Scènes et mœurs des rives et des côtes/01

Scènes et mœurs des rives et des côtes
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 12 (p. 903-943).
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SCÈNES ET MŒURS


DES


RIVES ET DES CÔTES





LE TRAÎNEUR DE GRÈVES.




I.

La large presqu’île comprise entre l’embouchure de la Loire et celle de la Vilaine est découpée par plusieurs baies, autour desquelles se groupent des populations distinctes que le temps ni le voisinage n’ont pu confondre ; mais c’est vers le nord-ouest surtout, là où l’ancien comté de Nantes touche à celui de Vannes, que la différence devient frappante. À Piriac, par exemple, vous trouvez d’un côté du chemin le paisible sang namnète mêlé au riche sang des Saxons, tandis que de l’autre côté vit la race turbulente et batailleuse des Venètes. Là les visages sont calmes, les mœurs douces, le langage lent et chanteur ; ici les traits paraissent chagrins, les habitudes agressives, l’accent précipité par l’impatience. Vers le sud de la baie, le riverain répondra à un reproche en s’excusant ; vers le nord, par l’injure ou par les coups. Du reste, au nord et au sud vous trouverez même absence d’industrie. Content de sa pêche ou de quelques sillons qu’il cultive, le Piriaçais accepte dans le monde la place que le hasard lui a faite, non qu’elle lui plaise, mais parce qu’il y est. N’exigez de lui aucun effort inaccoutumé, ou résignez-vous à le paver au centuple, car il dirait volontiers, comme l’Indien du Pérou : — pour du cuivre j’ouvre les yeux, pour de l’argent je me retourne ; mais, pour que je me lève, il faut de l’or.

Ceci était vrai surtout il y a quelques années, avant que les baigneurs paisibles, chassés de Pornic, du Pouliguen et du Croisic par la mode, fussent allés chercher un peu de solitude et de liberté dans les rochers de Piriac. Depuis qu’une route praticable a été ouverte, les visiteurs ne sont plus contraints de prendre, pour y arriver, des trains de mulets, comme dans les sierras de l’Espagne, ou un de ces chariots à bœufs en forme de nef, tels qu’en devait monter Gang-Roll, lorsqu’il parcourait les défrichemens de son nouveau domaine de Neustrie ; aujourd’hui les pataches et les coucous se disputent à Guérande les voyageurs. Aussi les plus hardis touristes de la Loire-Inférieure et de l’Ille-et-Vilaine commencent-ils à s’aventurer jusqu’à ce vieux repaire de protestans, catéchisés au XVIe siècle par le fameux pasteur François Baron, et à propos duquel les bourgs catholiques voisins avaient coutume de demander : Pire y a-t-il ? D’où est venu, au dire des savans du pays, le nom de Piriac.

Grâce à ces visiteurs, la population convertie de l’ancien village calviniste commence à prendre des habitudes plus civilisées: les maisons s’arrangent pour recevoir leurs hôtes de passage, une sorte de marché s’établit, des cabanes de baigneurs se dressent çà et là sur le rivage ; mais, vers la fin de la restauration, rien de pareil n’existait. Piriac n’était alors connu que des antiquaires de Nantes, qui ne l’avaient jamais visité, bien qu’ils en publiassent la description dans le Lycée Armoricain. Grâce à eux, un rocher, non loin duquel avait été enterré un des officiers de la garnison espagnole établie sur cette côte en 1590, et désigné depuis sous le nom de tombeau d’Almanzor (corruption d’Almanzar, le victorieux), était transformé en un autel druidique que sillonnaient des rigoles creusées pour le sang des victimes ; les épaves de minerai d’étain recueillies sur la grève devenaient des mines autrefois fréquentées par les Carthaginois, et le village de Penhareng, ainsi nommé en souvenir des bancs de harengs qui fréquentent ces parages, se changeait poétiquement en promontoire des harangues. Ces curieuses découvertes étaient d’autant mieux accueillies, que nul ne s’avisait de les vérifier. À peine si quelque étranger amoureux du désert étonnait de temps en temps la bourgade isolée ; encore celle-ci ne faisait-elle nul effort pour le retenir. S’il voulait demeurer, il devait se contenter de la vie commune, sans espérer aucun empressement ni aucun secours : inoffensive, mais nonchalante, la population ne changeait pour lui rien à ses habitudes. Nulle offre de service, aucune facilité accordée à son ignorance : il devait aller chercher le poisson du pêcheur, le lait de la fermière, le pain du fournier ; le tout lui était accordé avec une sorte de surprise, comme si l’on eût eu peine à comprendre ce recours forcé aux ressources étrangères. Pourqoii venir, en effet, boire le vin des autres et manger leur froment, quand on avait ailleurs sa vigne et ses sillons ?

Un seul homme dans le village n’en jugeait point ainsi et était prêt à se faire le serviteur des nouveaux venus ; c’était Louis Marzou. Né d’un père inconnu et d’une mère chez qui la tendresse ne rachetait pas les vices, il s’était élevé lui-même jusqu’à l’âge de dix-huit ans, où il resta orphelin et chargé d’un jeune frère dont l’origine était aussi obscure que la sienne. Il n’avait ni bateau ni terre, partant point de profession possible, et ne vécut d’abord que de grapillages faits sur la mer : goémons recueillis au fond des anses, pêches à la ligne dormante dans les remous, coquillages détachés des récifs. Tandis que les autres moissonnaient sur l’Océan, lui glanait les traînes du rivage ; ce qui lui avait fait donner, par dédain, le nom de traîneur de grèves.

