Scènes et mœurs des rives et des côtes/02

Scènes et mœurs des rives et des côtes
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 13 (p. 421-459).
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SCENES ET MOEURS


DES


RIVES ET DES CÔTES.




LE MARINIER DE LOIRE.




I

Voyez-vous cette image de nymphe appuyée sur l’urne symbolique ? Sa blonde chevelure est couronnée de saules argentés, son œil bleu et doux se perd dans le vague du ciel, ses mains pleines de fruits s’étendent vers un groupe d’enfans, et son beau corps, mollement couché, ondoie parmi les herbes fleuries. — C’est la Loire telle que l’art a pu la traduire dans le marbre, telle qu’après l’avoir vue votre imagination voudrait la personnifier. Ailleurs dominent la force, l’impétuosité, la grandeur ; ici c’est la grace et la fécondité. Dans son cours de plus de cent quatre-vingts lieues, la rivière couleur d’épis, ainsi que l’appelle un vieux chroniqueur, roule à travers les prés, les vignobles, les bois, les grandes cités, sans rencontrer un seul instant la solitude ni la stérilité. De sa source à la mer, le regard n’aperçoit, sur les deux rives, que troupeaux qui paissent, toits qui fument, laboureurs qui conduisent leurs attelages en chantant. L’onde elle-même coule sans bruit sur son lit de sable, au milieu des îles panachées d’osiers, de saules, de peupliers. Il y a dans tout le paysage une douceur un peu monotone, mais charmante, une demi-pâleur qui donne à ce qui vous entoure je ne sais quel attrait de nonchalance opulente. C’est presque un coin d’Arcadie, avec plus d’eau et moins de soleil.

Sur le fleuve vit une population qui participe à son caractère. Elle n’a ni la turbulence railleuse des bateliers de la Seine, ni la violence de ceux du Rhône, ni la gravité des caboteurs du Rhin. Le marinier de Loire est d’humeur paisible, fort sans rudesse et gai sans enivrement ; il laisse couler sa vie entre les réalités comme l’eau qui le porte entre ses deux rives fertiles. Sauf exception, il n’a à subir ni l’esclavage des écluses, ni le pénible labeur de la rame, ni les ennuis du halage ; le vent qui court librement dans l’immense bassin du fleuve lui permet de le monter et de le descendre à la voile. Debout près de l’énorme gouvernail, le patron veille seulement à la direction de la barge, tandis que ses matelots aident à la marche en piquant de fond avec une perche ferrée. De loin en loin, quelques paroles s’échangent sur ce ton élevé des gens accoutumés à parler sous le ciel ; le novice fredonne la fameuse chanson du Marinier de Loire ; on envoie à la barge qu’on croise un joyeux salut, ou l’on en reçoit un utile renseignement, et tous gagnent ainsi l’amarrage du soir, où les équipages que la brise et le courant ont également favorisés se rencontrent au cabaret adopté par la marine de la rivière.

Un de ces hasards de navigation venait de réunir à l’auberge du Grand-Turc de Chalonnes les mariniers de la charreyonne récemment construite l’Espérance et du futreau le Drapeau-Blanc[1]. On était à la fin de janvier 1819, la neige couvrait depuis long-temps la terre, et un grand feu brillait dans la salle basse de l’auberge, qui servait à la fois de cuisine et de salle à manger. Les confrères de l’eau attendaient le souper en buvant autour d’une grande table de chêne tachée devin et aux quatre coins de laquelle un convive jovial avait cloué quatre petits sous de cuivre pour ornement. Les voix des mariniers retentissaient joyeusement, mêlées de rires et de jurons, quand la porte de l’auberge, que la rigueur de la saison avait fait refermer contre toutes les habitudes du pays, fut brusquement ouverte. À la bouffée d’air froid qui entra avec le nouveau venu, tous se retournèrent et reconnurent Antoine Prohibé : c’était le sobriquet donné à maître Lézin, ancien marinier, devenu pêcheur de Loire et plusieurs fois condamné à l’amende et à la prison pour s’être servi de coverés ou de tramaux[2] à petites mailles défendus par les règlemens. Lézin était un de ces cyniques de bas étage qui, trouvant l’hypocrisie gênante, se donnent le franc parler du vice. Pour prévenir les accusations, il s’était fait son propre accusateur, et, debout sur sa mauvaise réputation, il s’y montrait avec complaisance comme sur un piédestal ; à force de drôlerie, il faisait passer son immoralité. Beaucoup d’honnêtes gens en riaient, les timides par fausse honte, les hardis pour ne point paraître trop faciles à effaroucher, et Lézin se trouvait fortifié par cette complicité du rire.

Les mariniers saluèrent son entrée par une exclamation de bienvenue équivoque ; mais il parut la prendre en bonne part.

— Bonjour, les enfans, bonjour et bon an ! dit-il avec le ricanement effronté qui lui était habituel. Et s’adressant à un beau jeune homme de vingt-quatre ans qui, malgré le froid, portait le costume ordinaire des mariniers, veste courte, pantalon bleu serré à la taille par une ceinture d’étamine rouge, cravate de coton nouée en mouchoir, petit chapeau ciré et escarpins ronds enrubannés. -Eh ! te voilà donc, petit André ? ajouta-t-il ; tu étrennes une charreyonne fambant-neuve, qu’on dit. — Puis, se tournant d’un autre côté : — Salut et respect, maître Méru, ainsi qu’à ton neveu François et à tous les autres ! Dieu me damne, il n’y a ici dans le moment que des chrétiens assez à leur aise pour être honnêtes gens !

— C’est-à-dire que tu ne te comptes pas alors, monsieur Prohibé, fit observer Méru avec une gaieté qui masquait imparfaitement son mépris.

— Les gens d’esprit ne se comptent jamais quand ils se trouvent parmi des innocens, répliqua Lézin d’un ton d’aisance effrontée ; mais que le diable me tortille si je ne croyais le futreau de maître Méru déchargé et reparti !

— Tu ne savais donc pas que je restais ici pour attendre un fret ?

— Un fret ! répéta le pêcheur ; les seigneurs de Chalonnes t’auraient-ils chargé de voiturer leur quenouille[3] ?

— Non pas une quenouille, mais quelqu’un qui a appris à s’en servir.

Lézin suivit le regard du marinier qui s’était dirigé vers le foyer, et y aperçut alors une jeune fille qui filait au coin du feu.

— Sur mon baptême, c’est la jolie Entine[4] ! s’écria-t-il ; comment ça vous va, Entine ?

— Plus fraîchement qu’au mois d’août, monsieur Lézin, dit la jeune fille, dont le nez retroussé, la bouche riante et les yeux mutins trahissaient le caractère.

— Et on a donc quitté comme cela l’oncle de l’ermitage Saint-Vincent ? reprit le pêcheur ; la belle Entine n’a pas pu prendre goût à la métairie ?

— Non, répliqua ironiquement la fileuse ; cela m’ennuyait de ne pas conduire la charrue et de n’avoir le droit de commander ni aux bœufs ni même aux gars du logis.

Lézin cligna l’œil.

— M’est plutôt avis que tu avais regret de la ville de Nantes, reprit-il hardiment ; la ville est le vrai endroit pour les jolies filles et pour les filous !

— Est-ce que vous avez donc aussi idée d’y aller, monsieur Lézin ? demanda Entine avec un air d’innocence dont le pêcheur ne fut point dupe.

— Maligne taupe ! dit-il, bien fin sera celui qui te vendra !

— Et bien heureux, j’espère, qui pourra m’acheter ! ajouta la jeune fille ; mais pour cela il faudra une messe et un anneau bénit.

— Oui, oui, reprit Lézin en riant, je sais que tu ne veux pas marauder sur la rivière d’amour, comme dit la chanson ; il te faut un permis de pêche.

— Et elle ne se sert pas de filets prohibés, objecta gaiement Méru.

— Parce que le poisson vient de lui-même à la nasse, répondit le pêcheur : l’honnêteté des filles ressemble à celle des garçons, mon vieux ; c’est une histoire de circonstance ; si je trouvais mon profit à être un saint, je me ferais canoniser. — Mais où la mènes-tu comme ça à Nantes ?

— Dans une belle maison de sapin, portée sur deux roues qui tournent sans la faire avancer, dit Entine.

— Le moulin de la tante Rinot ?

— Tiens ! tiens ! vous comprenez les devinailles ?

— Plus que tu ne crois, ma pauvre ablette ! à preuve que je peux te dire ce qui te rend joyeuse d’aller demeurer au moulin de la Madeleine.

— C’est peut-être parce que la farine ne noircit point la peau.

— M’est avis que ce serait plutôt parce que le meunier est un beau gars.

— Le meunier ? répéta la jeune fille ; maître Lézin ne sait donc pas que la tante est veuve ?

— Mais les veuves ont des fils, reprit le pêcheur, et j’en vois un à deux pas qui doit être en humeur de chercher une galande. Réponds voir, François ; c’est-il pas la vraie vérité ?

Le jeune homme auquel il s’adressait était ce qu’on appelle un garçon de belle venue, fortement bâti, le teint coloré, mais le front bas et le regard en dessous. La question du pêcheur le fit rougir.

— Puisque c’est à ma cousine que vous parliez, demandez-lui de vous répondre, dit-il avec une brusquerie embarrassée.

— Il voudrait bien, fit observer Méru en riant ; mais il n’a pas encore assez de malice pour la surprendre. Vois-tu, Prohibé, les mailles de tes filets ont beau être plus serrées que ne comporte l’ordonnance : les secrets d’une jeune fille passeront toujours à travers. Pas vrai, Entine ?

— Faites excuse, mon oncle, je ne comprends pas les termes de pêche ! répliqua-t-elle d’un air d’ignorance malicieuse qui fit rire tout le monde.

— Si François n’est pas ton galant, faut donc que tu en aies un autre ? dit Lézin. Voyons ! où y a-t-il un plus beau brin d’amoureux que ton cousin ?

— Cherchez, brave homme, répondit la jeune fille, dont les yeux restèrent fixés sur la quenouille, mais qui fit vers la droite un mouvement de corps instinctif que saisit le regard scrutateur de Prohibé.

— Eh bienl eh bien ! est-ce que ça serait donc le nouveau patron de la charreyonne ? demanda-t-il à demi-voix.

La jeune fille feignit de ne pas entendre et baissa la tête.

— C’est lui ! continua Lézin en éclatant de rire. Oh ! fameux ! Je comprends à cette heure pourquoi il a voulu appeler sa barque l’Espérance !

— Allons ! nous y passerons tous, dit le jeune marinier, qui rougit un peu, mais garda son air de bonne humeur. Décidément Antoine est devenu recteur et veut confesser toutes les jeunesses du pays.

— Ah ! tu crois rire ? reprit le pêcheur ; mais veux-tu que je te dise le nom de la fleur qui vous pousse au fond du cœur à toi et à la jolie Entine ?

— On ne vous le demande pas, maître Prohibé ! interrompit François d’un ton brusque.

— Et à toi aussi, mon gars ! ajouta l’imperturbable pêcheur ; à force de regarder au fond de la rivière, sais-tu ? on apprend à voir clair dans les ames. — Ici et là, c’est toujours de l’eau trouble. — Aussi je te dis que vous êtes deux à tendre vos lignes dans le même remous, l’un bravement, l’autre en sournois ; ce n’est pas André qui est l’autre ; comprends-tu à cette heure ?

— Je comprends, s’écria François en jetant à Lézin un regard en dessous tout imbibé de fiel ; je comprends que vous êtes un méchant gueux, qu’aujourd’hui ou demain il faudra forcer à se taire.

— Ah ! bah ! et comment donc, mon fils ? demanda Prohibé, qui regarda le jeune garçon en face.

— En vous fermant la bouche avec un verre de vin, interrompit d’un ton jovial André, qui tendit au pêcheur un gobelet rempli jusqu’aux bords.

Lézin fit un mouvement de tête.

— À la bonne heure ! dit-il ; toi, tu es un vrai marinier, gai comme le soleil et coulant comme l’eau. Aussi que les barbillons me fassent frire si je ne te donne ma fille en mariage… quand j’en aurai une !

— Et quand il aura fait ses preuves de bon patron de barque, ajouta Méru, qui vidait son verre à petits coups ; car, au jour d’aujourd’hui, les gars commandent avant d’avoir obéi, les novices passent capitaines d’emblée ! Mais ce n’est pas le tout d’avoir une charreyonne sous les talons, il faut savoir lui faire suivre le chenal, éviter les glaces, franchir les ponts, se garer aux bons endroits, et conduire ses hommes d’amitié.

— Laissez donc ! s’écria le pêcheur en haussant les épaules, tout ça, ce n’est rien ; vous ne parlez que de l’accessoire !

— Qu’est-ce que tu appelles alors le principal ? demanda l’oncle d’Entine.

— Ce qui constitue vraiment le marinier.

— Et c’est quoi donc ?

— C’est la matelote, père Méru ! Celui qui la fera meilleure sera toujours le véritable ami de la rivière, comme aussi le plus soigneux et le mieux esprité.

Tous les bateliers se mirent à rire. — Foi de Dieu ! maître Prohibé a raison, dit le plus ancien ; j’ai toujours vu que les bons mateloteurs étaient les bons matelots.

