.

— Ah ! j’en suis sûre ! s’écria-t-elle, confirmée par cette hésitation elle-même ; ainsi les précautions ont été inutiles ? Le mal est venu, tout est fini !…

Elle s’était laissé tomber sur le banc de pierre placé près de la porte et avait recouvert sa figure de son tablier. Le chirurgien s’efforça de la consoler par de vagues assurances, mais il était visible que lui-même ne croyait plus au succès de ses efforts. Vaincu par l’implacable puissance de la contagion, il continuait à la combattre sans espérance et par devoir, comme ces soldats sacrifiés qui défendent silencieusement, pour l’honneur du drapeau, un poste abandonné. Aussi, s’apercevant que ses paroles, loin de calmer la douleur de Geneviève, semblaient la redoubler, il se retourna vers le garde, à qui il répéta brièvement les prescriptions déjà indiquées pour l’enfant malade, et lui-même rentra au lazaret.

Ropars resta quelques instans à la même place, les bras croisés et la tête sur sa poitrine ; mais un sanglot plus bruyant de Geneviève lui fit relever les yeux. Il lui prit la main : — Ce n’est pas encore le temps de désespérer, dit-il avec une fermeté douce ; quand Dieu aura décidé contre nous, il vous restera la vie pour pleurer. À cette heure, occupons-nous de notre devoir en faisant ce que le major ordonne.

— Et il n’a rien dit ? s’écria la mère, qui, dans son cœur, en voulait au chirurgien de n’avoir pas plus vivement combattu ses craintes ; il n’a donné aucun espoir ?

— Dieu est le maître, répliqua simplement Mathieu, et, tant qu’il n’a pas déclaré sa volonté, on peut croire que tout ira bien ; mais, si la chère créature doit s’en aller de nos mains, montrons-lui au moins jusqu’au dernier moment que nous avions envie de la garder.

Ici la voix fiévreuse de l’enfant se fit entendre.

— Jésus ! elle m’appelle ! s’écria Geneviève en se levant précipitamment pour rentrer.

Ropars l’arrêta.

— Essuyez d’abord vos yeux, dit-il en passant lui-même la main sur les paupières humides de la pauvre mère avec une compassion caressante ; il ne faut pas que Josèphe vous croie inquiète. Il peut y aller de la vie, entendez-vous ?

— Oui, oui, reprit-elle, ne craignez rien, Mathieu, je ne pleurerai plus. — Et elle s’efforçait de tarir ses yeux, toujours remplis de nouvelles larmes. — Voyez, on ne s’aperçoit plus de rien. Les médecins peuvent se tromper d’ailleurs, n’est-ce pas ? Et puis… Dieu nous aura en pitié.

— Il faut l’espérer, répliqua le garde attendri ; mais, si c’est à lui d’avoir de la pitié, c’est à nous de montrer de la résignation. Allons, brave cœur, ris à ta fille, cela lui fera du bien, et, avant de retourner vers elle…. embrasse-moi…. Pour nous donner à tous deux du courage.

La mère de Josèphe jeta ses bras autour du cou de son mari et eut une nouvelle crise de larmes ; mais elle s’arrêta à la voix de la malade qui l’appelait pour la seconde fois, et, refoulant par un suprême effort le désespoir jusqu’au plus profond de son cœur, elle s’élança dans la maison le front serein et le sourire sur les lèvres.

Cependant l’état de Josèphe s’aggrava rapidement. Le soir, la fièvre avait redoublé. La malade parlait tour à tour de sa sœur Francine, de Michel, du merisier en fleurs, de son bon ami M. Gabriel ; tantôt elle croyait l’entendre, elle l’appelait, elle voulait savoir s’il lui avait rapporté les présens promis ; d’autres fois, le souvenir de la scène de la ravine se réveillait dans sa mémoire ; elle s’écriait qu’il était mort et qu’elle entendait la terre rouler sur lui dans la fosse. Le chirurgien revint à plusieurs reprises et multiplia les prescriptions sans pouvoir ralentir la marche de la maladie. La nuit fut horrible pour la pauvre mère, qui retenait dans ses bras l’enfant toujours plus égarée. Au retour du soleil, cette turbulence délirante tomba, mais pour faire place à la torpeur qui précède la mort. Enfin, vers le milieu du jour, Josèphe rouvrit les yeux et poussa un soupir : ce fut le dernier.

Le coup était trop attendu pour que le désespoir de Ropars et de Geneviève eût rien de bruyant ; la douleur de cette perte l’avait pour ainsi dire précédée: tous deux l’avaient bue goutte à goutte pendant la longue agonie. Le calme de la mère garda pourtant quelque chose de hagard,, qui eût épouvanté un observateur moins troublé que Mathieu. Voulant rendre à sa fille les derniers devoirs, elle peigna longuement ses beaux cheveux noirs, la revêtit de ses meilleurs habits, et la coucha en réunissant les deux mains sur son cœur, comme Josèphe avait coutume de le faire dans son sommeil. Tous ces soins furent donnés lentement, paisiblement, avec une sorte de complaisance, et souvent entremêlés de baisers. À peine si une larme coulait de loin en loin sur ses joues marbrées de taches ardentes, et si un léger tremblement agitait la main qui s’acquittait de ce triste office. Enfin, quand celle qui avait mis au monde cette enfant, qui l’avait nourrie de son lait et de son amour, l’eut elle-même cousue dans le linceul, elle s’approcha de la fenêtre, brisa la tige d’une giroflée blanche, la seule que le vent de mer eût épargnée, et l’effeuilla sur le suaire. Pendant ce temps, la nuit était venue. Déposée au fond de l’alcôve sombre, la morte se dessinait vaguement sous son enveloppe de lin, comme un marbre ébauché ; plus haut, pendait un Christ d’ivoire, la tête penchée et les bras étendus. Geneviève s’agenouilla près du lit et demeura long-temps la tête appuyée sur ses mains jointes. Elle murmurait à demi-voix une prière ; mais, bien que sa bouche répétât fidèlement toutes les paroles, le sens n’arrivait point Jusqu’à son esprit. Quand elle eut achevé, elle se releva machinalement, regarda autour d’elle : son cerveau était un chaos ténébreux. Elle porta les deux mains à son front, qu’elle serra avec un cri étouffé, comme si elle eût voulu arrêter ce tourbillon de pensées déchirantes et confuses. Il y eut une lutte de quelques instans entre son désespoir et sa volonté ; enfin celle-ci prit le dessus, et elle s’avança vers la porte, qu’elle ouvrit.