Ce fut plus tard seulement que l’arrivée de quelques visiteurs lui devint une ressource. Fallait-il un messager pour Guérande, un baigneur dont l’expérience prévînt tout danger, un guide connaissant les moindres curiosités de la baie, Marzou était toujours prêt. Cependant ce zèle, dont on eût dû lui savoir gré, sembla le faire déchoir dans l’opinion. Aux yeux d’hommes qui ne pouvaient comprendre qu’une chose et suivre qu’une route, cette multiplicité d’aptitudes parut de l’inconsistance, et cet entregent de l’intrigue. Représentant grossier de la mobilité moderne, Marzou avait pour instinctive ennemie la tradition, toujours bornée et immuable ; il le sentait vaguement sans le comprendre, et ce mépris malveillant dont il était entouré lui inspirait une timidité qui faisait encore mieux ressortir les chétifs dehors de sa personne.

Cependant, au milieu de la mauvaise volonté générale, Marzou avait su gagner l’amitié d’un étranger établi dans la petite île du Met, à environ deux lieues marines de Piriac. Personne ne savait comment ni pourquoi Luz Marillas, né vers l’embouchure de l’Adour, dans les Basses-Pyrénées, se trouvait transporté sur ce rocher sauvage de l’Océan. Arrivé au Croisic à bord d’une bisquine de Bayonne, il s’y était établi et y avait vécu quelques années d’un petit commerce de bestiaux. C’était un homme d’humeur triste, facile à irriter, croyant aisément le mal et visiblement dégoûté de la société des autres hommes. Lorsqu’on mit en adjudication le pacage de l’île du Met, restée déserte depuis que les croiseurs anglais en avaient chassé les habitans, Luz Marillas alla visiter les lieux ; il se laissa séduire par l’aspect sauvage de cet îlot, dont il obtint sans peine le fermage. Il y vivait seul depuis dix ans, cultivant un coin de l’île et laissant le reste au bétail que les riverains lui amenaient au printemps, et pour lesquels il percevait un droit qui formait le plus clair de son revenu. C’était seulement vers le mois de juillet, quand les herbages jaunissaient sur pied et quand l’eau douce commençait à manquer, que les paysans venaient reprendre leurs poulains et leurs génisses.

On se trouvait précisément à cette époque, et plusieurs d’entre eux s’occupaient de réembarquer les bestiaux pour le continent dans les deux chaloupes habituellement employées à ce service. Toutes deux étaient conduites par Goron et Lubert, dit le grand Luc, qui, bien que différens d’âge et de caractère, se quittaient rarement dans leurs expéditions. Le premier avait été embarqué très jeune sur les navires de guerre, qu’il n’avait quittés que pour devenir pêcheur. La vie errante et aventureuse de la mer lui était devenue non-seulement une habitude, mais une nécessité, et la terre ne lui paraissait en réalité qu’un ancrage égayé par le cabaret. Aussi joignait-il à l’humeur violente du comté de Vannes, où il était né, un mépris brutal pour ceux qui ne vivaient pas comme lui de la lutte contre les flots. Quant à Lubert, c’était une espèce de sauvage, fort comme une baleine, féroce comme un requin, mais incapable de suivre jusqu’au bout la plus courte idée. Aussi Goron s’était-il habitué, selon son expression favorite, à le conduire à l’aviron.

Tandis que les deux patrons embarquaient le bétail, Louis Marzou, qui servait toujours d’intermédiaire entre le fermier de l’île et les laboureurs du continent, réglait avec ces derniers les droits de pâture ; il revint bientôt vers la cabane de Marillas, apportant l’argent qu’il avait reçu pour lui. Cette cabane était construite à l’une des extrémités de l’île, avec les débris de l’ancienne ferme incendiée par les Anglais: elle ne se composait que d’un rez-de-chaussée recouvert d’un toit de chaume qu’on avait chargé de galets, afin de le défendre contre le vent. À quelques pas, vers la gauche, on voyait la mare destinée à abreuver le bétail, mais que la chaleur avait presque mise à sec ; plus loin, un puits dont la margelle était formée par quatre fragmens de granit apportés là tels qu’ils avaient été détachés du roc, et, sur le monticule qui regardait Piriac, un mât de pavillon destiné aux signaux. Le reste de l’île était une savane encadrée d’une bordure de récifs au-delà desquels grondait la mer. Le regard en mesurait facilement toute l’étendue, et n’y rencontrait aucun arbre, aucun buisson, pas même une touffe d’ajoncs épineux ou de bruyères. Çà et là seulement se dressaient de hauts chardons tellement couverts d’escargots grisâtres, qu’ils ressemblaient à des rameaux pétrifiés. Le champ cultivé par Marillas eût pu montrer une végétation plus riche et plus verte ; mais, placé à l’autre extrémité de l’îlot, il était caché par la clôture dont il avait fallu l’entourer afin de le mettre à l’abri du troupeau.