— Alors c’est dit ! s’écria Lézin, qui laissa glisser de son épaule une poche en filet ; il faut connaître à fond le mérite de chacun. Voyons, jour du diable ! je propose un combat de matelotes entre les jeunes gars, voici le poisson ; le bonhomme Méru paiera la sauce !

— Convenu ! dit le batelier.

— Vite ! François, André, Simon, reprit le pêcheur, qu’on retrousse ses manches, mes petits, et qu’on matelote à mort ! Quand chacun aura fait son chef-d’œuvre, les anciens jugeront.

Il avait vidé la poche de poisson dans plusieurs assiettes que les jeunes mariniers vinrent prendre en riant.

Cette espèce de concours n’avait pour eux rien d’étrange ni de nouveau. Obligés le plus souvent, dans leur vie isolée de coureurs de rivière, de se suffire à eux-mêmes et de profiter des ressources les plus économiques, ils ne manquaient guère de les demander au fleuve qui les portait. Aussi l’art de préparer sa pêche était-il devenu, pour le batelier de Loire, une de ses sérieuses occupations. Il y avait mis en même temps sa gloire et sa sensualité. Par suite, la matelote de marinier avait conquis et a conservé une renommée qui, comme les trophées de Miltiade, empêchent encore plus d’un Thémistocle culinaire de dormir. Dans les villes riveraines, d’habiles disciples de Carême ont vainement appliqué leurs facultés à découvrir le secret du plat célèbre : soit impuissance de l’imitation, soit prévention des dégustateurs, la suprématie est demeurée jusqu’ici sans conteste aux inventeurs.

Pendant qu’André et ses rivaux se préparaient à la joute proposée par Lézin, celui-ci avait pris place à la table des buveurs et continuait à les égayer par ses lazzis effrontés ; mais le vin d’Anjou ramenait inévitablement Méru aux mêmes souvenirs : dès qu’il eut commencé à s’échauffer, il se remit à parler de la guerre qu’il avait faite autrefois en Vendée, de ses rencontres avec les bleus, et finit par proposer une santé au drapeau blanc.

— Une santé ! s’écria le pêcheur, jamais, mon vieux, c’est trop malsains Deux, à la bonne heure ! trois, si tu veux ! Je suis ami de tous les drapeaux qui font boire le vin que je n’ai pas payé.

— Tu n’as donc pas d’opinion à toi, mauvais chrétien ? dit le marinier avec mépris.

— Pourquoi faire ? demanda Lézin. Si j’en avais une, personne ne voudrait me l’acheter, et de la garder, cela pourrait me gêner à la longue. Les opinions, vois-tu, mon vieux, c’est bon pour les bourgeois qui aiment les choses de luxe.

— Tu es pourtant de mon âge, fit observer Méru, et tu devais avoir la barbe poussée lors de la grande guerre ?

— Aussi me la faisait-on tous les dimanches, répliqua plaisamment Lézin.

— Ce qui veut dire que tu n’as pas eu assez de cœur pour défendre ton Dieu et ton roi ! reprit le marinier avec chaleur.

— Foi d’homme ! ce n’est pas manque de cœur, père Méru, dit le pêcheur : c’est la faute de nos mères, qui nous avaient appris à raisonner, à moi et aux gars de Behuard.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Eh bien ! voilà : il y en a ici peut-être qui savent que je suis né dans l’île Behuard, qu’on trouve au-dessus. Comme la Loire a pas mal de largeur dans l’endroit et qu’elle promène trop d’eau pour qu’on puisse traverser en tirant ses guêtres, le tremblement de la mort était sur les deux rives, qu’on ne digérait pas plus mal chez nous. Les blancs ni les bleus n’avaient de barques pour nous visiter, et nous avions soin de tenir nos toues loin des bords. Aussi tout continuait comme par le passé : on allait à la messe, on mangeait à sa faim, on fauchait son pré et on faisait l’amour ; c’était une vraie bénédiction ! Mais un jour, ou plutôt un soir, voilà qu’un petit bachot accoste avec trois bleus qui cherchaient des vivres on leur dit que chacun n’en a que sa suffisance ; ils répondent qu’il leur en faut, en menaçant de guérir de la faim le premier qui refusera, et ils entrent chez notre voisin, où ils se mettent à boire, à manger et à embrasser les filles à discrétion…

— Et vous les avez laissé faire, grands lâches ! interrompit Méru.

— Écoutez donc jusqu’au bout, continua Lézin. Pendant qu’ils se donnaient comme ça de l’agrément, les hommes se réunissaient pour se consulter, et les plus anciens disaient : — Si nous laissons ces trois affamés repartir, ils feront savoir où la nappe est mise ; demain il nous en arrivera trente, et après-demain trois cents ! Il faut donc les enfermer quelque part d’où ils ne pourront jamais sortir, et la meilleure cachette, c’est un trou dans le cimetière. — Tout le monde trouva que c’était la vérité. Le soir même, l’affaire fut réglée, et le lendemain on demanda au recteur une messe pour le repos de leurs ames.

— Eh bien ! à la bonne heure ! dit le vieux marinier, qui s’échauffait de plus en plus ; je vois que, vous aussi, vous avez fait la guerre aux bleus !

— Minute ! père Méru, reprit le pêcheur, c’était une mesure de précaution générale, si bien qu’une huitaine après, quand il arriva des blancs qui voulaient sonner le tocsin, emporter le blé et prendre les fusils de chasse, on fut obligé de faire le même raisonnement, et il fallut encore dire une messe.

— Pour les blancs ! s’écria Méru, qui, comme tous les hommes de parti, avait deux morales ; ah ! brigands ! vous avez tué de vrais chrétiens qui venaient vous demander secours !… Et tu oses me raconter la chose ! et tu n’as pas peur que je les revenge sur toi ?

Les yeux du vieux marinier s’étaient injectés, sa voix tremblait de colère, et il avait saisi par le goulot une bouteille placée devant lui, comme s’il eût voulu s’en faire une arme ; Lézin tendit tranquillement son verre.

— Pourquoi les revengerais-tu sur moi, qui n’étais pas alors au pays ? dit-il en souriant. Foi d’homme ! je ne l’ai su que bien des années plus tard, quand les bleus et les blancs avaient ôté les pierres de leurs fusils… Allons, vieux, verse donc ! D’avoir tant parlé, cela m’étrangle !

Les doigts de Méru qui serraient la bouteille se détendirent, et il remplit machinalement le verre du pêcheur.

Entine, effrayée par l’éclat de colère de son oncle, s’était approchée de la table ; elle prévint la reprise de l’entretien en mettant le couvert et annonçant les matelotes.

Les trois jeunes mariniers ne tardèrent pas en effet à se présenter avec leurs plats, où le vin d’Anjou, auquel on avait mis le feu, faisait courir une flamme vacillante. Elle s’éteignit sur la table, et les convives procédèrent immédiatement à l’examen. La plupart s’y livrèrent avec une certaine gravité, et recommencèrent à plusieurs reprises leur comparaison. Les concurrens, rangés derrière eux, attendaient, tandis que les regards de la jeune fille allaient d’un convive à l’autre avec une sorte d’inquiétude. Ce fut Lézin qui se déclara le premier.

— Voilà un plat, dit-il en montrant le plus éloigné, que je ne voudrais servir ni à un chien ni même à un garde-pêche ; quant à celui-ci, — il indiquait le plus rapproché, — on en mangerait, comme on boit l’eau de la Loire, faute de mieux ; mais, pour celui du milieu, je vendrais mon ame à Belzébuth, si le drôle faisait encore des affaires et n’avait pas vendu son fonds !

— Bien jugé ! s’écrièrent toutes les voix.

— C’est la matelote d’André ! dit vivement Entine, qui avait rougi de plaisir.

— Et l’autre là-bas est celle du meunier, ajouta Lézin en guignant François ; je ne m’étonne plus qu’il ait mis tant de farine !

Le jeune garçon ne répondit rien, mais ses yeux prirent une expression plus fausse et plus sournoise. Cependant les bateliers avaient levé leurs verres.

— À la santé du roi des mateloteurs ! s’écria Lézin.

— Ici, bon marinier, ajouta Méru en faisant près de lui une place au jeune homme.

André s’empressa de la prendre, et fit raison à tous les convives, dont la gaieté devint de plus en plus bruyante. Méru lui-même avait complètement oublié son emportement, et témoignait au jeune patron une bienveillance dont ce dernier se montrait visiblement reconnaissant. Il finit par lui poser amicalement la main sur l’épaule.

— Eh bien ! il n’y a pas à aller contre le dire de ce gueux de Prohibé, s’écria-t-il, la bonne matelote annonce le bon marinier, et la tienne est du premier échantillon ! La Vierge, comme on dit, y a fourré son petit doigt. Reste à savoir maintenant si tu es du bois dont on fait les vrais patrons ! Nous saurons ça demain, flot, vu que mon futreau doit baisser sur Nantes avec ta charreyonne ; je serai vide, et toi chargé ; si tu ne restes pas trop en arrière, je dirai que, malgré ton âge, tu as droit de porter les boucles d’oreilles à l’ancre, et mieux encore, de mettre le premier la main au plat et de dire le Benedicite[5].

— Soyez sûr que je ferai de mon mieux, père Méru, dit André, qui regarda de côté Entine ; aussi vrai que je suis fils de ma mère, je n’ai rien plus à cœur que de vous donner contentement.

Le vieux marinier, qui avait saisi son regard au passage, fit une grimace joviale.

— À la belle heure ! mon gars, répliqua-t-il en remplissant son verre ; les oncles, vois-tu, sont quasiment comme le gouvernail ; faut toujours les ménager.

Et voyant qu’André allait saisir l’allusion pour en venir peut-être à des explications :

— Je ne te dis rien de plus, ajouta-t-il, sinon que ma bonne volonté ressemble à la rivière : elle est ouverte à tout le monde. C’est à celui qui naviguera mieux de passer devant. — Ohé ! la jeunesse ! hissez la voile et poussez de fond ; le patron du Drapeau-Blanc est l’ami de tous les vaillans gars.

— Et tous les vaillans gars l’aiment comme leur maître ! s’écria André en choquant son verre contre celui de Méru ; que je sois damné, si cette soirée n’est pas la meilleure de ma vie ! Le bon Dieu enverrait ici tous ses tonnerres qu’il ne pourrait m’ôter mon contentement.

— Alors tu ne le perdras pas pour le paroissien que je vois venir ! fit observer Lézin, qui s’était approché de la fenêtre.

— Qui donc vois-tu ? demanda André, dont les yeux ravis ne pouvaient quitter Entine.

— Regarde ! répliqua le pêcheur.

Un homme grand, maigre et salement vêtu venait d’ouvrir la porte ; il restait vacillant sur le seuil ; ses yeux hébétés par l’ivresse semblaient chercher quelqu’un dans la salle basse du Grand-Turc. À sa vue, le jeune patron fit un mouvement de surprise.

— Dieu me pardonne ! c’est mon père, s’écria-t-il.

— Maître Jacques ! répétèrent plusieurs voix ; eh bien ! pourquoi n’entre-t-il pas ?

— Vous ne voyez donc pas qu’il est vent-devant, comme d’habitude ? dit François avec un rire méchant ; allons, vieux Jacques, avancez, le flot est ici.

L’ivrogne fit un pas en trébuchant vers André, qui s’était levé un peu honteux, et dont le regard rencontra celui de Méru.

— Faites excuse, patron, dit-il à demi-voix et en rougissant ; le père a eu autrefois des contrariétés, et l’eau-de-vie le console trop.

— C’est ce qu’on m’avait dit, répliqua le marinier avec une sorte de compassion ; mais voici la première fois que je le rencontre. — Pauvre vieux ! il est durement puni ! — Ses mains tremblent comme la feuille du bouilleau[6] ! — Regardez-moi cela, mes jeunes gars, et tâchez de comprendre que le vin est la vraie boisson de l’homme : tout au plus il le met à bas pour une heure, tandis que le cognac l’extermine sans rémission.

Puis, se retournant vers le père d’André, et lui montrant un tabouret appuyé au mur, il ajouta :

— Allons, maître Jacques, encore un coup d’aviron ; et vous autres, les enfans, faites place ! respect au chagrin !

Le vieillard réussit à gagner le tabouret et à s’asseoir, avec l’aide d’André, qui essaya alors de savoir ce qui avait pu le décider à quitter Saint-George, où il habitait. Parmi beaucoup de divagations, il crut comprendre que son père avait reçu une lettre qui les appelait tous deux à Nantes pour une affaire importante, et qu’il était venu le rejoindre à Chalonnes, afin de descendre la Loire sur son bateau. Quant à la nature de l’affaire, maître Jacques refusa de s’expliquer. Il conservait dans son ivresse un certain empire sur lui-même dont son fils avait toujours été frappé ; on eût dit qu’une volonté fixe et souveraine, aussi inséparable de son être que l’instinct de conservation, gardait toujours les portes de son ame. Souvent le mot qui allait sortir de ses lèvres s’arrêtait subitement, retenu par une prudence qui survivait à tout le reste, et il se réfugiait alors dans un silence obstiné. Le jeune marinier connaissait trop bien ses habitudes pour persister dans des tentatives inutiles. Dès qu’il le vit décidé à se taire, il cessa ses questions et ne songea qu’à regagner la charreyonne. Ses deux matelots partirent d’avance en emmenant maître Jacques, tandis qu’il prenait congé d’Entine et de son oncle.