Son mari s’était réfugié sur la plate-forme avec Francine, pour lui dérober le pénible spectacle de l’ensevelissement. Elle l’aperçut debout, près du parapet ; la petite-fille était à ses pieds, la tête appuyée contre ses genoux. Depuis la mort de sa sœur, elle n’avait point prononcé une parole. Immobile, l’œil dilaté et les lèvres serrées, elle semblait chercher à comprendre. Ses deux petites mains pendaient inactives, et ses pieds nus semblaient fixés sur le sol. En la voyant ainsi, éclairée par les premières clartés de la lune, qui jouait dans ses cheveux blonds, Geneviève parut se retrouver elle-même ; un éclair traversa l’atonie de ses traits, ses narines se gonflèrent, et un flot de larmes jaillit de ses yeux. Elle s’était élancée vers l’enfant qu’elle enleva dans ses bras avec une sorte d’emportement douloureux, auquel Francine s’associa sur-le-champ par une explosion de caresses et de sanglots. Pendant long-temps, ce ne fut qu’un échange d’appels interrompus et de phrases inachevées. La petite fille demandait sa sœur, et sa mère, dont le désespoir était ravivé par ces demandes, s’efforçait de les étouffer sous ses baisers. Enfin, à bout de forces, elle laissa ses bras qui retenaient Francine se détendre, et sentit qu’on la lui retirait doucement. C’était Mathieu, qui déposa l’enfant à terre. Il entraîna la mère un peu plus loin, et l’obligea à s’asseoir sur le banc de pierre adossé au parapet. Elle voulut se relever en tendant les mains.

— L’enfant ! bégaya-t-elle à travers ses sanglots ; je veux l’enfant.

— Tout à l’heure, tu la verras, dit Ropars, qui, selon l’usage des campagnes bretonnes, ne tutoyait Geneviève que dans à s fortes émotions ; mais auparavant il faut que tu écoutes avec tout ton esprit, car ce que j’ai à te dire est de grande conséquence.

— Ah ! je le voudrais ! je le voudrais ! dit-elle en prenant sa tête à deux mains ; mais ne vous offensez pas, Mathieu, si c’est impossible ; j’entends là, voyez-vous, quelque chose qui fait taire tout le reste ; c’est son râle, mon cher homme !… Et… savez-vous ?… j’aime le mal que cela me fait de l’entendre ; je peux croire qu’elle respire encore. Oh ! Jésus ! qui m’aurait dit que je regretterais l’haleine d’agonie de mon enfant ?

Ropars posa la main sur la tête de la pauvre femme, qui recommençait à sangloter.

— Apaisez votre cœur, reprit-il avec une fermeté attendrie ; le bon Dieu veut qu’on se soumette et qu’on ne s’abandonne pas. La morte est maintenant dans son paradis, où elle n’a plus besoin de nous ; mais elle laisse une sœur dont la vie est à notre charge.

— Que voulez-vous dire ? demanda Geneviève en levant vers lui des yeux où l’inquiétude venait d’arrêter les larmes.

— Ne le comprenez-vous pas ? répliqua le garde plus bas : le vent de la maladie est comme celui de la mer, il n’épargne personne, et il peut envoyer à chaque instant les vivans rejoindre les morts.

— Dieu sauveur ! est-ce un avertissement ? demanda Geneviève, qui joignait les mains ; l’enfant serait-elle frappée ?… Avez-vous remarqué quelque chose ?… Ah ! dites la vérité, Mathieu, dites-la tout de suite ; j’aime mieux être tuée d’un seul coup.

— L’enfant n’a jusqu’ici d’autre mal que son chagrin, dit Ropars ; mais, si elle reste dans cet air de mort, qui nous assure qu’elle échappera ?

— Malheur à nous ! cria Geneviève en levant les mains jointes au-dessus de sa tête ; pourquoi me l’avoir dit, Mathieu ? je ne voulais pas y penser ; maintenant je la verrai mourir à chaque heure. Que Dieu vous pardonne de me remuer ainsi le couteau dans le cœur !

— Si j’y touche, ce n’est que pour le retirer, fit observer le quartier-maître ; il ne s’agit pas à cette heure de fermer les yeux et délaisser le coup de vent venir, mais de manœuvrer en double pour le salut de la petite… Si elle demeure à l’île, vous avez trop de chances de coudre son drap mortuaire, Geneviève ; il faut qu’elle parte tout de suite.

— Mais le moyen ?

Ropars promena les yeux autour de lui pour s’assurer qu’on ne pouvait l’entendre.

— Il y en a un, répondit-il avec précaution.

— Le canot de la poudrière ?

— Non.

— La péniche ?

— Vous savez qu’elle est là pour garder l’île.

— Mais qui peut donc nous aider alors ?

— La marée.

Geneviève regarda son mari sans comprendre.

— Nous voici dans les reverdies[1], reprit Mathieu ; avant une heure la mer se sera assez retirée pour ne laisser que quatre pieds d’eau sur la ligne de récifs qui va de Trébéron à l’île des Morts ; avec du courage et l’aide de Dieu, on peut tenter le passage. J’irai porter l’enfant à Dorot.

Et comme la mère ne put retenir un cri d’épouvante :

— Plus bas ! malheureuse ! ajouta-t-il vivement, voulez-vous donc me trahir ? Sauf le patron de la poudrière et moi, personne ne connaît ce chemin des eaux ; nous l’avons suivi bien des fois quand nous pêchions ensemble, et toujours avec la vie sauvée.

— Mais non pas de nuit, interrompit Geneviève, non pas chargés d’une enfant…

— L’enfant ne pèse guère, et la lune est en pleine clarté, reprit Ropars avec un peu d’impatience ; j’ai d’ailleurs pensé à la chose tout le soir ; il n’y a pas d’autre route. Mon parti est pris, et je ferai ce qu’il faut, quoi qu’il arrive. Vos paroles pourront diminuer ma confiance, mais non pas me retenir. Pensez donc plutôt à me soutenir le cœur, comme c’est le devoir d’une brave femme, et à tout préparer pour l’enfant. Quand la dernière pointe de la grande roche aura découvert, il sera temps, à moi d’essayer le passage, et à vous de prier Dieu qu’il nous ouvre un chemin sûr dans la mer.

Le ton du contre-maître était si résolu, que Geneviève comprit l’inutilité de toute résistance. Sans volonté dans les actes ordinaires de la vie, Mathieu ne prenait que rarement une résolution ; mais, une fois déclarée, il la maintenait inébranlable. Le premier saisissement passé d’ailleurs, ses explications et ses assurances calmèrent un peu la mère de Francine et réussirent à la convaincre à demi. Restait l’enfant, dont Ropars redoutait la résistance ou l’effroi. Geneviève alla la prendre, et le père et la mère l’assirent sur leurs genoux rapprochés.

— Tu as envie de voir le merisier en fleurs, n’est-ce pas ? dit la première en l’embrassant.

La petite fille secoua la tête.

— Plus maintenant, répondit-elle très bas.