Marzou trouva le Béarnais devant le seuil de sa cabane, et assis sur une moitié de cabestan, débris de naufrage jeté à la côte par les flots. Malgré la chaleur du jour, il portait un large pantalon de drap, un noroit[1] croisé sur une chemise de laine rayée, et un béret blanc qui descendait au-dessous des oreilles. À ses épaules pendait, en guise de manteau, une peau de génisse garnie de son poil, et dont la tête formait une sorte de capuchon. Cependant le premier frisson de la fièvre faisait trembler Marillas sous tous ces vêtemens ; il étendait au soleil ses mains glacées, et son visage terreux était agité de tressaillemens convulsifs.

Après lui avoir remis l’argent qui lui était dû, le traîneur de grèves lui demanda comment il se trouvait.

— Tu vois, répondit Luz avec son accent bref et dur, j’ai de la neige dans les veines ! Si c’était au pays, je croirais qu’un bronche[2] a enlevé, pendant que je dormais, tout le feu de mon sang pour redonner des forces à quelque vieux richard de la ville ; mais ici il n’y a pas de faiseurs de maléfices, et c’est un franc mal.

— Ne vaudrait-il pas mieux alors venir au bourg et appeler le médecin ? demanda Marzou.

— Au diable ! répliqua brusquement le Béarnais ; puisque je vis comme les loups, je veux guérir comme eux, sans autre docteur que sainte patience.

— À la bonne heure, dit le traîneur de grèves ; mais vous pouvez avoir besoin d’un peu d’aide, et vous êtes bien seul ici, maître Luz.

— Seul ! répéta Marillas ; ne vois-tu pas les milliers de goélands qui tourbillonnent au-dessus de la cabane, et qui, dès que vous serez partis, viendront manger à mes pieds et causer avec moi ? Puis, j’ai Debrua[3]…. Mais, Dieu me sauve ! je ne le vois plus…. où donc est-il ?

— Votre cobriau[4] apprivoisé ? reprit Marzou ; je l’ai laissé là-bas, du côté des chaloupes. C’est un méchant animal, savez-vous, maître Luz ? il veut mordre tout le monde.

— Excepté moi, dit le malade avec un sourire de satisfaction ; mais je vous trouve encore plaisans, vous autres, de vous plaindre ; est-ce que Debrua ne vous imite point, par hasard ? Il vous rend en coups de bec les coups de fusil que vous tirez à ses pareils. Tu appelles cela méchanceté ; moi je dis que c’est justice. L’homme est une bête féroce ; il ne sait pas encore se tenir debout, qu’il lance déjà des pierres aux chiens et aux moineaux ; dès qu’il aperçoit une chose vivante, il court dessus pour en faire une chose morte : c’est son instinct.

— Et vous l’avez suivi comme tout le monde, maître Luz, dit Marzou en souriant ; car, si je me rappelle bien, vous m’avez dit que vous étiez bon chasseur.

— Quand je demeurais sur la grande terre… Oui, je me croyais dans ce temps-là droit de vie et de mort sur tout ce qui ne portait pas face humaine. En venant ici, j’avais même acheté un fusil. Tu peux le voir encore là suspendu près de la porte.

— Et vous ne vous en êtes jamais servi ? demanda le traîneur de grèves.

— Une seule fois, le premier jour, dit Marillas. La barque était repartie ; je me trouvais seul, et je faisais le tour de mon domaine le fusil sur l’épaule comme Robinson ; les mouettes, les goélands, les cobriaux, qui n’avaient jamais été épouvantés par les chasseurs, descendaient presque sur ma tête et voletaient devant moi ; on eût dit qu’ils me faisaient les honneurs de l’île et qu’ils voulaient me la montrer. Je ne pensai d’abord à rien qu’au plaisir de les voir et de les entendre, c’était pour moi une société ; mais voilà qu’en arrivant près des rochers de la coire espagnole, je me rappelai que j’avais un fusil ; machinalement je mis en joue, et trois des oiseaux tombèrent en tourbillonnant dans la mer. Au coup de feu, tous les autres s’étaient dispersés. Je les vis bientôt redescendre l’un après l’autre vers ceux que j’avais tués, raser la vague pour les voir de plus près, puis s’envoler en jetant de grands cris. Quelques minutes après, il n’y avait pas un seul oiseau dans l’île.

— Mais ils revinrent le soir ? demanda le traîneur de grèves.

— Ni le soir, ni les jours suivans, répondit Marillas ; mon rocher était devenu un désert où je ne voyais plus rien de vivant, où je n’entendais plus que le bruit du ressac sur la grande plage. Au premier moment, je ne m’en inquiétai pas trop ; mais peu à peu on eût dit que la solitude passait du dehors au dedans ; je devins triste ; j’avais beau regarder aux quatre aires du vent, rien n’arrivait que les nuées qui passaient sur l’île sans rien dire et la mer qui hurlait au-dessous. Enfin, le sixième jour, deux goélands se montrèrent du côté de la cotre anglaise. Je n’osais pas m’approcher, de peur de les effaroucher ; mais, le soir, j’allai semer du grain sur le rocher. Le lendemain, il parut des mouettes, puis des cobriaux. Depuis, tous sont revenus comme tu peux voir ; j’ai retrouvé ma compagnie, et que le diable me torde si je m’avise encore de la chasser !