— Il faut que je parte demain matin avant le jour, leur dit-il ; les glaces sont en amont, à la première douceur du temps tout peut démarrer, et alors gare la débâcle ! J’ai hâte d’être paré à Nantes avec mon chargement.

— Et moi avec mon futreau et ma nièce, répliqua Méru gaiement ; car c’est bien entendu, mon gars, que nous naviguerons de conserve ?

— Je l’espère, patron, puisque c’est le moyen de gagner votre amitié ; — vous vous rappelez que vous l’avez dit ?

— Et je ne reprends pas ma parole ! répliqua Méru ; oui, oui, c’est à cette heure que nous allons te connaître à fond ! Veille à ta barque, François conduira la mienne, et, en arrivant à Nantes, on saura ce que vaut chacun.

André serra la nain du vieux marinier ; puis il prit congé d’Entine en l’embrassant, selon l’usage, sur les deux joues, et lui dit adieu avec émotion.

— Si vous étiez vraiment décidé à nous suivre, dit la jeune fille malicieusement, vous diriez seulement : Au revoir !

— Au revoir donc ! répliqua André, et priez la Vierge à mon intention.

Il regagna sa charreyonne, tandis que Méru restait à l’auberge où il devait passer la nuit ainsi que sa nièce ; ses mariniers retournèrent seuls au futreau avec François.

Ce dernier sentait au cœur une rage jalouse. L’espèce de défaite qu’il venait de subir, les railleries de Lézin, et par-dessus tout la préférence trop visible de sa cousine pour André, avaient envenimé sa plaie. Dans l’état de ses sentimens, il n’eût pu lui-même décider si sa haine contre celui-ci l’emportait sur son amour pour celle-là ; mais haine et amour aboutissaient à une seule volonté, celle de se débarrasser à tout prix du jeune patron ! Trop prudent pour en venir à une attaque ouverte, il cherchait quelque moyen de lui nuire sans se compromettre. Il s’était couché près de ses compagnons sous la cabane du futreau ; mais, tandis que les deux mariniers ronflaient à ses côtés, il continuait à s’agiter sur sa paillasse de mousse.

La lutte qui devait s’ouvrir le lendemain entre lui et André ajoutait encore à son inquiétude irritée. Ses premières années s’étaient passées à Nantes, dans la demi-oisiveté du moulin, sans autre occupation que de repiquer la meule, de lever les vannes et de jouer de la musette, selon l’habitude des meuniers du pays ; plus tard, une brouillerie avec sa mère l’avait forcé à rejoindre son oncle, et il s’était fait marinier, mais sans avoir jamais pu acquérir dans son nouveau métier beaucoup d’expérience ni d’adresse. Aussi prévoyait-il que la comparaison proposée par le père Méru tournerait encore à sa honte et assurerait, selon toute apparence, le mariage d’Entine et du jeune patron. Tout à coup il se redressa comme frappé d’une lumière subite, réfléchit un instant, puis, se laissant glisser hors de la cabane, il gagna avec précaution l’arrière du futreau et regarda autour de lui.

Tout dormait dans la charreyonne câblée un peu plus bas. La nuit était sombre, et la Loire roulait ses eaux avec un murmure profond. Sûr de ne pouvoir être aperçu, François passa dans le bachot, qu’il détacha, et, coupant de biais le courant, il gagna le chenal. Il le suivit quelque temps sans que le regard le plus attentif eût pu soupçonner ses intentions. Ce fut seulement lorsque le fil de l’eau l’eut amené entre les deux grandes îles du Désert et de l’Orfraie qu’il ralentit la marche de la barque.

Le lit du fleuve qu’embarrassaient des atterrissemens favorisés par les deux îles formait en cet endroit de nombreuses sinuosités, et le déplacement continuel des sables mouvans faisait regarder à bon droit ce passage comme un des plus difficiles d’Angers à Nantes. Aussi l’administration du balisage y apportait-elle une attention toute particulière. Par ses soins, de longues branches de saule, piquées dans le sable et déplacées à chaque changement du chenal, montraient aux barges l’écueil en dessinant sur les eaux la direction à suivre. François alla de l’une à l’autre, les arracha adroitement et les replaça de manière à indiquer la route par-dessus les atterrissemens. Il avait calculé que, le lendemain, André partirait le premier et qu’en consultant ces fausses indications, la charreyonne, lourdement chargée, ne pouvait manquer de s’échouer. Outre qu’il s’assurait par ce moyen une victoire facile sur son rival, il l’exposait à perdre sa barge, que les eaux pouvaient démolir sur les sables, et le rejetait ainsi parmi les mariniers à gages auxquels, selon toute apparence, Méru ne voudrait point accorder la main de sa nièce. Lui-même, tout en achevant de préparer ce piège infâme, étudia la passe, afin de la franchir sans danger, et, son œuvre achevée, il regagna le futreau avec de grands efforts.

Pour l’atteindre, il fallait passer près de la charreyonne placée en aval de la barque de Méru ; mais, au moment où il la côtoyait, une tête se dressait l’avant. -François effrayé s’arrêta et retint son bachot dans l’ombre.- La tête, qu’il avait aperçue restait penchée sur les eaux dans une intention qu’il ne pouvait comprendre. Au premier instant, il lui sembla que c’était André qui se préparait à démarrer ; mais il vit bientôt le veilleur nocturne se redresser, et à la hauteur de la taille il reconnut maître Jacques.

Celui-ci avait ôté sa veste malgré le froid, et tenait une gaffe à la main. François le vit passer le long du plat-bord et rentrer silencieusement dans la cabane. Il se hâta de doubler la charreyonne et d’accoster la barque de son oncle, où il retrouva les mariniers endormis. Certain alors que son absence n’avait point été remarquée, il regagna en rampant sa paillasse et attendit plus tranquillement le lendemain.

À peine la première aube blanchissait-elle les horizons embrumés du fleuve que ses compagnons l’éveillèrent. Tout était déjà en mouvement dans le bateau d’André, qui, chargé jusqu’à la dernière ligne de flottaison, commençait à se mouvoir lourdement. Le jeûne patron donnait les ordres et mettait la main à tout avec cette patience vigoureuse qui est la première vertu du marinier de Loire. L’appareillage se fit lentement, mais sans aucune fausse évolution, et le bateau prit le fil de l’eau avec une sorte de sûreté nonchalante.

— Bien manœuvré, mon gars ! cria tout à coup une voix de la rive.

André se retourna et reconnut dans le brouillard du matin l’oncle Méru avec sa nièce, chaussée de fins sabots et enveloppée dans sa cape de drap marron bordée de velours noir. Il les salua en levant son petit chapeau ciré.

L’Espérance vous demande excuse de prendre les devans, dit-il avec gaieté, mais elle a trop de clous à ses semelles pour marcher vite.

— Va, va, flot, répliqua le vieux marinier, qui lui fit un signe d’adieu, le Drapeau-Blanc saura bien vous rejoindre.

Et il s’avança vers le futreau en pressant la jeune fille de s’embarquer ; mais celle-ci tenait à laisser au jeune patron son avantage. Au moment où elle se préparait à rejoindre le bateau, un souvenir parut l’arrêter.

— Ah ! sainte Vierge ! s’écria-t-elle, gageons, mon oncle, que vous avez oublié de parler à M. le curé pour le tableau que vous devez lui rapporter de Nantes !

— J’ai la lettre qu’il écrit au peintre dans mon portefeuille, répondit Méru ; vite, embarque, fillette.

— Et la commande de conserves pour M. le maire ? continua Entine sans bouger.

— Il y a renoncé, répliqua le patron ; mais arrive donc, te dis-je.

— Vous n’avez toujours pas pris congé de votre compère Bavot.

Le vieux patron frappa du pied.

— Au diable les Bavots et les bavards ! s’écria-t-il ; veux-tu nous retenir ici jusqu’à la débâcle ? Voyons, mille dieux ! embarqueras-tu ? Ou je dérape.

— On y va, on y va ! dit la jeune fille, qui ne parut nullement effrayée de la menace de Méru ; c’était pour vous que je parlais, mon oncle. Tout est fini dès que vous ne tenez plus aux Bavots ni à leur petit vin blanc.

Le marinier, chez qui ce dernier souvenir réveilla un regret involontaire, répondit par une malédiction nautique à faire frissonner tous les saints du paradis.

— Finiras-tu, méchante langue ! s’écria-t-il ; je te dis que, si nous tardons davantage, nous n’arriverons pas ce soir à la Meilleraie. Regarde la charreyonne ; la voilà déjà dans l’engoulevent.

La jeune fille tourna les yeux vers le point indiqué, et aperçut en effet le bateau d’André qui allait atteindre l’entre-deux des îles. Elle pensa qu’elle lui avait ménagé une avance suffisante, et, après quelques nouveaux retards indispensables pour trouver son panier de voyage, rattacher sa mante et prendre congé de l’hôtesse du Grand-Turc qui venait d’arriver, elle se décida à franchir la planche qui réunissait le futreau à la rive. Les mariniers détachèrent alors les amarres ; le bateau, qui était sur lest, obéit aux premières poussées ; il tourna rapidement sur lui-même, et se trouva bientôt dans le lit du fleuve comme la charreyonne qu’on apercevait à travers la brume.

Les deux barques avaient hissé leurs voiles et suivaient le courant, mais dans des conditions singulièrement inégales l’une, pesamment chargée, se traînait avec peine et était retardée par la lenteur de ses mouvemens chaque fois qu’il fallait contourner les mille atterrissemens au travers desquels serpentait le chenal ; l’autre, complètement vide, courait légèrement sur les eaux, et obéissait sur-le-champ à toutes les sollicitations de l’énorme pale qui lui servait de gouvernail. Aussi la distance s’amoindrissait-elle d’instans en instans entre les deux bateaux. Déjà celui d’André était assez près pour qu’on pût distinguer les mariniers qui aidaient à sa marche en poussant de fond avec leurs perches ferrées, et le jeune patron qui veillait à la barre et s’appliquait à raccourcir les circuits autant qu’il le pouvait. Méru le montra à son neveu, qui, selon sa promesse, conduisait le futreau.

— Regarde-moi comme ce grand gars-là gouverne serré, dit-il avec une sorte d’admiration ; un poisson n’est pas plus maître de sa queue qu’il ne l’est de sa pale. Voyons, Fanfan, tâche de ne pas faire plus mal que lui ; il y va de ta gloire de marinier. Tu as quinte et quatorze, ne va pas perdre la partie faute du point.

Le jeune batelier ne répondit que par un mouvement de tête. On allait s’engager entre les îles du Désert et de l’Orfraie ; c’était là que la question devait se décider. Ses yeux restèrent fixés sur la charreyonne, qui marchait toujours en ayant, à une distance que ses mariniers maintenaient à force de courage, et son patron à force d’habileté, mais qui permettait d’entendre les paroles et de distinguer jusqu’à l’expression des visages.

On allait atteindre la première pointe, quand maître Jacques parut près de son fils. Il avait perdu une partie de cette lividité que l’ivresse lui donnait la veille, et dans son œil brillait on vague reflet d’intelligence. Il regarda quelques instans la barque qui descendait lentement le courant, puis les eaux grossies bouillonnant sur les grèves et les saules étincelant de givre. Une légère rougeur monta à ses joues ; ses narines se gonflèrent comme s’il eût voulu aspirer l’air de la Loire.

— Je reconnais l’endroit, murmura-t-il ; j’ai passé ici voilà trente ans… Je conduisais un grand bateau… je n’avais que vingt-cinq ans ;… mais alors l’eau était plus belle, et tes oiseaux chantaient dans les arbres.

— Maître Jacques a donc été patron sur Loire ? demanda un des mariniers.

— Oui, répliqua le vieillard avec une tristesse pensive ; c’étaient les bonnes années… Ni glaces ni graviers ne pouvaient m’arrêter… Mon bateau m’obéissait comme l’âne obéit à la meunière.

Le marinier haussa les épaules en ricanant.

— Eh bien ! voyez le changement, dit-il ; à cette heure m’est avisa maître Jacques, que vous seriez moins embarrassé de conduire un âne qu’une barque.

Jacques releva la tête ; une flamme s’alluma dans ses yeux.

— Qui t’a dit cela ? s’écria-t-il. Ah ! tu crois que j’ai oublié le métier ? Par mon ame ! nous allons voir. Tiens ma carmagnole, et toi, André, pousse de fond, c’est moi qui gouverne.

Il avait ôté sa veste, et mit la main sur la barre de la pale ; mais son fils ne parut point disposé à la céder.

— Laissez, laissez, mon père, dit-il le regard fixé sur le courant ; la passe est malaisée, et il faut avoir la vue claire.

— C’est bon, on ouvrira l’œil, répondit Jacques avec impatience.

— Attendez, reprit le jeune homme, vous prendrez le gouvernail quand nous aurons doublé les îles.

— Et que le bateau se gouvernera tout seul, acheva ironiquement le marinier qui avait mis en doute l’habileté du vieillard.

Celui-ci se redressa ; le sang lui était monté au visage.

— As-tu entendu ? répéta-t-il à André.

— Un moment ! dit le jeune patron.