— C’est le moment au contraire, ajouta la pauvre mère avec effort ; là-bas, tu seras plus libre… plus heureuse… tu auras Michel pour jouer avec toi.

— Non, dit l’enfant, dont la voix s’altérait, j’aime mieux rester avec Josèphe…

Geneviève joignit les mains, ferma les yeux, et la voix lui manqua. Ce fut au tour de Ropars. Il rapprocha Francine de sa poitrine, et lui parlant à l’oreille :

— Écoute bien, dit-il, nous avons de la peine… tu ne veux pas nous en faire davantage, pas vrai ? tu nous aimes trop pour cela.

Au lieu de répondre, l’enfant jeta ses deux bras autour du cou de son père, et serra sa petite joue rose contre la joue ridée du marin. — Oui, oui, j’en suis sûr, continua Mathieu ; alors tu feras tout ce que nous te demanderons ?

L’enfant fit un signe affirmatif.

— Eh bien ! continua Ropars, il faut que tu ailles passer quelques jours chez ton oncle Dorot, et comme nous n’avons pas de canot, c’est moi qui te porterai à travers le passage. N’est-ce pas que tu seras tranquille au milieu de la mer quand tu auras les épaules de ton père pour chaloupe ?

L’enfant tressaillit. — J’aime mieux rester, dit-elle d’un accent précipité.

— C’est impossible, reprit le père, je veux te porter à la poudrière ; il le faut, et nous allons partir tout à l’heure ; mais si tu n’es pas brave, si tu vas crier, la route sera plus difficile, et peut-être qu’il m’arrivera malheur. Comprends-tu ?

— Oui… oui, je n’irai pas, répliqua la petite fille, qui commençait à trembler.

Geneviève l’attira de nouveau dans ses bras. — Paix, paix ! dit-elle en posant les lèvres sur ses cheveux et la berçant contre son cœur, les enfans doivent obéir… Dieu l’a ordonné… Fais ce qu’on te dit… Pour le père… Pour moi… Pour Josèphe !… Si elle pouvait parler, elle te dirait d’être douce et courageuse… Veux-tu donc la rendre triste dans le ciel ?

— Oh ! non, s’écria l’enfant en se rejetant dans les bras de Mathieu.

— Ainsi, tu vas venir ? demanda celui-ci.

— Oui, murmura la petite fille.

— Et tu n’auras pas peur, tu ne diras rien ?

— Non.

— Alors, en route ! reprit le garde, qui s’était levé et avait regardé par-dessus le parapet, la grande roche est découverte, il n’y a plus à tarder.


Il prit Francine dans ses bras et descendit rapidement un des sentiers qui conduisaient au bas de l’îlot. Geneviève le suivit dans une inexprimable angoisse. Tous trois arrivèrent à une pointe rocheuse qui s’avançait très loin dans les flots. C’était l’extrémité de la ligne de récifs servant à relier la poudrière et Trébéron. Ropars posa l’enfant à terre pour en reconnaître la direction. Le passage, éclairé par la lune, avait une teinte d’un vert pâle irisé de petites lignes blanches formées par les vagues légèrement frangées d’écume. Leurs ondulations étaient si faibles, qu’on eût dit un champ de blé vert moiré de camomilles blanches. Au-delà, l’île des Morts apparaissait tout entière dans la lumière nocturne, avec ses édifices jaunâtres, ses longs toits ardoisés et ses paratonnerres perçant la nue. Tel était le calme de la nuit qu’on entendait les pas de la sentinelle devant la guérite de granit bâtie au coin de l’esplanade. À l’enfourchure des deux îles, et un peu dans l’ombre, la péniche silencieuse se balançait sur ses deux ancres.

Ropars examina tout avec une attention scrupuleuse ; il montra à Geneviève la direction de la chaussée sous-marine indiquée par une faible nuance à la surface des eaux, se dépouilla de sa veste et de son chapeau ; puis, prenant les deux mains de sa femme, qui le regardait d’un œil éperdu : — Voici le moment, Geneviève, dit-il ; embrasse-moi, et demande au bon Dieu d’être avec nous.

La pauvre femme répondit d’abord à son étreinte sans pouvoir dire un mot ; mais, quand elle sentit qu’il dégageait ses mains et se retournait vers l’enfant, laissée à quelques pas, elle jeta un cri, sa tête se perdit ; elle oublia tout ce que Mathieu lui avait dit, tout ce qu’elle avait promis, et l’entoura de ses bras avec une épouvante désespérée.

— Tu ne partiras pas, balbutia-t-elle, tu ne partiras pas !… C’est aller à la mort !… Au nom de ta promesse de mariage, demeure pour être mon secours, ma compagnie !… Veux-tu donc me laisser seule avec Josèphe ?… Vois, vois comme la mer est large, comme elle est profonde ! Toi et Francine, vous y resterez !… Ah ! si c’est la volonté de Dieu, mourons tous ici, mais mourons du moins ensemble ! Mathieu, je ne veux pas que tu me quittes, tu n’emporteras pas l’enfant ; vous ne partirez pas !

Ropars essaya de la calmer et fit un effort pour se dégager de son étreinte ; mais elle s’attacha à lui sans vouloir rien entendre, et comme il lui rappelait qu’elle avait, un instant auparavant, décidé Francine à ce départ :

— J’ai eu tort, interrompit-elle avec égarement ; je ne le veux plus. Si tu me laisses, je vous suivrai, et tu seras responsable devant Dieu de ce qui arrivera. Mathieu, ne me tente pas ! Mathieu, aie pitié de moi !… Que t’ai-je fait pour que tu ailles ainsi volontairement à ta perte ? N’aimes-tu donc plus la vie avec moi ?… Ah ! si j’ai manqué à mon devoir, ne m’en veux pas, cher homme ! Si ma trop grande douleur t’a offensé, pardonne-moi ! Je ne pleurerai plus, Mathieu ; je serai ce que tu voudras. Tiens, regarde plutôt, je te demande grâce, mais dis que tu resteras.

Elle s’était laissé glisser à genoux et tenait les mains de Ropars serrées contre ses lèvres. Celui-ci s’efforça de la relever.

— Assez, Geneviève, dit-il d’une voix dans laquelle l’attendrissement le disputait à l’impatience ; je vous croyais plus vaillante… Ce n’est point là ce que vous aviez promis. Pensez, malheureuse femme, que le temps se passe !

Geneviève sanglotait et recommençait les mêmes prières. Il tourna vers la mer un regard anxieux et vit à sec les dernières aspérités de la grande roche. De plus longs retards augmentaient le danger et pouvaient rendre le passage impossible ; Mathieu saisit brusquement Geneviève par les coudes, et la releva debout, son visage devant le sien.