— Je comprends cela, dit Marzou : on se contente d’oiseaux quand on n’a pas d’autre voisinage ; mais à la grande terre vous trouveriez mieux.

— Ah ! tu crois ? s’écria le Béarnais, et qu’est-ce que j’y trouverais, dis-moi ? Des vauriens qui se mangent entre eux ? Je peux en voir ici ; je n’ai qu’à regarder les poissons. — Allons, allons, père Luz, vous êtes aujourd’hui dans vos humeurs noires, dit le traîneur de grèves en souriant, il y a partout de vrais chrétiens.

— Les as-tu trouvés pour ton compte, demanda Marillas ironiquement, toi qu’on méprise au bourg parce que tu ne sais pas le nom de ton père ?

— C’est une dure épreuve, dit Louis un peu ému ; mais je tâche de la supporter sans me plaindre.

— Pardieu ! je ne me plains pas de ma fièvre non plus. Ce qu’on ne peut pas empêcher, on le soutire sans rien dire ; mais à la longue cela creuse une plaie au dedans, vois-tu ! J’en sais quelque chose, moi qui te parle, vu que je suis comme toi… de la famille de ceux qui n’en ont pas.

— Vous, maître Luz ?

— Oui, et on me l’a reproché assez souvent pour me forcer à quitter le pays ; mais, bah ! on s’accoutume à tout ; puis, la vie n’a qu’un temps, comme ils disent. Cela t’explique seulement pourquoi j’aime mieux demeurer avec les goélands qu’avec les hommes.

— Je comprends, mon bon père Luz, reprit Marzou, qui se rapprocha avec intérêt ; oh ! oui, je comprends, car il y a eu des heures où, moi aussi, j’aurais voulu m’enfuir sur un îlot et ne plus entendre parler de rien.

Marillas le regarda.

— Vrai ! dit-il brusquement ; eh bien ! alors, mon donzellon[5], qui t’empêche de venir ici ? Il y a place pour deux dans la cabane, et tu sais qu’on ne comptera pas tes bouchées.

— Vous êtes bien bon, maître Luz, répliqua Marzou ; mais je ne suis pas seul, voyez-vous : il y a là-bas un jeune gas qui ne peut pas encore se passer de son frère.

Iaumic ! reprit le malade ; il n’a qu’à te suivre, nous lui trouverons bien une écuelle et un escabeau. De tous ceux que j’ai vus ici et ailleurs, il n’y a que toi qui m’ait montré un peu d’amitié ; vois donc si tu veux que nous fassions un matelottage[6] à trois. Vous aurez vos parts du profit, et que saint Sequaire[7] me brûle, si je ne vous la fais meilleure qu’à moi-même !

— Dieu vous récompense pour une pareille générosité ! s’écria le traîneur de grèves attendri ; depuis que je peux comprendre, personne ne m’avait encore dit de si bonnes paroles, et vous êtes le premier qui m’ayez parlé comme un parent et comme un ami ; aussi, maître Luz, quand je devrais vivre autant que les rochers de votre île, je ne l’oublierai jamais, et, jusqu’au jour du jugement, je vous dirai merci dans mon cœur.

— Alors, c’est convenu, tu viendras’ ? interrompit le Béarnais.

Marzou parut éprouver quelque embarras, et répondit en hésitant :

— Je le voudrais ; oui, véritablement, je le voudrais, mais on a des idées… puis il va des choses… et quand on est habitué.., si bien que, vous comprenez, je ne puis pas…

L’œil âpre du malade se fixa sur Marzou, qui rougit, baissa les yeux et s’arrêta court.

— Ce que je comprends, dit Marillas, c’est que tu t’embrouilles ; mais, voyons, as-tu quelque projet plus profitable pour toi ?

— Aucun, répliqua le traîneur de grèves sans lever les yeux.

— Qui te retient donc à la grande terre ? Ce n’est ni l’intérêt, ni l’habitude, ni le plaisir ?

Louis secoua la tête.

— Alors, la chose est claire, s’écria le Béarnais, ce ne peut être qu’une femme.

Marzou tressaillit et regarda derrière lui, comme s’il eût craint qu’on pût les entendre. Le malade ramena la peau de génisse sur ses épaules avec un mouvement de dépit.

— Une femme ! répéta-t-il d’un accent ironique. Dieu me damne ! j’aurais dû le deviner. Dès que l’oiseau a des plumes, ne faut-il pas qu’il aille se prendre au gluau ? Et où en sont vos amours, dis-moi ? Encore à la fine fleur de froment, pas vrai ? Ne crains rien, le son viendra plus tard. J’ai mangé aussi de ce pain-là quand j’avais mes dents de lait… J’espère que tu as bien choisi au moins, petit Louis, et que la créature est belle comme une Labina[8].

— C’est une honnête fille à qui maître Luz rendrait justice, s’il pouvait la voir, répondit Marzou avec une certaine fermeté.

— Tu crois ? dit le Béarnais en ricanant. Oui, oui, mon fils, tu as trouvé un trèfle à quatre feuilles ; cela ne manque jamais à ton âge. Je voudrais seulement savoir si tu n’as pas vu double en les comptant. Tout à l’heure Goron va me le dire.

— Au nom de Dieu ! ne parlez de rien à Goron, s’écria Louis, sérieusement alarmé ; ni à Goron, ni au grand Luc !