— Place à ton père ! cria maître Jacques, qui l’écarta d’un geste violent, et, s’emparant de la barre, imprima brusquement à la barge une autre direction.

André voulut l’arrêter ; mais le vieillard ne parut rien entendre. Tout son être avait subi une sorte de transfiguration. Le corps droit, la tête rejetée en arrière, un pied fortement arc-bouté au plat bord, et les deux mains appuyées au gouvernail, il avait pris une telle expression d’assurance et de commandement, que le jeune homme en demeura stupéfait. Son regard atone, habituellement perdu dans les vapeurs de l’ivresse, avait maintenant une acuité concentrée. Attaché sur le fleuve, il semblait en percer le voile et lire jusqu’au fond. Après avoir étudié quelques minutes le bouillonnement des eaux, il inclina de nouveau plus fortement. Les bateliers poussèrent un grand cri.

— Nous quittons le chenal ! répétèrent toutes les voix ; voyez, la barge navigue à travers les balises.

— La barre dessous, mon père, ou nous engravons, ajouta André ; à droite ! à droite !

— Évitez à droite ! dit Jacques d’une voix forte sans prendre garde aux avertissemens de son fils.

La barque venait, en effet, d’effleurer de ce côté une grève submergée. Les mariniers surpris se regardèrent.

— Que Dieu nous aide ! Les balises ont donc menti ? s’écria le jeune patron, qui se pencha vers le fleuve pour mieux voir.

— La balise reste, et le sable marche, fit observer Jacques ; de mon temps, on n’écrivait pas la route du marinier avec des branches de saule, nous savions la lire sur les eaux. À gauche, maintenant ; évitez à gauche ! Ne voyez-vous point l’eau qui tournoie et l’écume qui marque la barre de sable ? Ces signes-là ne sont pas de la main des hommes, ils ne trompent jamais.

Les bateliers obéirent cette fois, et leurs perches éloignèrent le bateau de l’atterrissement indiqué. Le vieillard continua à gouverner ainsi en traversant vingt fois la ligne du balisage, sans autre guide que l’aspect des courans. Ses compagnons, frappés de surprise, le regardaient en silence et exécutaient à l’instant ses moindres ordres. Ils atteignirent enfin l’orée du passage, à l’extrémité des deux îles, et entraient dans le grand lit de la Loire, quand des cris d’appel partis du futreau leur firent retourner la tête.

Lorsque Méru avait vu l’étrange manœuvre de maître Jacques, qui abandonnait la voie tracée pour se jeter dans les plates eaux, il était monté sur son banc, et l’avait quelque temps suivi des yeux sans pouvoir comprendre. Les mariniers, appuyés sur leurs perches ferrées, se demandaient également dans quelle intention il allait ainsi au-devant du danger ; mais le plus étonné et le plus saisi de tous avait été François, qui crut sa ruse découverte. À part les peines sévères dont les règlemens de navigation la punissaient, il savait de quelle honte elle devait le couvrir aux yeux de toute la marine de Loire, et quelle serait particulièrement l’indignation de l’oncle Méru, s’il en était jamais instruit. Ces considérations, auxquelles il ne s’était point arrêté lait qu’il avait cru son secret assuré, l’assaillirent à la fois lorsqu’il eut peur d’être trahi. Pâle et tremblant, il laissa la barre à un des mariniers, et courut à l’avant du futreau pour mieux suivre l’audacieuse navigation de la charreyonne, ne sachant plus s’il devait souhaiter sa réussite ou sa perte. Pendant ce temps, le marinier qui était à la pale continuait à diriger le futreau dans le chenal dessiné par les fausse, balises. Tout à coup un choc souleva la proue ; on entendit le déchirement des cailloux qui froissaient la carène, et l’eau jaillit à l’intérieur entre les bordages forcés ; la barge était engravée.

Sans présenter de sérieux périls pour l’équipage, la situation était embarrassante. Le fleuve, plus resserré dans cet endroit, courait rapidement et portait toujours le futreau en avant sur les sables ; la barge commençait même à présenter le travers, et il était à craindre que, dans cet état, elle ne pût supporter long-temps la violence des eaux. Les premières tentatives des mariniers pour la dégager furent sans succès ; il fallut se décider à réclamer le secours d’André et de son équipage.

Au premier appel, le jeune patron comprit ce qui était arrivé et se hâta de rejoindre Méru dans son canot. On venait d’abattre la voile du futreau, qui, délivré de l’action du vent, s’était arrêté. Le jeune homme aida à boucher les voies d’eau, lia à des cordes les mâts, les planches, les avirons qu’il jeta dans le fleuve pour alléger la barge ; puis, poussant de fond avec ses gens, il réussit, après de longs efforts, à lui faire franchir la grève et à la replacer dans le chenal. Lui-même la pilota ensuite comme il l’avait vu faire à son père, et l’amena bord à bord de son bateau, où il rentra.

Méru, un peu humilié de l’aide qu’il avait dû accepter, le remercia brièvement et s’occupa de repêcher ses épares pour mettre à la voile, tandis que la charreyonne levait le grappin et continuait sa route.

La manière dont maître Jacques venait de faire ses preuves lui avait conquis l’entière confiance d’André ; aussi, tout en reprenant la barre, réclama-t-il modestement les leçons du vieillard. Ce dernier lui apprit à reconnaître la profondeur du lit et l’approche des grèves cachées à la couleur des eaux ou à leurs bouillonnemens. Grace à ces avertissemens, André put s’écarter, de loin en loin, du chenal balisé, biaiser les bas-fonds et couper partout au plus court. Son père semblait avoir une carte de la Loire gravée aux plis les plus profonds de son cerveau ; il savait au juste le volume d’eau de chaque passe selon la saison, disait la vitesse des courans, connaissait les meilleures gares en cas de débâcle, nommait les moindres hameaux sur les deux rives. Les mariniers étaient émerveillés ; mais André se montrait le plus surpris de tous. Peu instruit de ce qui concernait sa famille, il avait suit peine jusqu’alors que son père eût autrefois fait partie de la marine de la Loire. Il voulut l’interroger sur ce passé qu’il ignorait ; mais l’animation de maître Jacques était déjà tombée : il s’était assis au fond du bateau, les bras croisés, la tête basse, et ne répondait que par monosyllabes comme un homme à demi endormi. Cependant, lorsque son fils lui demanda ce qui avait pu le faire renoncer à un métier qu’il connaissait si bien, il parut se réveiller en sursaut ; son regard se promena sur ceux qui l’entouraient avec une sorte d’égarement effrayé ; ses lèvres s’entr’ouvrirent et s’agitèrent, mais la réponse expira inarticulée ; sa tête retomba sur sa poitrine, et André comprit qu’il ne devait point pousser l’interrogatoire plus loin.


II

Les deux bateaux arrivèrent à la Meilleraie assez tard dans la soirée et se câblèrent à la file l’un de l’autre. Grace à Entine, le dépit causé à Méru par la mésaventure de son futreau avait été de courte durée. Lorsque André le retrouva à l’auberge, tout nuage avait disparu de son front. Le jeune homme ne fit aucune allusion à ce qui s’était passé, et le vieux patron, qui apprécia sa discrétion, lui paya en bonne amitié ce qu’il eût trouvé dur de lui payer en reconnaissance.

Quelques autres barques se trouvaient déjà amarrées à la Meilleraie ; les équipages, qui étaient de connaissance, se réunirent pour faire ensemble le repas du soir. Maître Jacques resta seul dans la charreyonne, soupant, selon son habitude, de quelques croûtes de pain noir trempées dans l’eau-de-vie qu’il se fit apporter.

Méru avait trouvé à l’auberge le bonhomme Soriel, doyen des mariniers, que, dans une ancienne affaire, je ne sais quel avocat nantais, qui voulait faire preuve de littérature, avait surnommé le Nestor de la Loire. Ses compagnons avaient pris la réminiscence homérique de l’homme de loi pour un sobriquet physiognomonique, et l’avaient modifié sans y penser en l’appelant trivialement le père Nez-Tort. Le vieux patron ne naviguait plus depuis long-temps, et c’était par hasard qu’il conduisait alors à Orléans le bateau d’un de ses petits-fils qu’empêchait la maladie.

Méru et lui s’étaient connus pendant la guerre de Vendée, et tous deux se rappelèrent que leur dernière rencontre avait eu lieu à l’endroit même où ils se trouvaient dans ce moment.

— Te rappelles-tu, mon pauvre enfant ? dit Soriel, qui, en sa qualité de nonagénaire, donnait ce nom a tous ceux qui n’avaient pas son âge. C’était le jour de la dispersion de la grande armée. Te rappelles-tu tous ces malheureux entassés sur le bord et criant à Dieu et aux hommes de les passer de l’autre côté ? Ils étaient bien quarante mille ; et il y avait huit barques pour tous !

— Oui, répondit Méru ; aussi fallait-il voir les femmes courir quand nos bateaux approchaient : — C’est pour mon mari blessé, pour mon père, pour mon fils, pour un pauvre jeune homme ! Les chères créatures ne demandaient jamais pour elles.

— Ah ! ce fut un grand jour, reprit Soriel ; je n’y pense jamais, vois-tu, mon enfant, sans avoir un tremblement dans la moelle des os. C’est alors que j’ai vu M. de Bonchamp qui s’en allait mourir. Le saint homme était si faible, qu’on ne l’entendait quasiment plus parler. Aussi il faisait toujours signe au prêtre qui se tenait près de lui de s’approcher pour entendre, et quand les autres demandaient ce qu’il avait dit, le prêtre répétait toujours la même chose — Ne tuez pas les prisonniers.

Les bleus tuaient bien pourtant les nôtres, fit observer Méru avec rancune.

— Comme nous les leurs, répliqua le vieillard. Dans ce temps-là, personne ne faisait cas de la vie d’un autre homme, et c’était grand miracle qu’on fit cas de la sienne, car Dieu sait que de peine pour la garder ! Quand on l’avait sauvée de la guillotine ou du plomb, il fallait la sauver de la faim, et ce n’était pas petite chose. Pour nous-mêmes, la Loire était devenue un champ de bataille : ici, les canonnières qui nous envoyaient des boulets sous prétexte que nous servions les blancs ; là, les royalistes qui nous canardaient de derrière les saulaies sous prétexte que nous portions des vivres aux bleus. Aussi ne voyait-on plus de barques sur la rivière, et les mariniers demandaient l’aumône, à moins d’aller s’engager à Carrier.

— Pour devenir noyeurs ! s’écria Méru. Oui, oui, je sais qu’il y en a eu dans la marine qui ont fait de la Loire un cimetière ; mais, aussi vrai que j’ai été baptisé, si j’en rencontrais jamais un, j’irais revenger sur lui, de ma main, les innocens qu’il a fait mourir.

— Tu n’en rencontreras plus, objecta Soriel, vu que nous autres, les bons mariniers, nous les avons condamnés autrefois à débarquer, et qu’aucun d’eux n’aurait osé reparaître sur les barges sous peine, comme ils le disaient dans le temps, d’aller habiter le château d’Au[7] ; mais pas moins ç’a été une dure angoisse pour tout le monde, et le mieux à cette heure est de n’y guère penser.

Le patron du Drapeau-Blanc ne put en tomber d’accord. Il avait traversé la terrible lutte de 93 dans toute la force et tout l’entrain de la jeunesse, de sorte que cette épreuve se confondait pour lui avec l’époque à laquelle il avait dû la subir. Il se rappelait en outre sa résolution dans la bataille, son courage pendant la retraite, sa présence d’esprit devant les municipaux qui voulaient l’arrêter, son contentement lorsqu’il repassa le seuil de sa mère sans blessures et la cocarde blanche cousue dans la doublure de son habit. Le souvenir de chaque misère se liait ainsi au souvenir d’une réussite ou d’une joie ; ces quelques mois de souffrance n’avaient fait, pour ainsi dire, que lui constater ce qu’il pouvait et ce qu’il valait. Aussi en parlait-il avec une chaleur qui, à son insu, était surtout l’expression d’un orgueil satisfait.

Comme les mariniers s’intéressaient médiocrement à ce débat, ils quittèrent la table l’un après l’autre, et André lui-même, voyant qu’Entine avait disparu, se décida à retourner au bateau. Lorsqu’il y arriva, maître Jacques dormait déjà dans la cabane avec le reste de l’équipage de la charreyonne.

Le jeune patron, qui avait le sang en mouvement et la tête en feu, ne voulut pas encore les rejoindre. Il s’enveloppa dans sa cape de peau de chèvre et se mit à se promener sur le prélart[8] de toile goudronnée qui recouvrait le chargement en guise de pont.

Le froid était alors moins vif et la nuit plus sombre. À peine si quelques étoiles rayaient l’obscurité d’une pâle lueur. La bruine faisait pleurer les saulaies et rampait sur la Loire, qui miroitait çà et là sous la clarté stellaire. Il sembla à André que les eaux avaient grossi et faisaient entendre par instans un léger cliquetis ; mais il y prit à peine garde : son esprit était occupé ailleurs.