— Sur votre salut ! écoutez bien, dit-il d’un accent si ferme qu’elle en tressaillit : c’est la première fois que je vous rappelle que je suis votre maître, et, si vous n’êtes point plus sage, ce sera peut-être la dernière ; mais, par le Dieu qui nous a sauvés ! vous obéirez et sans plus de débats ! Il s’agit de préserver la vie de l’enfant ; rien ne pourra m’arrêter. Demeurez là, je vous le dis par commandement, et ne faites point un seul pas, ne poussez point un seul cri, ou, aussi vrai que je suis le fils de ma mère, je ne vous pardonnerai jamais jusqu’au jour du jugement.

À ces mots, il assit sur la dune Geneviève pétrifiée de saisissement, courut à la petite fille, qu’il chargea sur ses épaules, et s’élança avec elle dans les flots.

Quand la mère se retourna au bruit de l’eau qui rejaillissait, il était déjà engagé sur la chaussée de récifs submergés, et la vague lui battait la poitrine. Elle voulut se relever, mais les forces l’abandonnèrent, elle ne put que pousser un faible cri. Mathieu l’entendit et se retourna. Il aperçut dans la nuit la forme vague de Geneviève, qui, à demi renversée sur le rocher, agitait vers lui ses mains jointes. Son cœur, qui s’était raidi par un effort de volonté, se sentit défaillir dans l’attendrissement ; il regarda la mer verte et profonde dont les abîmes s’ouvraient tout autour de lui, entendit sur sa tête la respiration de l’enfant, qui haletait de terreur, et, pensant que la pauvre créature dont tous deux venaient de se séparer violemment ne devait peut-être plus les revoir, il fut pris d’une pitié si tendre que deux larmes lui gonflèrent les paupières ; il s’arrêta malgré lui au milieu des flots murmurans, retourna la tête vers le rivage et cria d’une voix contenue, mais très douce : — Ne pleure pas, Geneviève, et que Dieu te bénisse ! tout ira bien.

Puis, sans attendre une réponse qu’il redoutait pour son courage, il continua sa route, l’œil fixé sur la barre d’eau qui indiquait la direction des récifs. Bientôt cependant il cessa de distinguer la teinte particulière des vagues qui rendait cette barre facile à reconnaître du rivage. Plongé dans la mer, il n’apercevait plus au loin qu’une plaine uniforme et agitée, sans aucune différence de mouvement ni de couleur. Il fallut donc se diriger simplement sur la roche de l’île des Morts, à laquelle aboutissait la chaussée, et dont on apercevait au loin, dans la nuit, les cimes aiguës.

Armé d’une gaffe brisée, Mathieu n’avançait qu’en sondant devant lui ; mais, malgré ses précautions, sa route devenait toujours plus difficile. L’inégalité des rochers l’exposait à de continuels trébuchemens. Soulevé par les flots, étourdi du murmure profond qui l’enveloppait, suivant à tâtons un sentier inégal et inconnu que côtoyaient deux abîmes, il avançait avec cette lenteur suprême d’une volonté qui domine l’impatience et l’ame concentrée tout entière dans chaque mouvement. Ses regards fixes essayaient de percer le voile liquide des eaux ; ses mains, crispées à la gaffe, semblaient vouloir la souder au récif ; ses pieds, convulsivement chercheurs, s’efforçaient de deviner la route avant de la choisir. Il atteignit ainsi le milieu du passage, où il entra dans les eaux de la péniche. Tout y était silencieux et sans mouvement. Les cris de — bon quart ! poussés de loin en loin par les veilleurs du bossoir avaient cessé de se faire entendre depuis quelque temps ; on n’apercevait même plus les deux ombres, long-temps immobiles au poste de guette. Sûrs de l’inutilité de leur garde, les matelots de quart s’étaient sans doute endormis.

Mathieu, qui craignait leur réveil, voulut échapper à ce danger en pressant le pas ; mais, au moment même où il entrait dans l’ombre que projetait sur les flots éclairés l’arrière de la péniche, la levée de rochers qui s’abaissaient subitement lui manqua. Francine le sentit s’enfoncer comme une barque qui sombre, et la vague jaillit jusqu’à ses cheveux. Elle ne put retenir un cri perçant.

Son père effrayé la ramena contre sa poitrine et appuya la main sur ses lèvres ; mais il était trop tard : le cri avait été sans doute entendu, car une ombre se souleva tout à coup à Favant, et un bruit de pas retentit sur le pont. Ropars n’eut que le temps de se jeter sous le couronnement de la péniche stationnaire et de saisir un bout-dehors, auquel il resta suspendu.

Un des matelots de quart arriva à l’arrière, où il fut bientôt rejoint par son compagnon.

— Que Dieu me damne si je n’ai pas entendu un cri ! dit le premier.

— Pardieu ! il m’a quasiment réveillé, ajouta le second.

— J’ai pourtant beau regarder, je ne vois rien.

— Ni moi.

Tous deux étaient penchés vers la mer, qui continuait à bruire doucement et sur laquelle n’apparaissaient que de légères ondulations brodées d’écume à demi phosphorescente. Le second veilleur parut tout à coup saisi d’une inquiétude qui fit trembler sa voix.

— Dis donc, Morvan, reprit-il avec circonspection, les barques de Roscanvel et de Lanvoc n’ont pas été sans laisser ici sous l’eau quelque chrétien, pas vrai ?

— Après ? demanda Morvan.

— Après ? reprit le matelot, qui semblait partagé entre une crainte et une honte, eh bien ! parbleu !… tu sais ce qu’on dit… c’est pas moi qui ai inventé la chose… Il y en a qui racontent que les naufragés morts en péché mortel laissent leurs âmes sur la vague qui les a noyés, et que tous les ans, au jour et à l’instant du malheur, elles jettent le cri d’angoisse pour demander des prières.

— Et tu crois ça, toi, Lascar ? dit Morvan avec un rire plus bruyant que rassuré.

— C’est pas moi, reprit le matelot, ce sont les camarades… Mais, pas moins, la voix ne ressemblait pas aux autres : elle était aiguë et chétive, comme qui dirait celle d’un enfant.

— Allons, des bêtises ! interrompit le premier marin, évidemment inquiété par l’explication de son compagnon ; tu vois qu’on n’entend plus rien, et qu’il n’y a sur la mer que le clair de lune et la froidure de nuit qui va nous enrhumer. Heureusement que chacun de nous a gardé son quart de vin ; allons le boire, ça te remettra le moral.

Les deux matelots s’éloignèrent. Après un moment d’attente, Mathieu replaça l’enfant sur ses épaules, lui recommanda le silence en la rassurant de nouveau, et lâcha la corde pour reprendre la chaussée ; mais il avait perdu la direction, et ses pieds ne rencontrèrent que le vide. Contraint de nager avec son précieux fardeau, il espéra que quelques brasses le ramèneraient à la route des récifs ; il l’avait déjà dépassée. De nouveaux essais ne furent pas plus heureux, et il renouvela vingt fois sa recherche en retrouvant toujours l’abîme.