— La créature leur est donc quelque chose ? demanda Marillas.

Et comme s’il se rappelait tout à coup :

— Mort de ma vie ! j’y pense, ajouta-t-il ; Goron avait une fille élevée à Guérande chez une tante qui est trépassée il y a environ un an, ce qui l’a forcée de revenir chez son père.

Le traîneur de grèves fit un signe affirmatif.

— Alors c’est elle qui t’a pris au filet ? continua le malade ; mais il me semble… oui… je suis sûr d’avoir entendu dire au grand Luc qu’elle lui était promise.

— C’est une idée du père Goron, mais la Niette n’est jamais tombée d’accord de la chose.

— Parce qu’elle te préfère, n’est-ce pas ? À la bonne heure, je vois qu’il ne manque rien à ton histoire. Un amour contrarié ! cela peut curer long-temps… aussi long-temps que la contrariété ! Cours donc ta bordée, mon pauvre donzellon ; je ne te propose plus de venir à l’île avec moi ; reste sur la grande terre. Il faut chanter tous les couplets de la romance, comme on dit. En définitive, je puis me passer de compagnon, puisque j’ai Debrua ; mais il ne revient pas encore… Où peut-il donc être resté ?

— Votre cobriau ? Le voilà, dit la voix rude du grand Luc, qui arrivait par derrière la cabane ; et, s’approchant de Marillas, il jeta à ses pieds l’oiseau de mer, qui tomba les ailes étendues, le bec entr’ouvert et les pattes raidies. Le Béarnais se pencha vivement et prit le cobriau, qui resta immobile.

— Mais il est mort ! s’écria-t-il.

— Pour de bon ? s’écria le grand Luc tranquillement ; eh bien ! je m’en doutais.

— Toi ? interrompit Luz, dont les yeux s’étaient enflammés et dont la voix tremblait ; alors tu sais comment la chose est arrivée ? Il y a du sang sur les plumes ! Debrua a été tué !

— Eh bien ! eh bien ! ne vous tournez donc pas la bile pour si peu, reprit le marin en haussant les épaules.

— Qui a fait cela ? Réponds, qui a fait cela ? demanda le Béarnais en se levant.

Le grand Luc lui jeta un de ces regards de taureau où la brutalité se mêlait à une sorte d’insolence féroce. — Qui ? reprit-il, pardieu ! quelqu’un que l’oiseau ennuyait. Il était toujours sur mes talons, à me picoter les jambes ; pour le faire finir, je l’ai renvoyé du pied, et, ma foi ! il n’a plus bougé.

Le rire stupide dont Lubert accompagna ces mots fut interrompu par le Béarnais, qui le saisit au cou. — Ainsi, c’est toi ! dit-il la voix étranglée par la douleur et la colère ; tu as frappé un animal qui ne pouvait se défendre ; tu es venu le tuer chez moi, tu me l’apportes mort, et tu as cru, misérable, que je ne te demanderais pas raison de ta lâcheté ?

— Un moment donc, un moment ! balbutia le gigantesque marin, d’abord étourdi de cette violence. Lâchez-moi, maître Luz ! Ne dirait-on pas qu’on a malmené quelqu’un de votre famille ?

— Dis toute ma famille, brute sauvage ! reprit Marillas ; toute ma famille, entends-tu bien ! car c’était ici mon seul ami, mon seul compagnon. — Eh bien ! tant pis ! interrompit grossièrement le marin ; je vous dis de me lâcher.

Et comme le Béarnais continuait de le secouer :

— Vous ne voulez pas ? ajouta-t-il ; tonnerre ! n’allez pas m’ennuyer comme votre oiseau, ou sinon !…

Il avait détaché de son collet les deux mains du malade, qu’il repoussa si rudement, qu’il l’envoya tomber dans la cabane. Marillas se releva avec un cri de rage, saisit son fusil et mit en joue le grand Luc. Marzou eut à peine le temps de relever l’arme en se jetant devant lui ; encore n’eût-il pu le retenir, si Goron ne fût arrivé avec les paysans. Tous se réunirent pour apaiser Marillas ; mais son exaspération ne lui permettait de rien entendre. Acculé au fond de sa cabane, le cobriau mort à ses pieds, la main sur la batterie de son fusil, Luz avait quelque chose de si terrible, que tous les assistans reculèrent jusqu’au seuil.

— Allez-vous-en ! bégaya-t-il. Et toi, Lubert, rappelle-toi que tôt ou tard les faibles se vengent ! Encore une fois, allez-vous en ; l’île est à moi, c’est mon champ ; embarquez, ou, par le Dieu qui nous a créés ! je tirerai sur vous comme sur des voleurs et des assassins.

Il y avait dans son regard, allumé par la fièvre et la fureur, quelque chose de si égaré, qu’on lui obéit. Marzou seul voulut s’approcher, mais il lui montra l’entrée avec le canon du fusil en répétant: — Tous ! tous ! — Et, dès qu’ils eurent franchi le seuil, il s’élança vers la porte, qu’il barricada au dedans.

Les deux patrons et les paysans tinrent un instant conseil sur ce qu’ils devaient faire. Louis appela plusieurs fois Marillas ; mais n’ayant pu obtenir pour réponse qu’une nouvelle injonction de se retirer, ses compagnons et lui durent se décider à remettre à la voile pour Piriac.