Les derniers jours passés en vue ou près de la nièce de Méru avaient ravivé chez lui un amour déjà ancien et réveillé l’impatience de savoir ce qu’il pouvait espérer. Bien que les occasions de rencontrer Entine eussent été fréquentes, que la bonne volonté de la jeune fille à son égard parût visible, et qu’il se fût accoutumé à la pensée qu’il ne trouverait de ce côté aucun obstacle, il ne s’était point encore expliqué. Le moment lui semblait venu : restait à trouver la circonstance favorable et le moyen d’entrer en matière ! Or, outre l’embarras, il éprouvait cette espèce d’angoisse qui précède toutes les résolutions suprêmes. Il s’agissait d’un engagement auquel se rattachait sa vie entière ; de lui allait dépendre son repos ou son trouble, sa peine ou son bonheur ; aussi désirait-il et craignait-il en même temps l’entretien qui devait tout décider.

Appuyé au mât du bateau, les bras croisés sur la poitrine et les regards errans, il revenait pour la centième fois aux mêmes doutes sans les avoir résolus, lorsqu’un léger frôlement lui fit retourner la tête. Quelqu’un sortait de la cabane du futreau et s’avançait vers la charreyonne, qu’il fallait traverser pour atteindre la rive. À la gracieuse légèreté de la démarche, André reconnut, malgré l’obscurité, la nièce de Méru. Elle franchissait les bancs de la barque avec une précaution un peu craintive, et allait mettre le pied sur le second bateau, quand un mouvement du patron lui fit pousser un faible cri.

— Que craignez-vous, Entine ? dit d’une voix très douce le jeune homme, qui fit un pas vers elle. Ne me reconnaissez-vous point ?

Bien que l’accent eût dû rassurer la jeune fille, elle parut se troubler davantage, recula et répondit précipitamment, comme si sa présence dans la barque à une pareille heure avait besoin d’excuse, qu’elle venait de prendre son panier de voyage oublié dans la cabane du futreau.

— Avez-vous peur qu’on ne vous accuse d’être venue pour me rencontrer ? demanda André avec un sourire affectueux.

— Jésus ! ce serait me faire grand tort ! répliqua-t-elle, car je vous croyais encore à l’auberge avec mon oncle

— Quand vous êtes partie, je n’avais plus de raison pour rester, répondit le jeune patron ; mais, puisque je vous trouve ici, c’est le bon Dieu qui m’a ramené.

— Cela se peut, mon maître, dit Entine, qui, malgré son trouble, ne pouvait renoncer à une raillerie ; mais, comme d’habitude il n’envoie pas des mariniers aux jeunes filles en guise d’anges gardiens, ceux qui nous trouveraient causant à cette heure pourraient croire que vous êtes venu d’une autre part.

— Et de laquelle donc ?

— De celle du diable !

— Eh bien ! ce serait une menterie ! s’écria André en souriant malgré lui, car je viens… je viens de la mienne !

— Vous voyez, c’est presque la même chose, interrompit plaisamment la jeune fille. Allons, André, laissez-moi passer ; les gens du bateau peuvent revenir avec mon oncle, et ce serait pour moi une grande honte.

— Non, dit le marinier, qui s’avança vers elle et la força à reculer vers l’extrémité du futreau ; non, Entine, vous ne partirez pas ainsi sans m’avoir écouté. Tout à l’heure encore je me demandais comment je pourrais trouver une occasion : puisque mon saint patron me l’a donnée, je ne vous laisserai point aller sans vous avoir dit ce qui me point le cœur.

— C’est inutile ! interrompit la jeune fille malicieusement ; je ne connais de recette que pour les engelures, maître André. Allez voir plutôt la Mérode de Chalonnes ; elle sait des paroles qui guérissent comme baume.

— Vous seule pouvez prononcer celles qui me soulageront, dit le jeune homme avec une tristesse tendre ; ne faites pas semblant de mal comprendre, Entine ; ne jouez pas avec ma peine comme le chat avec l’oiseau qu’il tient sous ses griffes. J’ai tant peur de vous déplaire, que devant vous je suis toujours interdit. Aussi vous pouvez vous amuser de moi sans que je trouve à vous répondre ; mais ce n’est pas d’un brave courage, et vous ne voudriez pas abuser de votre esprit contre un garçon qui trouverait plus facile de vous donner son sang goutte à goutte que de vous demander si vous voulez de son amitié.

L’accent était si ému et si loyal, que la jeune fille en parut attendrie. Par un mouvement tellement prompt qu’il paraissait involontaire, elle saisit le bras du jeune marinier et prononça son nom presque en pleurant. André l’attira vers lui avec une exclamation de joie et allait renouveler sa question. Elle tressaillit tout à coup, lui imposa silence de la main, et se retourna vers la charreyonne.

— Qu’y a-t-il ? demanda le jeune homme.

— J’ai cru… qu’on nous écoutait ! murmura Entine.

— Où donc ?

— Là, dans votre bateau,… j’ai entendu marcher,… et il m’a semblé qu’une ombre passait !…

André monta sur le bordage pour mieux voir. La charreyonne était silencieuse, la rive déserte et les fenêtres de l’auberge éclairées. Il s’efforça de rassurer la jeune fille en lui rappelant que tous ses gens dormaient, que ceux du futreau étaient toujours attablés avec son oncle et le père Soriel, et qu’ils n’avaient par conséquent rien à craindre. Puis, enhardi par le silence d’Entine, il lui parla plus librement de son amour, lui fit connaître ses projets et ses espérances. La jeune fille, qui luttait évidemment entre l’inquiétude et l’attendrissement, s’était assise sur le dernier banc, la tête baissée, tandis qu’André, penché vers elle, la pressait de répondre.

— Au nom des saints ! Entine, dit-il après avoir épuisé tous les témoignages d’amour, dites un mot, un seul mot qui m’ôte de souci. Je ne demande rien à votre honte ; si vous pouviez voir au fond de moi, vous sauriez que je vous parle comme au prêtre qui a reçu ma première confession.

La jeune fille releva la tête ; son visage avait une expression sérieuse que le marinier ne lui avait jamais Nue ; elle arrêta sur lui un regard direct et ému.

— Je vous crois, André, dit-elle d’un accent très tendre. Je sais que vous êtes un homme de bonne renommée et de bon cœur, qui ne se plairait pas à tromper une pauvre créature dont le père et la mère sont sous le linceul ; aussi je ne vous répondrai point par des feintises, comme on le fait d’habitude avec les jeunes gens. Depuis que je vous connais, je n’ai vu en vous que grand courage et belle honnêteté, je vous estime plus que pas un de ceux de votre âge, et je n’aurai pas besoin de beaucoup m’encourager pour vous montrer une bonne amitié ; mais auparavant il faut que l’oncle m’en ait baillé la permission. Orpheline comme je suis, je n’ai point d’autre maître, et je veux lui obéir en tout. Faites donc que votre volonté soit sa volonté, et je puis vous promettre, mon André, que ce sera bien vite la mienne.

— À la bonne heure ! s’écria la voix d’un tiers.

Et l’oncle Méru, qui s’était approché sans bruit sur le prélart de la charreyonne, franchit brusquement le bordage du bateau. Il était suivi du père Soriel et de François, qui se tenait un peu en arrière, l’air penaud et sournois.

Les deux jeunes gens, surpris, avaient fait un mouvement de frayeur. Méru arriva jusqu’à sa nièce, à laquelle il prit la main.

— Tu viens de répondre là de braves paroles, dit-il avec émotion, et j’aurais voulu que toute la marine de la Loire pût les entendre. Embrasse-moi, tu es une honnête fille.

Entine lui sauta au cou.

— Seulement, ajouta le patron, il eût mieux valu les dire ailleurs qu’ici et à une autre heure ; les tête-à-tête au clair de lune sont malsains.

André se hâta d’expliquer comment leur rencontre avait été toute fortuite.

— Alors c’est autre chose, reprit le père Soriel, et François a menti quand il est venu nous avertir que vous vous étiez donné rendez-vous dans le futreau.

— Ainsi, c’est lui que j’ai entendu là tout à l’heure, dit Entine vivement ; que Dieu lui pardonne ? Mais, puisqu’il me croyait en faute, il eût mieux valu m’avertir en bon parent, que de s’enfuir pour me dénoncer.

François baissa la tête sans répondre.

— Ne lui fais pas de reproches, dit Méru ; le triste gars est assez puni de n’avoir pas été pris à gré.

— Et pour qu’il le soit davantage, il faut que tu donnes licence à la mignonne de suivre le courant de son cœur, reprit le vieux Soriel. Qu’est-ce que tu peux opposer à André, voyons ?

— Rien, répliqua l’oncle d’Entine.

— Alors c’est dit, s’écria gaiement le vieillard ; je m’invite à la noce, et je veux être garçon d’honneur.

Le patron du Drapeau-Blanc tendit la main à André, qui la saisit avec un transport de joie si vif, qu’il ne put que balbutier quelques mots de remerciement : l’émotion l’étouffait. La jeune fille, appuyée à l’épaule de son oncle, souriait et pleurait à la fois ; le doyen des mariniers lui-même s’essuya les yeux avec le revers de sa main ridée.

— Allons, allons, en voilà assez, dit-il ; ces idées de jeunesse vous remuent malgré qu’on en ait ; le bois a beau vieillir, mon pauvre Méru, il reste toujours un peu de sève, et, si vous l’approchez du feu, il travaille. Mais voilà bientôt la minuit, m’est avis qu’on est assez d’accord pour remettre le reste à demain et s’aller coucher, d’autant que voici quelqu’un qui pourrait nous entendre.

— C’est mon père, fit observer André.

— Maître Jacques ! répéta Méru ; pardieu ! nous l’avions oublié, mes braves gens. Pour que tu épouses Entine, c’est pas assez de mon congé, faut encore que tu aies celui de ton père.

— Je suis prêt à faire mon devoir, répondit André, qui s’approcha de l’arrière du bateau pour aller à la rencontre de son père, tandis que le vieux Soriel, prévoyant une explication de famille, s’écarta par discrétion et rejoignit François.

Cependant maître Jacques, sorti de la cabane, s’était avancé vers le niât de la charreyonne, avait quitté lentement sa veste et l’avait jetée sur un rouleau de cordage. Il prit ensuite une gaffe dont il examina le fer et demeura quelques instans immobile, comme s’il eût attendu un signal. Tout à coup le son d’une horloge se fit entendre, et les douze coups retentirent dans l’espace. Maître Jacques sembla les compter, puis marcha vers l’extrémité de la barque. Dans ce moment, André le rejoignait et l’appela ; mais il ne parut rien entendre, continua sa route, passa devant Méru et alla se placer au bord du futreau. À la clarté des étoiles, alors plus brillantes, on pouvait distinguer son visage livide, ses lèvres entr’ouvertes, d’où ne semblait sortir aucun souffle, ses yeux immobiles, qui se tenaient fixés sur les eaux ; on eût dit un cadavre sorti de sa tombe pour accomplir quelque œuvre surnaturelle. Entine, épouvantée, s’était rejetée, avec un cri étouffé, derrière son oncle, et André, qui les avait rejoints, regardait son père tout saisi.

— Que le ciel nous protège ! dit-il enfin ; son ame s’est réveillée sans avertir son corps. Je me souviens maintenant que, dans mon enfance, ma mère se levait souvent pour le suivre.

— C’est un marcheur de nuit[9], dit Méru avec une sorte de crainte mêlée de compassion ; pauvre homme ! quelque berger de Sologne lui aura jeté un sort.

— Voyez ! voyez ! que fait-il là ? demanda la jeune fille en se pressant contre Méru.

Maître Jacques venait, en effet, de relever sa perche armée de fer et frappait dans les eaux avec rage. Courant d’une extrémité à l’autre de la barge, il avait l’air de guetter quelque objet invisible qu’il s’efforçait d’atteindre, et, à chaque coup, des mots entrecoupés s’échappaient de ses lèvres.

— Encore un… Bien touché !… Et ici… et plus loin… Toujours, toujours des têtes !

— Entends-tu ? demanda l’oncle d’Entine en prenant le bras d’André ; que veut-il dire ?

— Je ne sais, murmura le jeune homme, qui pâlit.

Méru fit signe à Soriel de s’approcher et lui fit voir maître Jacques. Le vieillard parut étonné, chercha à se rappeler un souvenir, puis fit un mouvement.

— C’est lui ! murmura-t-il.

— Qui cela ? demanda Méru.

— À fond ! interrompit le marcheur de nuit, qui continuait à frapper les eaux, à fond les brigands !

— C’est cela ! s’écria le vieillard, il rêve aux barges à soupapes, il croit travailler aux mariages de Carrier ! Ah ! je le reconnais ; oui, oui, c’est Jacques le noyeur !

Cette terrible révélation fut accueillie par autant de cris qu’il y eut de personnes à l’entendre ; mais, chez Entine et André, ce fut un cri de douloureuse surprise, chez Méru un cri de colère. Il s’élança vers maître Jacques qu’il saisit par le milieu du corps, et qu’il allait précipiter dans la Loire, si le vieux patron ne l’eût retenu.

— Laissez, laissez, père Soriel, s’écria-t-il en se débattant ; j’ai juré que, le jour où je rencontrerais un de ces scélérats sur mon chemin, j’en délivrerais la marine.

— Il voulut ressaisir le marcheur de nuit, que la violence de cette attaque venait de réveiller. André se jeta en avant et demanda grace pour son père. À cette voix, la fureur du marinier sembla se déplacer et se reporter tout entière sur le jeune homme.