Épouvanté, haletant, il errait sans direction, cherchant à prendre terre et ne pouvant même plus distinguer l’île des Morts de Trébéron. Après avoir tourné long-temps sur lui-même, lutté contre le flot dans lequel il enfonçait à chaque instant davantage, s’être mille fois rejeté du désespoir à l’espérance et avoir usé jusqu’au bout ses forces et son courage, il se sentit enfin vaincu. Sa respiration devenait douloureuse, ses yeux se couvraient d’un nuage ; tout n’était plus pour lui qu’un chaos tournoyant, et sa raison lui échappait. Encore un instant, Francine et lui disparaissaient sous les eaux. La péniche, qu’il avait voulu fuir et qu’il n’apercevait plus, était son dernier moyen de salut. Il réunit tout ce qui lui restait de vigueur pour jeter un cri d’appel ; une lame plus forte l’étouffa sur ses lèvres. À moitié évanoui et n’ayant plus que l’instinctive défense qui survit à la volonté, il se débattit encore un instant, rejeté de vague en vague, puis se sentit descendre ; mais tout à coup il s’arrêta : ses pieds avaient rencontré les récifs. Ils s’y fixèrent et s’y raffermirent, son corps se redressa ; l’eau qui l’aveuglait sembla s’abaisser. Il reprit haleine, regarda devant lui et aperçut, à une centaine de pas, la roche découpée de l’île des Morts. Quelques minutes suffirent pour l’atteindre. En touchant le rivage, il s’y laissa tomber et appela Francine d’une voix éteinte. L’enfant terrifiée ne put lui répondre qu’en se jetant sur son cœur, où il la tint quelque temps embrassée. Sa première pensée avait été pour elle, la seconde le porta vers Geneviève, qui attendait son retour pour les savoir sauvés. Il se releva encore chancelant, prit la petite fille par la main et se mit à gravir la pente escarpée qui conduisait à la terrasse.

Il fallut faire le tour de la poudrière, afin d, éviter la sentinelle placée à l’angle qui regarde la grande rade, et, arrivé à la porte du garde d’artillerie, frapper doucement, de peur d’être entendu du dehors. Dorot avait heureusement le sommeil léger des vieux soldats ; il s’éveilla dès les premiers coups et parut à la fenêtre.

— Ouvrez ! lui dit Mathieu à demi-voix.

— Ropars ! s’écria le sergent stupéfait.

— Plus bas ! et venez vite, reprit le marin, il y va de notre salut. Dorot descendit rapidement, tira le verrou et les fit entrer. Mathieu s’arrêta en dedans du seuil, l’enfant serré contre ses genoux.

— Que le ciel nous protège ! D’où sortez-vous, Ropars ? demanda le sergent.

— Vous le voyez, répliqua le marin, nous sortons de la mer, que nous avons traversée pour venir ici.

Dorot recula avec une exclamation. — Est-ce vrai ? s’écria-t-il ; au nom de Dieu ! qu’est-il donc arrivé pour que vous ayez ainsi exposé votre vie ?

— Il est arrivé, répliqua Mathieu, que Josèphe est morte ce matin de la contagion.

— Que dites-vous ?

— Ce que vous me demandez, Dorot ; et comme Geneviève et moi nous voudrions sauver l’autre, je vous l’ai amenée.

— Que le ciel vous récompense pour cette idée ! dit le sergent ; l’enfant est la bienvenue.

Il avait tendu la main à Mathieu ; mais celui-ci ne la prit pas.

— Songez-bien à ce que je vous demande, reprit-il ; peut-être que l’enfant vous apporte ici la maladie et le deuil.

— J’espère qu’il n’en sera rien, répliqua Dorot ; mais à la volonté de Dieu !

— Rappelez-vous aussi, ajouta le quartier-maître en insistant, que si l’on apprend la chose, il y a chance qu’on vous punisse d’avoir violé la quarantaine.

— Alors, à la volonté des hommes ! reprit le sergent avec simplicité.

— Mais pensez encore…

— À rien, Ropars, interrompit le garde ; en voilà assez, en voilà trop ; il ne s’agit plus de paroles ; vous m’avez amené la petite, je la prends.

Il s’était baissé vers Francine, qu’il souleva dans ses bras et avec laquelle il remonta jusqu’au cabinet qu’avait autrefois habité Geneviève ; il débarrassa lui-même l’enfant de ses vêtemens mouillés et la coucha dans l’ancien berceau de Michel.

Le père, qui les avait suivis, était resté à la porte, les bras pendans, avec l’expression d’une reconnaissance émue qui ne trouve point de langage. Seulement, lorsque Dorot se retourna, il saisit une de ses mains et la retint dans une étreinte silencieuse. Celui-ci, qui voulait prévenir un attendrissement, se mit à lui parler des moyens de cacher le changement de séjour de la petite fille. Il suffisait qu’on ne pût remarquer son absence de Trébéron ; quant à sa présence à l’île des Morts, elle n’éveillerait aucun soupçon, car le poste d’artillerie qui veillait à la poudrière, et qui aurait pu s’étonner de cette augmentation de la famille du garde, était précisément remplacé le lendemain. Rassuré sur ce point, Ropars convint de signaux qui transmettraient à chacun les nouvelles de l’îlot voisin. Renouvelés plusieurs fois par jour, ils devaient leur épargner au moins les angoisses de l’incertitude. Enfin, quand tout eut été réglé, Mathieu s’approcha de la fenêtre et regarda au dehors. La brise avait fraîchi, le ciel paraissait moins étoile, et une brume transparente commençait à ramper sur la mer.

— Il est temps de partir, dit-il en revenant vers le sergent ; que Dieu vous paie de ce que vous faites, Dorot ! Quant à Geneviève et à moi, nous resterons vos débiteurs pour l’éternité.

— On parlera de cela plus tard, reprit le garde ; l’important pour l’heure et ce qui m’inquiète, c’est le passage.

— N’ayez pas de souci, répliqua Ropars ; maintenant que l’enfant est en sûreté, je traverserai le canal comme on va à l’église. Les jambes sont solides quand le cœur ne tremble plus. Je voudrais déjà être sur l’autre bord ; j’ai trop tardé ici pour Geneviève, qui m’attend.

— Allez donc, puisqu’il le faut, dit le sergent ; mais, pour Dieu ! Ropars, prenez vos précautions, et n’oubliez pas que vous avez à sauver deux autres vies avec la vôtre.

— Je ferai tout ce qu’un homme peut faire, reprit le quartier-maître ; croyez bien, cousin, que je n’ai pas envie de mourir ce soir !… Mais c’est assez causer, le temps passe ; je ne veux pas attendre le retour du flot.