II.

Quelques jours après la visite de Goron à l’île du Met, sa fille Annette était occupée à filer du lin près d’une porte qui donnait sur le petit jardin situé derrière leur maisonnette. Son père venait de la quitter pour rejoindre le grand Luc au cabaret de la Sardine d’argent, et Marzou, qui attendait son départ, ne l’eut pas plus tôt vu tourner du côté du port, qu’il escalada avec précaution la clôture de fétuques dont le jardinet était entouré. À sa vue, la jeune fille fit un mouvement de surprise, mais trop évidemment joué pour qu’on pût s’y méprendre.

— Jésus ! vous m’avez fait peur, Loïs, dit-elle avec un sourire qui la contredisait ; est-ce là une manière d’entrer chez les gens, et que diraient les voisins, s’ils allaient vous voir ?

— Vous savez bien. Niette, que les voisins sont aux champs, répondit le traîneur de grèves, et vous ne m’aviez encore jamais défendu d’entrer par la brèche. La jeune fille, ne trouvant rien à répondre, parut très attentive à débrouiller son fil, qu’elle se mit à mordiller de ses petites dents nacrées. Marzou profita de ce silence pour s’asseoir sur un escabeau placé à ses pieds, et y resta quelques instans dans une sorte de contemplation. Niette en parut embarrassée, et, afin de l’interrompre, elle demanda à Marzou où allait son petit frère Iaumic, qu’elle venait de voir passer sur la route. Le traîneur de grèves répondit qu’il l’avait envoyé à Lérat pour savoir si quelque barque ne devait pas pêcher le lendemain dans les eaux de l’île du Met. — J’ai l’esprit tourmenté de maître Luz, ajouta-t-il ; nous l’avons laissé l’autre jour bien malade, et je crains un malheur.

— N’ayez donc pas des idées pareilles, Loïs, dit la jeune fille ; si le Béarnais s’était senti en danger, n’aurait-il pas hissé à son mât le pavillon de détresse ?

— Je n’en sais rien, répondit Marzou ; quand nous sommes partis, il avait le cœur outré, rapport à son cobriau, et maître Luz n’est pas un homme qui ressemble à tout le monde. La mort le gênerait moins, voyez-vous, que de demander un service à qui lui déplaît. S’il a pris les gens de la grande terre en trop sérieuse déplaisance, il est capable de se laisser mourir là-bas sans rien dire, comme un loup blessé au fond du taillis ; et, pour ma part, je ne pourrais jamais m’en consoler, car aucun autre homme ne m’a montré autant de bon cœur : c’est quasiment un frère pour moi, Niette, et l’autre jour encore il me l’a bien prouvé.

— Comment cela ? demanda la jeune fille.

— En m’offrant, pour Iaumic et pour moi, une place dans sa cabane avec une part de ses profits.

— Et vous avez refusé ?

— On dirait que ça vous étonne, Niette, dit le traîneur de grèves, qui la regarda en face.

Elle rougit beaucoup et baissa les yeux.

— Chacun se conduit selon sa sagesse et sa volonté, répliqua-t-elle en affectant de filer plus vite.

— Ma volonté ! répéta Marzou ; croyez-vous donc qu’elle soit de quitter le bourg quand vous y restez ? Au nom du bon Dieu, ne me dites pas de ces choses-là, Niette ; vous savez bien que si mon intérêt se trouve là-bas, mon bonheur sera toujours ici.

Et comme il vit qu’elle allait l’interrompre :

— N’ayez cure que je vous reparle de mon amitié, ajouta-t-il précipitamment. J’ai dit l’autre jour tout ce que j’avais gardé en moi et qui m’étouffait. Vous m’avez répondu, maintenant je puis me taire et attendre un meilleur temps ; mais, si vous voulez que je ne perde pas mon courage, ne parlez jamais comme si nous ne nous étions rien l’un à l’autre ; jamais, Niette, entendez-vous ! — Eh bien ! c’est convenu, dit la jeune fille, qui se mit à rire pour cacher son émotion, d’autant que vous ne lisez pas encore assez couramment pour que je cesse mes leçons.

— Ce n’est pas du moins faute de bonne volonté, reprit le traîneur de grèves, qui tira de la poche de sa veste un Paroissien dont la reliure éraillée et les tranches déteintes prouvaient le long usage. — Bien que ce soit un saint livre et celui dont se servait ma mère (que Dieu lui pardonne !), je n’y avais guère pensé jusqu’au jour où vous l’avez pris pour me faire lire ; mais depuis il ne me quitte plus, et vous pouvez voir que j’ai marqué chaque leçon.

À ces mots, il prit le vieux volume et montra, entre presque toutes ses pages, des brins d’herbe, des feuilles ou des fleurs desséchées. Annette sourit, — Voyons alors si vous avez étudié, pauvre Loïs, dit-elle.