— Ah ! tu le défends ! s’écria-t-il ; c’est juste, vous êtes de la même race ; ce qu’il a fait, tu l’approuves, et tu le ferais à l’occasion : sang de loup ne peut mentir !

— Ne dites pas cela, maître Méru ! interrompit doucement André ; vous savez bien que je ne puis maintenant vous répondre, vu que celui qui m’a donné la vie est là et que Dieu m’ordonne de lui garder respect.

— Et t’ordonnait-il aussi de me voler mon amitié ? reprit le patron ; pourquoi m’as-tu caché de qui tu étais fils ?

— Parce que je ne le savais pas moi-même. Méru fit un geste d’incrédulité.

— Sur mon salut éternel je ne le savais pas i reprit le jeune homme avec énergie ; celui que maître Soriel vient de reconnaître pourrait vous le dire.

— Oses-tu bien invoquer le témoignage du noyeur s’écria le marinier.

— On prend ses témoins où ils sont et sans pouvoir les choisir, maître Méru, dit André à demi-voix.

— Possible ! reprit le patron du Drapeau-Blanc ; mais l’oncle qui est chargé d’une nièce mineure choisit son mari, pas vrai ? Eh bien ! plutôt que de donner la mienne au fils d’un bourreau de Carrier, vois-tu, je la conduirais une meulière au cou sur le pont de Pirmil, au-dessus de la grande arche, et je la jetterais la tête en avant dans la Loire.

Entine poussa un léger cri, et André voulut répondre ; le patron ne lui en laissa pas le temps : il passa un bras autour de la taille de la jeune fille, et, sans plus attendre, l’entraîna vers l’auberge, où Soriel et François le suivirent.

Le jeune marinier étourdi s’assit au bord du bateau, la tête dans ses deux grains. Le passage du doute à la joie et de la joie au désespoir avait été si prompt, qu’il eut besoin de quelques instans pour se reconnaître. Cependant cette espèce de défaillance fut de courte durée ; il en sortit par un vaillant effort de volonté, et, se rappelant son père, il regarda autour de lui ; mais maître Jacques n’était déjà plus là. Aussitôt qu’il s’était trouvé seul, il avait remis silencieusement sa veste, était descendu à terre et avait pris à pied la route de liantes.

Après l’avoir vainement cherché dans les barges et sur la rive, André regagna la charreyonne, pour y attendre le lendemain. Les cruelles surprises qu’il venait de traverser le tinrent long-temps éveillé ; ce fut seulement vers la fin de la nuit que la fatigue l’emporta et qu’il s’endormit. Ses paupières se rouvrirent, frappées par les premières lueurs du jour qui perçaient les fentes de la cabane. Encore engourdi, il se souleva sur son coude avec un soupir : tous les souvenirs de la nuit venaient de l’assaillir à son réveil, et il retrouvait avec eux sa douloureuse angoisse. Il n’en pouvait plus douter, tout était bien fini pour lui ! car il connaissait assez Méru et Entine pour ne rien attendre de la désobéissance de l’une ni de la justice de l’autre.. La jeune fille devait rester, jusqu’à la mort, soumise par esprit de famille, le patron implacable par esprit de parti. Ainsi ces espérances si long-temps couvées en secret, à si grand’peine écloses, et qu’il avait vues la veille prêtes à prendre leur volée, elles venaient de retomber à terre pour jamais, mortellement frappées !

Il ne voulut point s’arrêter à cette pensée, qui lui eût ôté tout courage, et se hâta de se lever pour faire les préparatifs de départ.

Le bateau de Méru les avait déjà achevés, et il l’aperçut qui glissait le long de la charreyonne, la voile hissée. Méru était à la barre ; François, assis à l’avant, tenait sa musette, comme s’il se fût rendu à quelque aire neuve ou à quelque fête de paroisse. Il jeta en passant au jeune patron un regard en dessous où brillait l’insolence du triomphe. André n’y répondit pas. Son œil cherchait la jeune fille, qu’il ne put rencontrer. Sans doute, elle se tenait renfermée dans la cabane du futreau, afin d’éviter le déchirement de cette dernière entrevue. Le jeune patron sentit son cœur se serrer ; mais il surmonta son émotion, et, ne voyant près de lui aucun des hommes de la charreyonne, il se rendit à l’auberge pour les avertir.

Au moment où il entra, tous les mariniers alors à la Meilleraie étaient réunis autour du père Soriel et parlaient vivement ; à sa vue, la conversation s’arrêta ; les yeux, qui s’étaient fixés sur lui, se détournèrent, et il se fit un vide dans le groupe, comme si l’on eût voulu lui laisser la place libre. André eut vaguement conscience que quelque résolution venait d’être prise à son égard, et le sang lui monta au visage ; mais il ne se laissa point intimider. Cherchant ses matelots du regard, il les avertit que la charreyonne allait mettre à la voile. Les matelots détournèrent la tête sans répondre et demeurèrent à la même place ; le jeune homme, étonné, répéta son avertissement, en leur ordonnant de le suivre ; les mariniers, visiblement embarrassés, regardèrent le père Soriel. Celui-ci fit alors un pas vers le patron de l’Espérance, et, prenant la parole :

— Nous nous occupions de vous, André, dit-il sérieusement, et vous arrivez à propos.

Le jeune homme fut frappé de cette disparition du tutoiement, qui, parmi les mariniers de la Loire, est non-seulement une habitude, mais un symbole obligatoire de confraternité.

— Vous savez ce que la marine de Loire a décidé contre les noyeurs ? reprit le vieux patron, qui semblait chercher ses mots : tout vrai marinier a fait serment de les chasser des barges et de leur faire la guerre ; ce serment-là, vous ne pouvez le tenir, puisque Jacques est votre père ?…

— Eh bien ? interrompit André, qu’irritait la lenteur du vieillard.

— Eh bien ! reprit-il avec hésitation, ceux qui ne peuvent obéir aux lois de la confrérie de l’eau ne peuvent pas davantage en faire partie.

— C’est-à-dire alors, dit le jeune homme, dont le cœur battait avec force, que vous voulez m’empêcher de naviguer ?

Soriel fit un geste négatif.

— Personne ne peut barrer la rivière à la charreyonne, répliqua-t-il ; mais aucun frère de la marine de Loire ne doit désormais aider à la manœuvrer.

— Eh ! parlez donc ! s’écria André en frappant ses mains l’une contre l’autre, dites tout de suite que vous voulez vous débarrasser d’un patron à qui vous trouvez trop de courage et de bonne volonté, que vous embauchez son équipage pour qu’il reste en route, que vous vous servez du jugement de la marine contre maître Jacques pour couler mon bateau.

— Eh bien ! non, foi d’homme ! ce n’est pas ça ! interrompit un marinier athlétique, au visage couleur de cuivre rouge ; le doyen a voulu adoucir les choses, et il a tout entortillé : la vérité, je vais te la dire, moi ! Nous autres, les mariniers de Loire, nous avons notre gloire, nous ne voulons point parmi nous de gens diffamés : on a chassé ton père, parce que c’était un gueux ; toi, on te chasse, parce que tu es le fils de ton père.

Les mariniers approuvèrent l’interrupteur par un murmure. André, qui était devenu très pâle, promena autour de lui des regards étincelans.

— À la bonne heure ! dit-il d’une voix que la colère faisait trembler, voilà ce qu’il fallait me répondre tout de suite. À cette heure, je vois que le noble corps des mariniers de Loire punit les pères sur les enfans. On peut bien, sans danger, être un fainéant comme Barral, un ivrogne comme Henriot, un flibustier comme Morel, un imbécile comme Ardouin ; mais, pour être digne de rester parmi vous, il faut être au moins bâtard comme Gros-Jean.

Ces insultes nominatives adressées à chacun des bateliers présens excitèrent parmi eux une clameur furieuse ; tous y répondirent par des injures ou des menaces, et Gros-Jean s’avança sur le jeune patron le poing levé. Le père Soriel se jeta entre eux et s’efforça de les apaiser ; mais, pendant quelque temps, sa voix se perdit parmi les provocations. Acculé au mur, André défiait du regard tous ses adversaires, et une lutte semblait inévitable, lorsqu’un son de trompe, qui s’éleva de la Loire, arriva jusqu’à l’auberge, lugubre et prolongé. Toutes les voix se turent comme par enchantement.

— Avez-vous entendu, vous autres ? s’écria Soriel.

— C’est la trompe d’avertissement ! répondirent les mariniers, qui se précipitèrent vers la porte et la fenêtre de l’auberge.

Une petite barque descendait rapidement, portant à la corne de sa mâture le pavillon bleu et jaune.

— Les glaces en rivière ! les glaces en rivière ! répètent les mariniers d’une seule voix.

Et, sans s’occuper davantage d’André, tous sortirent et coururent à leurs bateaux, qu’ils se hâtèrent de démarrer, et qui furent bientôt à la voile pour leur destination, où ils espéraient arriver avant la débâcle.

Mis dans l’impossibilité de les suivre par l’abandon de son équipage, le jeune patron regagna la charreyonne, et, après l’avoir garée de son mieux en l’entourant de perches, de planches et de matereaux, il vint s’accouder à la barre du gouvernail. Son bateau restait seul au port, désemparé, noir et immobile, tandis qu’il voyait, à des distances inégales, les voiles qui venaient de partir glisser sur le fleuve, et qu’au loin, dans la brume du matin, se dessinait encore la forme vague d’une barge d’où arrivaient affaiblis les sons d’une musette : c’était le futreau de maître Méru qui fuyait vers Nantes, emportant avec Entine toutes les espérances de sa vie.


III

Pendant que l’espèce d’interdit jeté sur André par ses compagnons le retenait forcément à la Meilleraie, maître Jacques continuait sa route et arrivait à Nantes, où l’appelait la lettre mystérieuse qui l’avait décidé à quitter Saint-George.

C’était la première fois depuis plus de vingt ans qu’il revoyait cette ville, à laquelle se rattachaient pour lui de si sombres souvenirs. Il la traversa rapidement, se dirigea vers un faubourg bien connu, en atteignit l’extrémité, et aperçut enfin la maison qu’il cherchait.

Isolée et en avant de toutes les autres habitations, on l’eût prise pour une sentinelle perdue placée en observation sur la campagne. Un mur de clôture très élevé, dont le chaperon était hérissé de verre brisé, l’enveloppait de tous côtés, et ne laissait voir que le haut de la toiture. Lorsqu’il l’aperçut, maître Jacques ralentit le pas ; le sang lui afflua au cœur. Cette maison solitaire, il l’avait visitée bien des fois aux jours funestes dont la mémoire l’obsédait dans son sommeil. Là demeurait alors le même homme qu’il allait encore y trouver maintenant : c’était le dernier survivant de ce redoutable comité qui avait organisé la terreur dans l’ouest et fait de Nantes la veine par laquelle on avait saigné la Vendée. Jeté dans le tourbillon révolutionnaire à un âge où la passion enfièvre l’idée et où l’ignorance de la vie précipite toujours vers l’absolu, il s’était montré inflexible dans ce qu’il croyait la vérité, implacable dans les moyens de la faire triompher. Sombre et forte nature qui avait pris l’emportement de sa volonté pour des principes, il s’était d’abord, comme tant d’autres, faussé la conscience dans les exagérations de la parole ; puis, entraîné à les réaliser dans l’action, il était tombé, de violence en violence, au plus profond de l’abîme. Le châtiment avait été terrible : repoussé de la société des hommes, il était condamné, depuis vingt-cinq ans, à rouler son passé, comme Ixion sa roue, dans cette demeure écartée dont l’opinion publique s’était faite la geôlière.

Après quelques instans d’hésitation, maître Jacques tourna autour de l’enclos et alla chercher une petite porte presque cachée, où il frappa : on ne vint pas tout de suite, et il dut frapper de nouveau à deux reprises ; enfin un pas lent fit craquer le sable des allées, une voix faible et cassée demanda ce qu’on voulait.

— Ouvrez, répondit maître Jacques, c’est moi qu’on attend.

Les verrous furent tirés lentement l’un après l’autre, la porte laissa un étroit passage, et le noyeur se trouva en face d’une vieille femme portant le costume de nonne.

— Sœur Claire ! s’écria-t-il en se découvrant.

— Qui m’appelle ? demanda la religieuse.

— Eh quoi ! est-ce que je suis assez changé pour qu’on ne reconnaisse plus mon visage ? reprit le noyeur étonné.

La vieille nonne releva vers lui des yeux semblables à ceux d’une statue.

— Sœur Claire ne voit plus aucun visage, répondit-elle froidement ; mais, à votre voix, il me semble… oui… vous êtes le cousin Jacques ! Venez, venez, il avait hâte de vous voir.

Elle marcha devant lui en s’aidant d’un petit bâton de houx pour tâter sa route. Jacques eut peine à reconnaître le jardin qu’ils traversaient. Ses plates-bandes, autrefois si soigneusement cultivées, disparaissaient sous les herbes parasites ; les arbres, qu’on avait négligé de tailler, éparpillaient leurs branches, et les espaliers, à demi détachés du mur, surplombaient de tous côtés sur les allées.