Il s’était rapproché du berceau de Francine pour lui faire ses adieux ; mais l’enfant, fatiguée par tant d’émotions, venait de s’endormir. Un de ses bras était replié sous sa tête et perdu dans les boucles éparses de sa chevelure dorée ; l’autre, ramené sur la poitrine, pressait une petite relique donnée autrefois à Geneviève, qui, dans son superstitieux dévouement de mère, s’en était dépouillée pour préserver l’enfant. Rien que sa respiration fût égale et facile, elle était entrecoupée de loin en loin par quelques soupirs saccadés, et ses joues, qui commençaient à reprendre dans le sommeil leur teinte rosée, gardaient encore des traces de larmes. Mathieu la contempla quelques instans dans un silence attendri ; enfin il se baissa lentement, effleura d’un baiser la petite main de Francine, puis ses cheveux, puis sa joue. Sans ouvrir les yeux, l’enfant fit un mouvement d’impatience ; il se releva.

— Oui, oui, dors, va, pauvre créature du bon Dieu, dit-il à demi-voix ; je ne te réveillerai pas.

Il sembla encore l’envelopper d’un regard tout chargé de caresses, puis revint à Dorot et lui prit la main.

— Je vous la laisse, cousin, dit-il très ému ; personne ne peut dire ce qui doit arriver ; seulement… j’ai confiance dans votre bon cœur, et si jamais l’enfant devenait orpheline…

— Que Dieu l’en préserve ! dit le sergent ; mais si un pareil malheur lui arrivait, Mathieu, vous savez bien qu’elle deviendrait la sœur de Michel.

— Merci ! interrompit précipitamment le marin ; voilà le mot que je voulais entendre… À cette heure, je pars tranquille et je suis préparé à tout.

— Mais vous ne partirez pas ainsi, frissonnant et affaibli, objecta le sergent ; vous prendrez quelque chose pour vous relever le cœur…

— Rien ! interrompit Ropars ; vous m’avez donné tout ce qui pouvait me fortifier, c’est-à-dire l’assurance que l’enfant ne resterait pas sans appui. La Providence fera le reste. Votre main, et adieu jusqu’au revoir… ici ou ailleurs.

Ils s’embrassèrent avec effusion ; puis Mathieu descendit au rivage et se remit à la mer. Bien que le flot commençât à monter, la traversée se fit sans trop de dangers ; il atteignit heureusement la grande roche de Trébéron, que la marée montante commençait à envahir, et courut à la place où il avait laissé Geneviève. Elle n’y était plus.

Étonné de ce qu’elle n’eût point attendu son retour, il gravit rapidement le sentier, arriva à sa porte, qu’il trouva ouverte, et appela. Personne ne répondit. L’obscurité ne permettait de rien distinguer. Il s’approcha à tâtons du foyer, et promena autour de lui la clarté tremblotante d’une lampe brusquement rallumée. Attiré sur l’alcôve, son regard distingua bientôt, près de la forme blanche de la morte cousue dans son linceul, une forme plus sombre étendue sans mouvement. Mathieu s’approcha éperdu. C’était Geneviève évanouie.


IV.

Grâce aux soins du chirurgien, la femme de Ropars reprit enfin ses sens ; mais ce fut pour tomber dans des spasmes convulsifs, que suivit l’anéantissement de toutes ses facultés. La journée entière s’écoula sans qu’elle sortît de cette torpeur qui tenait à la fois du sommeil et de la mort. On eût dit que tant de secousses avaient brisé son être et que les tressaillemens de vie qui traversaient encore sa langueur n’étaient que les derniers mouvemens d’une machine près de s’arrêter. Cependant, vers le soir, la fièvre se déclara ; la malade passa insensiblement de son immobilité à une agitation délirante ; elle ne reconnaissait Mathieu que par intervalle, et, retrouvant sa douleur avec sa raison, elle retombait bientôt dans son égarement.

Aucun de ces symptômes ne semblait appartenir à la maladie qui désolait le lazaret, et le chirurgien, déconcerté, laissa deviner son impuissance à la reconnaître. Habitué à la rude médecine qu’exigeaient les robustes malades de nos vaisseaux, il était demeuré forcément étranger, comme tous ses pareils, aux souffrances des nature plus délicates. Aussi demeura-t-il étourdi devant cette femme mourant d’un mal dont il cherchait en vain quelque exemple dans ses souvenirs. Il ne put taire son embarras et le besoin de conseils plus éclairés. Une science à laquelle ces mystérieux et redoutables symptômes étaient familiers pouvait trouver un indice là où il n’apercevait que confusion et signaler un remède qu’il n’osait deviner au hasard.

Cet aveu arraché à sa loyauté fut pour Mathieu une nouvelle torture. Enfermé dans un cordon sanitaire qui défendait aux étrangers rapproche de Trébéron, il ne pouvait invoquer une expérience à laquelle Geneviève eût peut-être dû son salut ; il voyait en vain à ses pieds des barques pour franchir la mer, à l’horizon la ville d’où pouvait lui venir le secours ; un obstacle invisible, mais insurmontable, l’enfermait dans son malheur.

Deux journées s’écoulèrent pour lui, comme une longue agonie, dans des alternatives d’abattement muet ou de désespoir furieux. Après des heures entières passées près du lit de la mourante, quand il voyait le mal un instant assoupi se réveiller en grandissant, il courait jusqu’au bord des récifs, regardait les flots au milieu desquels il se trouvait captif, la barque armée qui gardait le passage, les ravines de l’île tachetées de fosses récemment creusées, et, pressant contre son front ses poings fermés, il maudissait le jour où il avait accepté cet emprisonnement volontaire ; il demandait compte à Dieu avec colère des coups dont il le frappait ; puis, revenu à ses pieuses confiances, il joignait les mains et le suppliait avec larmes d’épargner Geneviève.

Vers le matin du troisième jour, il put croire que sa prière avait été entendue. La fièvre tomba, et la malade retrouva toute sa lucidité d’esprit ; mais ce changement ne lui fit partager ni la joie ni les espérances de Mathieu.

— Ne croyez pas que ce soit la guérison, cher homme, dit-elle d’une voix qu’on entendait à peine et en entrecoupant chaque phrase de silence ; le mal s’en va,… mais il emporte tout avec lui… — Le soir où vous avez traversé le passage,… quand j’ai entendu sortir de la mer le cri de l’enfant,… j’ai cru que c’en était fait de vous deux ; … et alors… je ne puis pas dire ce qui s’est passé ; … mais il m’a semblé… qu’au dedans de moi… le grand ressort de la vie ; se brisait… Aussi, à cette heure, je sens que tout est fini…

Ropars combattit ces craintes en répétant que le chirurgien était rassuré, et que tout irait bien. La malade, qui tenait les yeux fermés, entr’ouvrit les paupières avec peine, et lui jeta un regard plein d’une triste douceur.