Elle fit signe à Marzou. qui approcha son escabeau, et se plaça à ses pieds dans l’attitude modeste et docile d’un enfant. Le livre, posé sur les genoux de la jeune fille, s’ouvrit, vers le milieu, à la page marquée par une image coloriée qui représentait la Vierge mystique avec les sept épées dans le cœur. Soit intention, soit hasard, c’était la messe du mariage. Annette posa l’extrémité de son fuseau sur le livre pour indiquer la ligne, et Marzou lut avec beaucoup d’hésitation :

« Dieu ! tournez un œil favorable sur votre servante. Près d’être unie à son époux, elle implore votre protection. Faites que son joug soit un joug de paix et d’amour. Qu’elle soit aimable comme Rachel, sage comme Rébecca, fidèle comme Sarah… Seigneur, vous nous avez fait miséricorde, vous avez pris en pitié deux orphelins, afin qu’ils vous bénissent de plus en plus. »

Ici le jeune garçon releva les yeux vers Annette :

— Ce n’est pas moi qui parle, c’est le livre, dit-il avec un sourire ; mais voyez vous-même, Niette, si la Providence n’a pas l’air de nous donner un encouragement.

— Taisez-vous, Loïs, répliqua la jeune fille en secouant la tête, la Providence ne se met point en peine pour si peu, et notre sort dépend de gens qui n’ont pas leur cœur tourné du même côté que le nôtre.

— Je le sais, je le sais, mon Dieu ! reprit Marzou : votre père (que Dieu lui soit miséricordieux !) m’a toujours haï comme si j’avais fait tort à sa renommée ou à son héritage ; mais on ne peut pas garder éternellement sa colère contre un garçon sans malice, qui ne demande qu’à vous aimer. Aussi, pourvu que vous me conserviez une place dans votre préférence, Niette, j’aurai bon espoir. Dieu amène chaque chose en son temps, et c’est à nous d’avoir patience : les oiseaux attendent bien la saison des nids.

— Oui, dit sourdement la paysanne en arrachant les brins de lin de sa quenouille ; mais chez eux il n’y a pas de grand Luc ! Le traîneur de grèves tressaillit, et un jet de sang monta à son visage habituellement sans couleur.

— Il a donc parlé ? demanda-t-il d’un accent bas et précipité.

— Non pas lui, répliqua Annette avec un mouvement d’épaules méprisant ; est-ce que le grand Luc saurait parler à une femme ? Mais quelqu’un parle pour lui.

Elle se mit alors à raconter avec une émotion contenue les obsessions de son père au sujet de leur voisin, dont il voulait à toute force faire un gendre. Bien que Marzou soupçonnât ces projets comme tout le monde, il en parut atterré, et la jeune fille, qui n’avait voulu que modérer sa confiance, s’aperçut bien vite qu’elle avait dépassé le but. Elle essaya alors de lui redonner quelque courage ; mais, comme il arrive presque toujours, une fois retombé de ses espérances, le traîneur de grèves sembla s’obstiner dans sa douleur et aller lui-même au-devant de tous les motifs d’abattement. Il opposa d’abord sa pauvreté à l’opulence relative de son rival, l’espèce de mépris sous lequel il avait grandi au respect effrayé qu’inspirait le grand Luc ; puis, animé par ce contraste douloureux, il rappela toutes les misères qu’il avait dû traverser depuis son enfance, et conclut que le bonheur et lui n’étaient pas faits pour marcher ensemble. Il ajouta, comme cela devait être, que s’il fallait renoncer à une espérance qui le soutenait seule depuis si long-temps, il ne voyait plus de raison pour vivre.

Ces lieux-communs de l’amour au désespoir, éternellement répétés et éternellement sincères dans leur exagération, causèrent à la jeune fille une sérieuse épouvante. Annette commençait à les combattre par de tendres reproches et surtout par quelques espérances, lorsque la voix de son père se fit entendre au dehors : elle se leva surprise et effrayée d’un retour si prompt, et fit signe à Marzou, qui s’élança dans le jardin, La porte qui donnait sur la rue s’ouvrit presque en même temps, et Goron entra, suivi du grand Luc.

Bien que leur séance à la Sardine d’argent eût été plus courte que d’habitude, ils avaient le teint échauffé, la parole haute et les mouvemens incertains. Cependant l’expression de cette demi-ivresse n’était point la même pour tous deux. Chez le père d’Annette, elle avait redoublé l’humeur agressive et impérieuse ; chez Lubert, elle semblait tourner à la stupidité. La jeune fille, qui avait lu d’un coup d’œil sur leurs visages, se tint à l’écart, comme si elle eût espéré leur échapper ; mais le grand Luc l’aperçut et la montra du doigt à Goron avec un rire grossier en s’écriant : — La voilà ! patron, la voilà !

— Alors garde-la, matelot, répondit le pêcheur, qui s’était approché du foyer pour rallumer sa pipe.

Lubert prit la recommandation au pied de la lettre et voulut saisir la jeune fille, qui lui échappa avec un cri. Il se retourna vers le marin d’un air gauchement piteux. — Eh bien ! vous voyez, elle ne veut pas ! dit-il déconcerté.

Annette avait effectivement gagné la porte et se tenait sur le seuil prête à s’échapper.

— Si une honnête fille ne peut plus rester ici sans être tourmentée, dit-elle d’une voix qui tremblait d’indignation encore plus que de frayeur, elle trouvera ailleurs quelque maison mieux fréquentée.

— Qu’est-ce que c’est ? s’écria, Goron, dont les sourcils se rapprochèrent ; où est l’honnête fille qui cherche une autre maison que celle de son père ?