Ce fut seulement en arrivant au parterre placé devant la maison que cet aspect changea. Là encore une main attentive avait dirigé les arbustes et enveloppé de paille les fleurs pour les défendre contre la gelée. Çà et là, des héliotropes d’hiver dressaient leurs tiges embaumées, sur lesquelles brillaient quelques gouttes de givre fondu par les dernières lueurs du soleil. Assis près du seuil pour s’y réchauffer et noyé, pour ainsi dire, dans leur nimbe d’or, un malade s’était assoupi sur un fauteuil, le front appuyé à une de ses mains. Des oiseaux, qui venaient picorer parmi les fleurs, voletaient à ses pieds, et les pigeons roucoulaient doucement sur sa tête dans un rayon du soleil couchant. Jacques s’arrêta ; il avait reconnu son grand cousin, ainsi qu’il avait toujours appelé l’ancien membre du comité révolutionnaire.

Malgré les ravages de la maladie, c’était bien la même expression d’audacieuse énergie. La chevelure, d’un brun fauve et coupée très ras, laissait mieux distinguer les épais sourcils sous lesquels se creusaient deux orbites profondes et sombres ; le nez était ferme et recourbé comme le bec d’un aigle ; les lèvres fines, mais obstinées ; la tête enfin reposait sur un de ces cous très courts signes ordinaires des natures violentes.

— Dort-il ? demanda sœur Claire, qui n’avait pas entendu le mourant saluer l’arrivée de Jacques.

Celui-ci répondit affirmativement en baissant la voix.

— Parlez plus haut, reprit la nonne avec une certaine dureté dans l’accent ; ses heures sont comptées, et il faut qu’il s’éveille.

Le malade entendit sans doute ces mots, prononcés sans ménagemens, car il ouvrit les yeux et reconnut sur-le-champ maître Jacques. — Ah ! c’est toi, dit-il en faisant un effort pour relever la tête ; tu as bien tardé, mais n’importe, il est encore temps.

La sœur Claire, qui s’était approchée à tâtons, releva l’oreiller qui le soutenait ; il regarda derrière le noyeur.

— Es-tu donc seul ? reprit-il ; je t’avais écrit d’amener ton fils ; où est-il ?

— Absent ! répondit Jacques, qui voulait éviter des explications sur ce qui s’était passé le matin à la Meilleraie.

L’œil âpre du malade se fixa sur lui.

— N’a-t-il pas plutôt refusé de venir ? demanda-t-il ; ne mens pas.

— J’ai dit la vérité, répliqua l’ancien marinier, qui soutint impassiblement son regard.

— C’est lui pourtant que j’aurais voulu voir, reprit le grand cousin avec une hésitation chagrine.

— Qu’importe l’absence du fils, puisque le père est là ? fit observer la nonne d’une voix brève. Ne peut-il exécuter vos ordres… comme il les exécutait autrefois ?

Jacques tressaillit et baissa la tête ; le mourant releva la sienne avec une expression indomptée.

— Vous avez raison, sœur Claire, dit-il amèrement, il a fidèlement obéi le jour où pour vous sauver il a risqué sa vie et…

Il s’arrêta.

— Et la vôtre, acheva la vieille aveugle : c’est un souvenir celui-là qu’on peut rappeler. Il y avait du courage à sauver une pauvre nonne seulement parce qu’elle avait été au couvent l’amie de votre mère. Aussi je ne l’ai point oublié.

— Je le sais, je le sais, reprit le malade avec une sorte d’impatience ; quand tout s’est tourné contre moi, quand on m’a abandonné, vous êtes venue m’offrir vos services… je ne dirai pas vos consolations.

— Il n’y a que Dieu qui console ! interrompit, sœur Claire impassible.

— Aussi m’avez-vous seulement accordé des soins ! continua son interlocuteur ; depuis vingt ans, j’ai quelqu’un qui surveille, économise, travaille pour moi, et je n’en suis pas resté moins seul… N’importe, ce que vous m’avez donné, les autres me le refusaient, et je n’ai point de honte à me reconnaître votre obligé.

— Vous ne l’êtes pas, reprit la nonne de cette voix dont le calme avait quelque chose du froid et du tranchant de l’acier ; ce que j’ai fait, c’était par devoir, non par choix ; j’ai voulu m’acquitter pour l’honneur des hommes et la gloire de Dieu.

— Ainsi, dit le malade, qui appuya avec force ses deux mains sur les bras de son fauteuil en essayant de se redresser, rien n’était pour moi ; vous ne m’avez considéré que comme un châtiment qui rachetait vos fautes ; vous avez vécu dans ma solitude pendant vingt années sans un seul mouvement de sympathie.

— L’abîme était entre nous, dit tranquillement l’aveugle ; vous pouviez le traverser sur la croix du Sauveur, vous ne l’avez point voulu ; le Christ vous jugera.

— Et voilà pourquoi vous avez refusé mon héritage ? continua le mourant, dont la voix s’élevait ; n’ayant rien fait à mon intention, vous ne vouliez pas de ma reconnaissance. Votre Dieu seul doit vous payer ! Eh bien ! allez donc le prier, car je n’ai plus besoin de vous… allez, sainte dont la générosité, est une malédiction ! Ah ! j’ai la conscience qu’en dehors de ces murs qui m’emprisonnent depuis si long-temps, il est des ames moins fermées. Oui, oui, le temps aura fait comprendre à ceux qui vivent dans l’air du dehors la tyrannie des circonstances, l’emportement des opinions… Oh ! j’en suis sûr, si ce monde qui m’a proscrit pouvait encore parler maintenant, sa voix serait plus miséricordieuse…

— Écoutez, interrompit la nonne.

Une huée venait de s’élever au-delà de l’enclos. On y distinguait le nom du mourant mêlé aux injures et aux malédictions. Presque au même instant une grêle de pierres franchit la clôture, s’abattit dans le jardin et vint rouler jusqu’au parterre, dont elle brisa les fleurs : les oiseaux épouvantés s’envolèrent. Le malade avait poussé un faible cri : sa pâleur d’agonie fut remplacée par une pâleur encore plus livide. Il venait d’entendre les éclats de rire des enfans qui s’enfuyaient après leur attaque journalière à la maison maudite. Depuis bien des années, cette insulte se renouvelait tous les soirs à la sortie de l’école, et le terrible compagnon de Carrier n’avait pu s’y accoutumer : lui, qui s’était redressé sous tous les anathèmes, pliait sous celui des enfans.

Sa main se leva avec effort pour essuyer une sueur froide qui baignait son front.

— Le monde a répondu ! dit sœur Claire après un silence.

— Non pas le monde, bégaya le mourant ; mais la haine !… Laissez-moi ! laissez-moi !

La nonne retourna la tête, fixa ses yeux de marbre sur le visage décomposé du mourant, comme si elle eût pu le voir à travers les ténèbres, et, levant la main avec une solennité redoutable

— Il vous reste encore une heure, dit-elle ; repentez-vous !

Puis elle tourna lentement sur elle-même et reprit à tâtons le chemin de la maison. Jacques la suivit des yeux avec épouvante, comme s’il eût vu le fantôme de la justice divine. Lorsqu’elle eut disparu, il se fit un long silence. L’agonisant cherchait à reprendre pour un instant possession de lui-même, et prononçait, dans un demi-délire, des mots entrecoupés de ricanemens convulsifs.

— Me repentir ! balbutia-t-il ; ah ! ah !… Ils ne comprennent pas… Imbéciles ! qui croient que les révolutions poussent toutes seules… arrosées… par l’eau du ciel ! Ah ! ah ! ah !… Qu’ils attendent ! qu’ils attendent !…

Ici, son accent devint plus saccadé, ses paroles plus confuses ; bientôt ses lèvres seules remuèrent, comme si son dernier souffle allait s’exhaler. Jacques, saisi, s’approcha davantage, lui prit les mains et l’appela par son nom. Ses paupières clignotantes se rouvrirent, un jet de vie colora ses traits, et il attira à lui l’ancien patron.

— Écoute, murmura-t-il, ton fils est un brave marinier, n’est-ce pas ? On l’estime, lui !… Eh bien ! tout ce que je possède, je le lui donne !… Tout ! entends-tu bien ?

Et comme Jacques stupéfait voulait balbutier un remercîment, il l’interrompit.

— Vite ! continua-t-il d’une voix affaiblie en indiquant du geste le coussin du vieux fauteuil, cherche là… Que trouves-tu ?

— Un portefeuille ! dit le marinier, qui avait plongé la main à l’endroit indiqué.

— C’est cela ! tout y est… Rentes au porteur, billets de banque… Tu as bien entendu ?… pour ton fils !… lui, l’honnête homme que les honnêtes gens laissaient pauvre… le scélérat qu’ils maudissent l’enrichit… Malgré eux… j’aurai fini… par… une bonne action…

À ces mots, un sourire ironique effleura ses lèvres crispées ; il voulut ajouter encore quelque chose, mais le râle l’interrompit. Jacques effrayé appela sœur Claire, qui arriva avec le même visage immobile et s’agenouilla lentement près du fauteuil, tandis que le noyeur soutenait la tête flottante du mourant. Tous trois restèrent long-temps ainsi sans parler. Le soleil avait presque disparu, les oiseaux se taisaient ; tout était froid et morne. On n’entendait que cette respiration sifflante et toujours plus faible. Enfin, au moment où les dernières lueurs s’éteignirent sur les toits de la maison isolée, l’agonisant étendit les bras comme s’il eût cherché un point d’appui, ouvrit les freux, puis les referma avec un profond soupir. Jacques, qui s’était penché vers lui, écouta un instant, plaça la main devant ses lèvres et laissa échapper une exclamation. L’aveugle redressa la tête.

— Est-il entre les mains de Dieu ? demanda-t-elle.

Jacques répondit affirmativement ; elle se releva avec vivacité.

— Alors mon épreuve est finie ! s’écria-t-elle ; vous m’avez tirée de la fosse aux lions comme Daniel, ô Seigneur ! que votre saint nom soit béni !

Elle se signa deux fois et s’éloigna lentement. Le noyeur promena un instant autour de lui un regard épouvanté ; puis, cachant le portefeuille dans son sein, il s’enfuit, tandis que le cadavre, la tête renversée sur le bord du fauteuil, comme si ses traits livides eussent encore bravé le ciel, demeura abandonné sous le brouillard humide qui descendait avec les ténèbres.

Troublé par cette mort, par les souvenirs qu’elle lui avait rappelés et par la fortune inattendue qui venait d’enrichir son fils, maître Jacques alla d’abord droit devant lui, sans volonté et sans projet. Il était en proie à une sorte de vertige qui faisait passer les objets sous ses yeux confusément et comme dans un rêve. Il traversa ainsi le faubourg, arriva aux quais et franchit les premiers ponts ; mais là enfin la fatigue le força de s’arrêter et le ramena au sentiment du réel.

Il chercha dans la nuit devenue sombre, et aperçut, à l’entrée d’une des rampes qui descendaient à la Loire, une pauvre auberge dont les murs penchans et le toit effondré semblaient menacer ruine. Sur le tableau noir qui flottait près de la porte, entre deux couronnes de lierre, se dessinait confusément une ancre d’étain noircie par le temps et autour de laquelle l’œil le mieux exercé eût vainement essayé de lire une inscription effacée. Jacques n’en reconnut pas moins sur-le-champ le cabaret de l’Ancre d’argent, autrefois fréquenté par toute la jeune marine de la rivière. Sa solitude actuelle constatait encore une fois l’instabilité des prospérités humaines ; mais elle était en même temps pour l’ancien noyeur un motif de préférence. Aussi n’hésita-t-il pas à pousser la demi-porte à hauteur d’appui qui fermait l’entrée.

Une vieille femme tricotait près du foyer à la lueur d’une chandelle de résine ; elle se leva, visiblement surprise de l’arrivée d’un hôte, et, à sa demande d’un souper et d’un gîte, elle voulut faire relever sa petite fille pour tout préparer ; mais, après avoir seulement réclamé du pain et de l’eau-de-vie, Jacques se fit conduire dans une chambre basse, dont la fenêtre s’ouvrait sur la berge de la Loire, souhaita brusquement le bonsoir à l’hôtelière et s’enferma.

Pendant que le père d’André allait chercher, comme d’habitude, dans l’ivresse, et le sommeil l’oubli de son passé, non loin de là veillait quelqu’un dont ce passé avait détruit toutes les espérances. Vis-à-vis même de l’auberge de l’Ancre d’argent, à une encâblure de la rive, se dressait sur les eaux une sorte de tour carrée, dont la silhouette sombre découpait le ciel : c’était le moulin flottant de la mère de François. Entine y était arrivée depuis quelques heures en compagnie de Méru, qui l’avait bientôt quittée avec son neveu pour garer le futreau des glaces qui commençaient à paraître en rivière. Après l’échange obligé de questions et de réponses qu’entraîne une première entrevue, la meunière l’avait conduite au petit cabinet qui lui était destiné, à l’étage supérieur du moulin, et l’avait quittée en lui promettant qu’elle allait dormir comme un enfant de trois ans, bercée par la bonne rivière jusqu’au lendemain.