— Dieu est le maître, Mathieu, dit-elle ; il sait si je suis heureuse de vivre avec vous… Seulement… croyez-moi, pauvre ami, ne reprenez pas trop de joie… Le plus sage est de mettre les choses au pire…

— Le plus sage, interrompit le marin, est de prendre du repos et d’avoir confiance. Moi aussi je crois à ce que je sens… Cette nuit encore j’avais du plomb dans le cœur ; à cette heure mon cœur est léger ; je puis respirer d’une seule haleine. Au nom de Dieu, laissez revenir la santé, et reprenez goût à vivre, quand ce ne serait que pour moi !

Geneviève fit un effort pour avancer sa main humide et froide jusqu’à celle de Ropars.

— Tu es bon, Mathieu, dit-elle en laissant couler deux petites larmes, les dernières que l’émotion pût arracher à ses yeux épuisés de pleurs. Ah ! mon plus grand regret, à cette heure, est de n’y avoir pas toujours pensé, de ne m’être pas montrée assez reconnaissante. Jésus ! comme on vaudrait mieux avec ceux qu’on aime, si on se rappelait qu’on doit un jour les quitter ! Depuis que j’ai retrouvé mon esprit, cette idée-là me poursuit ; je sens toutes mes fautes, j’ai des remords. Oh ! dites, par grâce, Mathieu, me pardonnez-vous, à cette heure, de n’avoir pas toujours été ce que j’aurais dû ?

— Ne parlez pas ainsi, Geneviève, interrompit le marin très ému ; vous savez bien que je ne pouvais demander à Dieu une meilleure femme ; depuis que je vous ai, rien ne me manque, et c’est à moi de vous remercier.

— Non, non, reprit la malade, qui s’animait, bien des fois j’ai manqué de courage et de patience… Pas avec vous seulement,… mais avec Francine,… avec Josèphe,… Josèphe !… pauvre enfant de mon cœur qui avait si peu d’années à vivre !… Et penser, Mathieu, que souvent je l’ai fait pleurer… elle qui est maintenant sous terre ! Ah ! ce sont surtout les pleurs des morts qui pèsent là… Et les autres gens que j’ai pu offenser… et Dieu contre qui j’ai péché !… Ne pourrai-je donc obtenir miséricorde ?

Puis, comme si cette idée eût réveillé en elle une sorte de terreur :

— Ah ! c’est impossible ! ajouta-t-elle en se redressant. Mathieu ! Mathieu ! je veux voir un prêtre !

— Le moyen de le faire venir ? dit tristement le marin ; avez-vous oublié que l’île était en quarantaine ?

— Quoi ! ne pouvoir même sauver son ame ? reprit Geneviève, qui joignit les mains ; ah ! suis-je donc condamnée à mourir sans être réconciliée ? Mon Dieu ! que faire ? Le plus misérable pécheur peut avouer ses fautes et en demander l’absolution ; mon Dieu ! resterai-je seule sans secours ?…

Elle s’arrêta tout à coup en portant les deux mains à son front.

— Ah ! je me souviens maintenant, reprit-elle ; ne m’avez-vous pas dit que sur vos navires, quand il n’y avait point de prêtre au moment de la mort, tout chrétien pouvait le remplacer ?… que Dieu avait égard à l’intention ?

— Je vous l’ai dit, répliqua Ropars, et tous les hommes de mer du pays vous le répéteront sur la foi de leurs recteurs.

— Alors, reprit la mourante en tournant vers le marin son œil enfiévré, venez à mon aide et écoutez-moi, je veux me confesser à vous !

Elle s’était redressée sur son coude en se signant. Mathieu parut saisi, mais ne trouva à opposer aucune objection. Ainsi que nous l’avons dit, il appartenait à cette race presque éteinte même en Bretagne, chez laquelle survivait la foi forte et simple d’un autre temps. Souvent, à l’heure du naufrage, on avait vu ses pareils, après avoir épuisé tous les moyens de salut, s’agenouiller pour attendre la mort, et se confesser l’un à l’autre comme les anciens preux au moment du combat. Il fut donc plus troublé que surpris de la demande de Geneviève, et, quand il l’entendit murmurer la prière qui précède l’aveu des fautes, lui-même se découvrit et fit le signe de la croix, prêt à accomplir le saint office que la nécessité lui confiait.

Ce fut quelque chose de lugubre et de touchant. Les premières lueurs du matin éclairaient l’alcôve d’une douteuse clarté ; la tête échevelée de Geneviève était penchée vers la tête grise de Mathieu, et l’on entendait le murmure de cette suprême confidence poursuivie à voix basse et souvent interrompue par l’épuisement de la mourante ou les prières du marin qui s’efforçait de la lui faire abréger ; mais elle reprenait toujours avec cette persistance acharnée des consciences sévères pour elles-mêmes qui ne pensent jamais s’être assez accusées. Enfin, quand elle eut achevé, Ropars détacha du chevet le crucifix d’ivoire ; il l’approcha des lèvres de Geneviève, et, posant la main sur son front avec une gravité douloureuse : — Que Dieu te pardonne comme je le fais, autant que je le puis, dit-il, et, s’il ne veut pas que tu vives pour mon bonheur, puisse-t-il te trouver une place dans son paradis !

Le visage de la malade prit une expression d’ineffable sérénité.

— Merci, murmura-t-elle, votre absolution prévaudra devant la Trinité, Mathieu ; à cette heure, je me sens en paix.

Un rayon de soleil qui glissait entre les rideaux de la fenêtre arriva jusqu’à son lit ; elle se retourna.

— Voici le jour, continua-t-elle ; je n’espérais plus le revoir… Dieu m’a donné un répit !… Il a voulu m’accorder la dernière joie que j’attendais sur la terre… Vous ne me la refuserez pas non plus, mon Mathieu.

— Demandez, Geneviève, dit le marin ; tout ce qu’un homme peut faire, je le ferai.

Elle lui prit la main et le regarda.

— Vous m’avez dit, n’est-ce pas, que le cousin pouvait voir et comprendre vos signaux ?

— Je l’ai dit, et c’est la vérité.

— Alors, au nom de votre amitié pour moi, Mathieu, je vous prie de l’avertir tout de suite qu’il conduise Francine sur la terrasse de son île ; quand elle y sera, vous me prendrez dans vos bras, vous me porterez jusqu’à la grande Roche, et, si Dieu me fait miséricorde, j’y arriverai encore assez vivante pour voir une fois mon enfant et l’embrasser de cœur.

— Cela sera fait comme vous le voulez, Geneviève, dit le marin, qui, gagné par les pressentimens de la mourante, avait renoncé à l’espoir et ne trouvait plus la force de lui rien refuser.

— Vite alors, bien vite ! balbutia-t-elle, car je sens que Dieu me demande.

Le quartier-maître se précipita au dehors, comme s’il eût craint que le temps lui manquât ; mais il rentra presque aussitôt et cria que Francine était sur la terrasse de la poudrière avec Dorot. La mourante poussa un faible cri de joie en lui tendant les mains. Il l’enveloppa dans sa cape d’hivernage, et l’enleva doucement dans ses bras jusqu’au parapet de la plate-forme.

— Où est-elle ? demanda la malade, dont les yeux étaient blessés par l’éclat du jour, et qui s’efforçait en vain de voir ; je ne distingue rien, Mathieu ; où est l’enfant ? Montrez-moi l’enfant !

— Regarde là, à nos pieds, répliqua le marin ; vois-tu la grande roche ?

— Oui.

— Peux-tu suivre le bouillonnement de la mer le long de la barre ?

— Oui, oui.

— Et là-bas, plus loin, sur les récifs, reconnais-tu les murs de la terrasse ?

— Là-bas ?… non… il n’y a qu’un nuage ! Je n’aperçois rien !… Oh ! s’il était trop tard ! si je l’avais sous mes yeux et si je ne pouvais plus la revoir !… Mon Dieu ! mon Dieu, encore une fois, une seule fois, montrez-moi mon enfant !

Ces mots, ou plutôt ces cris de mère avaient été si douloureux, que Ropars ne put retenir ses larmes. Il assit la mourante sur le parapet et s’agenouilla près d’elle pour la soutenir.

— Du courage, Geneviève, balbutia-t-il ; regarde bien de ce côté… entre la ligne du ciel et la ligne de la mer…

— Je regarde, dit la mourante, qui semblait rassembler tout ce qui lui restait de vie dans cet effort… Soulevez ma tête, Mathieu… cachez-moi le soleil…

Elle s’interrompit par une exclamation étouffée : — Ah !… la voilà ! la voilà ! s’écria-t-elle… Elle m’a vue… elle lève les bras… Francine… ma fille, mon enfant !

Elle se pencha en avant avec un si brusque élan, que, sans Ropars, elle se fût précipitée sur les rochers qui descendaient à la mer. Un fugitif rayon de vie avait éclairé ses traits ; elle envoyait à l’enfant des baisers en lui parlant comme si elle eût pu l’entendre ; elle élevait au ciel ses mains jointes avec des supplications rapides et entrecoupées ; elle souriait et pleurait à la fois. Enfin les forces lui manquèrent pour tant d’émotions, sa tête retomba sur l’épaule du quartier-maître, qui, effrayé, la reprit dans ses bras pour la reporter à la maison ; mais elle lui fit signe qu’elle voulait rester sous le ciel. Il la déposa sur le banc où la famille avait coutume de se réunir tous les soirs en face de la mer, alors éclairée par le soleil levant. Après une défaillance assez longue, elle rouvrit encore les yeux et demanda sa fille. Mathieu regarda vers la poudrière et lui dit que Dorot l’avait emmenée. Elle inclina la tête avec une tristesse résignée.

— Il a bien fait, reprit-elle d’un accent affaibli ; je sens d’ailleurs… que ma vue se brouille… je ne pourrais plus l’apercevoir… et… j’ai encore quelque chose à vous dire… Approchez-vous, Mathieu… plus près… la voix me manque… Donnez-moi votre main, je veux être sûre que vous m’entendez.

Ropars s’agenouilla sur le sable, une main dans celles de la mourante et l’autre passée derrière elle pour la soutenir.

— Vous allez rester seul, continua-t-elle ; ailleurs, vous pourriez peut-être le supporter ; mais ici, au milieu de la mer, ce n’est pas la vie d’un homme ni d’un chrétien… Vous êtes habitué à avoir quelqu’un pour vous faire compagnie… Pour vous aimer… Quand je n’y serai plus,… il faudra bien qu’une autre prenne ma place.

— Jamais ! interrompit Ropars.

Elle lui imposa silence de la main.

— Taisez-vous, dit-elle doucement ; vous devez le penser tant que je suis devant vos yeux… mais, quand on m’aura mise dans le cercueil, vous sentirez ce qui vous manque… Ne croyez pas que je vous le reproche, pauvre homme ; je ne veux pas emporter votre contentement avec moi dans le suaire… Non, non… partout où je serai, j’aurai besoin de savoir que rien ne vous manque.

— Assez, Geneviève ! murmura le marin étouffé par l’émotion.

— Laissez-moi dire jusqu’au bout, reprit-elle ; j’ai encore une demande à faire… Quand vous ôterez le crêpe de votre bras, Mathieu… promettez-moi de penser à la chère créature qui est notre fille à tous deux et qui vous restera comme un souvenir de moi… Cherchez une femme qui me remplace près d’elle.

— Que me demandes-tu là et qui pourrais-je lui donner pour mère après toi ? s’écria Ropars.

— Quelqu’un… qui ne m’en voudra pas d’avoir été choisie la première, répliqua Geneviève… un brave cœur capable de prendre à gré une orpheline… de lui parler de moi… de lui apprendre à aimer Dieu et à vous obéir ! Si vous me promettez qu’elle sera ainsi, Mathieu, si vous me le promettez sur votre honneur et sur votre salut, je m’endormirai dans la paix en vous bénissant.

Ropars promit au milieu des sanglots, et ce fut le dernier effort de la mourante. Après avoir remercié par une étreinte, elle se laissa retomber dans les bras du marin. On eût dit que la puissance de sa volonté avait ralenti les pas de la mort pour ces dernières explications ; à peine furent-elles achevées, que l’agonie commença ; rapportée dans l’alcôve, elle y mourut vers la fin du jour. Ses derniers mots furent une prière mêlée aux noms de son mari et de sa fille.

Le lendemain, la fosse où reposait déjà Josèphe fut rouverte pour la recevoir ; car, depuis un mois, la mort avait tant moissonné, que l’îlot aride manquait d’espace pour sa lugubre récolte. Instruit de ce qui venait d’arriver par les signaux convenus, le garde de la poudrière conduisit Francine aux bords de son rocher, et l’enfant, à genoux, pria pour sa mère au moment où s’achevaient les funérailles de l’autre côté des flots.

Cette mort fut la dernière. Comme les victimes expiatoires qui, en se sacrifiant, apaisaient le courroux des dieux, Geneviève sembla, en descendant dans la tombe, la refermer derrière elle. Quinze jours après, le drapeau jaune glissait le long du mât qui domine le lazaret, et les quarantains guéris repartaient par la chaloupe de la frégate, ne laissant dans l’île déserte qu’un homme dont les cheveux avaient blanchi et une enfant vêtue de deuil.


EMILE SOUVESTRE.

  1. Pleines-mers.