Malgré cette prédiction, la jeune fille resta long-temps éveillée. Elle songeait à l’aventure de la veille, à la manière dont son oncle s’était séparé d’André, à l’impossibilité de lui faire jamais accepter pour neveu le fils de Jacques le noyeur, et son cœur s’acharnait à cette triste pensée. Sa malicieuse gaieté s’était envolée ; elle était assise sur son lit, la joue appuyée à l’oreiller qu’elle mouillait de larmes toujours renouvelées ; on eût dit les larges gouttes d’une pluie d’été. Plusieurs heures s’écoulèrent ainsi. Enfin les pleurs s’épuisèrent ; sa paupière gonflée se ferma, et, soupirant encore comme un enfant que le sommeil a surpris dans un de ses fugitifs désespoirs, elle s’endormit les deux bras repliés sur son front.

Un murmure sourd, mais prolongé et profond, la réveilla. Peu à peu, il sembla s’approcher et grandir. C’était un roulement progressif et puissant. Bientôt des lueurs brillèrent, le beffroi tinta à Saint-Pierre ; une grande voix s’élevait formée de mille voix et répétait : — La débâcle ! la débâcle !

Ce cri terrible courait depuis la haute Loire, poussé par des messagers qui traversaient les villes, les bourgs, les hameaux, penchés sur leurs chevaux haletans et secouant une torche enflammée. À la Meilleraie, homme, torche et cheval s’étaient abattus demi-morts ; André avait relevé la torche, était monté sur un nouveau cheval et venait d’annoncer à Nantes l’approche du fléau.

La nouvelle avait aussitôt gagné comme un incendie. Les équipages des navires mouillés vers la Fosse s’étaient réveillés en sursaut, les mariniers avaient couru ; en un instant, les deux rives s’étaient trouvées bordées d’une multitude en mouvement, les ponts couronnés d’une guirlande de têtes agitées. On voyait scintiller les torches, on entendait se croiser les ordres et les appels. Tout ce qui pouvait briser le premier choc des glaçons était jeté dans la Loire. Déjà l’eau, plus violemment refoulée, faisait sentir leur approche. Enfin leur avant-garde se montra ; elle barrait la rivière dans toute sa largeur et s’avançait semblable à une armée de blancs fantômes secouant à la brise de nuit leurs manteaux neigeux.

Les riverains des grands fleuves savent seuls l’effroyable puissance de ces avalanches de glaces partant de la source, grossies en chemin et arrivant vers l’embouchure avec une force calme et implacable qui emporte tout sans combat. Eux seuls connaissent le frisson que fait courir dans tous les cœurs l’annonce du fléau, l’angoisse curieuse qui précipite tous les pas vers la rive, l’horreur des mille luttes engagées entre l’homme et les montagnes de glaces qui croulent du haut du fleuve, ensevelissant tout sous leurs ruines.

Entine, réveillée à la rumeur et aux cris qui annonçaient la débâcle, s’était hâtée de rejoindre sa tante. Toutes deux venaient de voir avec épouvante un entassement de glaçons se former au-dessus du moulin ; mais elles s’aperçurent bientôt que, fortement appuyé à la rive et au plus proche arc-boutant du pont, il les garantissait comme une digue et servait à repousser les autres glaçons vers les arches lointaines. Méru et François, dont le futreau se trouvait également dans le cercle ainsi défendu, les encourageait de loin. La débâcle semblait, en effet, se porter sur les autres branches du fleuve ; les bateaux y étaient en plus grand nombre, les efforts de sauvetage plus bruyans, et le bras où flottait le moulin restait relativement plongé dans une sorte de silence et d’obscurité.

Les deux femmes, un peu rassurées, promenèrent alors les yeux sur l’étrange spectacle qui se développait à leurs pieds.

En face, aussi loin qu’elles pouvaient distinguer, elles n’apercevaient qu’une multitude de formes pâles et scintillantes qui se succédaient toujours plus pressées, passaient avec un grondement mêlé de cliquetis, et allaient s’engouffrer en rugissant sous les arches encombrées. À leur droite, les maisons qui bordaient la rive s’étaient successivement réveillées ; à chaque fenêtre brillait une lueur, sur chaque seuil retentissaient des voix ; à gauche, au contraire, s’étendaient des prairies sombres, désertes et silencieuses. À leur extrémité, on apercevait la masure isolée de l’Ancre d’argent, que n’éclairait aucune lumière, et qui semblait une tache plus noire dans la nuit. L’œil de la meunière venait de s’y arrêter, quand elle vit une ombre s’en détacher lentement, descendre la pente qui conduisait au fleuve et s’avancer vers la digue de glaces dans laquelle le moulin et le futreau de Méru se trouvaient enfermés. Elle distingua bientôt un homme maigre et de haute taille qui portait un anspect appuyé sur l’épaule[10]. Arrivé au barrage formé par la débâcle, il s’y engagea aussi résolûment que sur le pont d’une barque, et ne tarda pas à en atteindre le milieu. La meunière effrayée le montra à sa nièce.

— Regarde, regarde, Entine, s’écria-t-elle ; d’où vient ce malheureux, et que cherche-t-il là ? A-t-il donc perdu la raison, ou est-il las de vivre ?

— Il marche devant lui tout droit sans rien regarder, fit observer la jeune fille.

— Le voilà au bord des glaçons ; il se retourne.

Entine fit un mouvement. À la lueur des étoiles qui blanchissait la banquise, elle venait de distinguer les yeux fixes et les traits contractés de maître Jacques. Méru, qui depuis un instant l’observait de sa barge, le reconnut également.

— C’est le noyeur ! s’écria-t-il ; ah ! Dieu est juste ! il l’envoie à sa punition.

Le marcheur de nuit continuait, en effet, à suivre le banc de glaces au bout duquel il devait trouver l’abîme ; mais il s’arrêta avant d’y arriver, et, levant son anspect, il se mit à frapper sur les eaux avec des exclamations confuses, ainsi qu’il l’avait fait la veille. Ses coups atteignirent bientôt les bords de la banquise, qu’on entendit se briser ; puis, elle-même, ébranlée par la violence des mouvemens, craqua dans toute sa longueur. Méru voulut en vain l’arrêter par des menaces. Livré à son hallucination habituelle, le marcheur de nuit n’entendait rien, et continuait son œuvre furieuse. François, épouvanté, poussa un cri de terreur.

— Malédiction sur le brigand ! dit le patron furieux ; si les glaces dérapent, tout est fini. Au noyeur, François, pousse au noyeur ; je le forcerai bien à se tenir en repos, mort ou vif !

La barge glissa sur les eaux restées libres, arriva près de Jacques, et Méru levait sa perche pour le frapper : mais il était déjà trop tard. La banquise disjointe fléchit d’un seul coup en vingt endroits ; les glaçons qu’elle avait jusqu’alors arrêtés se précipitèrent tous à la fois, se dressèrent l’un sur l’autre, et la montagne, croulant de toute sa hauteur, ensevelit en même temps sous ses ruines la barge et le marcheur de nuit.

Les deux cris qui partirent du moulin flottant furent si perçans que la foule les entendit de loin et accourut vers le pont ; mais l’espace, ouvert un instant auparavant, était déjà envahi par une avalanche de glaces qui assaillait le moulin avec de rauques rugissemens.

Par un élan instinctif de conservation, les deux femmes s’étaient précipitées à l’intérieur. Entine, folle d’épouvante, monta jusqu’au cabinet où elle avait passé la nuit, et y tomba sans forces. Pendant ce temps, les fragmens de la banquise, grossis de tout ce qu’avait apporté la débâcle, s’étaient amassés contre le moulin, et se heurtaient avec fureur aux câbles de fer qui le retenaient lié au fond du fleuve. À chaque assaut, on entendait le grincement des chaînes froissées, on voyait passer les glaçons emportant quelques débris. Enfin, un déchirement terrible se fit entendre, l’édifice fut soulevé un instant, puis il s’affaissa en se penchant et flotta emporté par les eaux.

Une clameur d’épouvante s’était élevée dans la foule qui encombrait le pont. Le moulin s’avança par secousses, dominant de sa masse sombre les flots pétrifiés. Par instans, les grandes roues, mues par le choc d’un glaçon, tournaient avec rapidité, puis s’arrêtaient subitement au choc d’un autre glaçon. La tour noire et vacillante arriva ainsi jusqu’à l’une des arches, s’inclina pour s’engloutir, puis s’arrêta un instant. Cette pause suprême sembla réveiller Entine ; elle comprit le péril, et l’excès de l’épouvante lui rendit les forces que l’épouvante lui avait ôtées. Elle courut à la fenêtre les bras étendus, en appelant du secours. À sa vue, les spectateurs se précipitèrent vers le parapet ; toutes les têtes se penchèrent, tous les bras s’étendirent. Vaines tentatives ! la fenêtre était trop loin. Un murmure de pitié et d’horreur courut de proche en proche. Les glaces continuaient à s’entasser contre le moulin, et la masse sombre s’affaissait de plus en plus. Cramponnée à la fenêtre, la jeune fille avait perdu tout autre sentiment que le désir de vivre : elle appelait à son aide avec des sanglots et en joignant les mains ; mais le moulin descendait toujours : déjà sa toiture atteignait le niveau des voûtes, lorsqu’un homme parut debout sur le parapet. C’était André qui, à peine à Nantes, où il était venu annoncer la débâcle, avait songé au péril que pouvait courir la jeune fille dans le moulin de sa tante, et qui arrivait au moment même où il allait s’engloutir. Il comprit tout du premier coup d’œil. En deux élans, il fut au-dessus de l’arche devant laquelle flottait le moulin ; il se laissa glisser le long de l’arête du contrefort, atteignit un de ces grands anneaux de fer scellés dans la pierre, et, s’y retenant d’un bras, arriva jusqu’à la fenêtre. Comme il étendait la main, le noir édifice oscilla sur les eaux ; il profita de ce mouvement pour saisir la jeune fille, qu’il enleva. Tous deux restèrent un moment suspendus sur l’abîme ; mais un effort suprême ramena André au relais du contrefort avec son fardeau. Il venait de l’y déposer, lorsqu’un mugissement terrible retentit à ses pieds, et une pluie glacée lui rejaillit au visage : le moulin achevait de disparaître sous les eaux.

Les mariniers, accourus avec des cordes, l’aidèrent à remonter la jeune fille, qui arriva sur le pont évanouie.

Toutes les recherches faites pour retrouver sa tante furent inutiles ; emportée avec les débris du moulin, elle resta ensevelie sous la débâcle de même que François et maître Méru. Un seul jour avait ainsi enlevé à Entine toute sa famille nantaise. Dès qu’elle fut remise de sa terrible secousse et qu’elle eut assisté en grand deuil à l’office commémoratif célébré à la paroisse des défunts, elle se remit en route pour l’ermitage Saint-Vincent, seul asile qui lui restât désormais. Ce fut là qu’André la revit. Les préventions de Méru n’étaient point partagées par le métayer de l’ermitage. Sachant que sa nièce devait la vie au jeune patron, il le reçut avec cordialité. Un grand changement s’était fait d’ailleurs dans la position d’André. La veste de maître Jacques, déposée sur la rive, avait été retrouvée avec le portefeuille destiné au jeune homme. Comme il en ignorait l’origine, il crut hériter seulement des secrètes économies de son père, et cette opulence inespérée eût suffi pour imposer silence à toutes les objections. Trois mois après les événemens que nous venons de raconter, il épousa Entine à Saint-Vincent : il n’avait point oublié son expulsion de la marine de Loire, nais il n’essaya rien pour y rentrer et renonça à la navigation.

Les voyageurs qui descendent d’Angers à Nantes peuvent encore voir aujourd’hui, entre Chantocé et lngrande, un chantier de merrains de bardeaux et de bois de sapines. Vers le fond, au milieu d’un jardin, s’élève une maisonnette dont la blanche façade, ourlée de vignes et de rosiers du Bengale, regarde la Loire : c’est la retraite choisie par André ; c’est là qu’il vit heureux avec Entine, aux bords du fleuve qu’il aime et au bruit des eaux qui lui rappellent tant de souvenirs.


EMILE SOUVESTRE.

  1. Les charreyonnes et les futreaux sont, comme les pyards, les chalans, les gabarres, des bateaux en usage sur la Loire. La grandeur de la barque et quelques détails d’armement les distinguent l’un de l’autre. Le futreau est généralement de moindre dimension que la cherrepenne ; autrefois il y en avait de couverts qui servaient au transport des voyageurs.
  2. Filets en usage parmi les pêcheurs de Loire ; la largeur des mailles est fixée par les règlemens, afin qu’on ne dépeuple pas la rivière en pêchant le poisson trop petit.
  3. Le sire de Chalonnes, ayant négligé de porter secours au seigneur de Chantocé assiégé par les Anglais, fut condamné à porter chaque année, à la femme de ce dernier, une quenouille, posée sur un coussin de soie, dans un chariot attelé de quatre bœufs.
  4. Abréviation de Valentine.
  5. Les mariniers qui conduisent une barque mangent tous ensemble, mais c’est le patron qui dit le Benedicite et met le premier la main au plat.
  6. Bouleau.
  7. Nom d’un château bâti aux bords de la Loire. Quand les prisonniers étaient embarqués sur les bateaux à soupapes et qu’ils demandaient où on voulait les conduire, les noyeurs répondaient par un horrible jeu de mots : Au château d’Au !
  8. On donne le nom de prélart, dans la marine, à la bâche de toile goudronnée qui sert à recouvrir les écoutilles ou les marchandises.
  9. Nom que l’on donne, dans le pays, aux somnambules.
  10. Anspect, levier de bois qui sert à tourner le cabestan.