Annette voulut balbutier une réponse ; il ne lui en laissa point le temps.

— Allons, la paix, sang du diable ! interrompit-il violemment : ferme cette porte et approche ; nous avons à causer. Toi ici, matelot ; un coup de fil-en-quatre éclaircira nos idées.

Il avait posé sur la table une bouteille d’eau-de-vie et deux verres ; le grand Luc vint s’asseoir vis-à-vis, tandis que la jeune fille, qui avait obéi lentement à l’injonction de son père, se tenait à quelques pas immobile et fixant sur les deux buveurs des yeux inquiets, qui se baissèrent bientôt devant le regard impérieux de Goron.

— Pour lors donc, dit-il en commençant par une transition dont il avait l’habitude et qui liait ce qu’il allait dire à ce qu’il avait pensé, il n’y a plus à remettre la chose, et il faut qu’on s’explique d’aplomb. Viens ici, cobriau, et parlons comme des gens baptisés.

Annette se sentit un peu rassurée lorsqu’elle entendit son père l’appeler de ce nom que les gens de la côte donnent au corbeau de mer et qu’elle avait dû, dans son enfance, à sa chevelure noire. Elle s’approcha avec un sourire incertain.

— Tu n’as pas oublié, reprit Goron, ce que je t’ai déjà dit des bonnes intentions du grand Luc à ton sujet ? Eh bien ! le gas persévère ; il veut en finir aussi aujourd’hui, nous avons réglé l’affaire de rigueur, et qui s’en dédirait serait un gueux. Pas vrai, grand Luc ?

— Un double gueux ! répéta Lubert, enchanté d’avoir eu assez d’imagination pour trouver un pareil augmentatif.

— Ce qui veut dire, continua le marin, qu’on t’annonce la chose par amitié, mais qu’on ne veut pas de raisons, vu qu’on est pressé.

— Très pressé, dit Lubert.

— Et pour lors, reprit Goron, je t’invite à être avenante à son égard, comme c’est ton devoir, à condition de quoi tu n’auras pas à te repentir, car celui que tu vois là pourrait remplir de pièces de six livres une poche qui lui descendrait jusqu’aux talons, et il te donnera plus de belles hardes et de bijoux que n’en a pas une du bourg. Ne l’as-tu pas dit, matelot ?

— Et je le ferai ! ajouta le grand Luc, qui était décidément en veine. — Alors c’est dit ; adieu-vat[9], et qu’on s’embrasse !

Lubert tendit les bras pour attirer à lui la jeune fille ; mais celle-ci, que le saisissement avait jusqu’alors tenue muette et immobile, recula avec un geste si expressif, que le pêcheur s’arrêta encore une fois.

— Ne vous pressez pas tant, grand Luc, dit Annette, qui était un peu pâle ; avant d’épouser une fille, il faut qu’elle ait répondu oui.

— Est-ce à dire que tu veux refuser le matelot ? s’écria Goron en fixant sur elle des yeux étincelans. La jeune paysanne ne put supporter ce regard ; ses paupières tremblèrent ; mais elle dit à demi-voix : — Les plus pauvres créatures ont le libre choix de leur maître, et mon père ne me refusera pas de me donner à la Vierge, si c’est mon envie.

— Ton envie ! reprit le marin, qui s’animait ; est-ce que c’est jamais l’envie d’une fille de ne pas prendre un mari ? À bas les menteries ! Voyons : quelle raison as-tu pour refuser le grand Luc ? Ne t’ai-je pas dit qu’il avait plus d’argent qu’il n’en fallait pour votre suffisance ? N’est-ce pas le plus fort gars de la paroisse, et qui connaît l’eau salée ! car je te passerais de refuser un paysan, mais un vrai matelot, que le diable me chavire si je le permets ! Tu l’épouseras, entends-tu bien ? et la preuve, c’est que tu vas venir sur le quart d’heure parler avec nous au curé.

— Je n’irai pas ! s’écria Annette, dont le sang s’échauffait, et qui retrouvait de la force dans son désespoir. Goron saisit la jeune fille par le bras, l’attira rudement à lui, et approcha d’elle son visage enflammé,

— Tu dis ?… répéta-t-il les lèvres serrées.

— Je dis, répliqua Annette, qui se redressa sous la menace, que vous me tuerez plutôt !

Lo marin se releva avec un mouvement si violent et une malédiction si furieuse, que Lubert lui-même en tressaillit ; la jeune fille ferma les yeux, attendant le coup, mais resta droite à la même place. Soit que cette fermeté lui imposât, soit qu’il fût encore maître de lui-même, Goron s’arrêta, et la main qu’il avait levée s’abaissa sans avoir frappé. Il s’en dédommagea en épuisant son vocabulaire de reproches et d’injures. Annette, dont les forces s’étaient jusqu’alors raidies dans une résistance désespérée, parut tout à coup fléchir. Préparée contre la violence de l’action, elle se trouva, pour ainsi dire, surprise par cet orage de paroles ; les larmes la gagnèrent, et elle cacha sa figure dans son tablier. Loin d’être apaisé, Goron parut trouver dans cet attendrissement une nouvelle excitation.

— C’est cela, pleure maintenant, méchante noiraude ! s’écria-t-il, pleure comme si tu avais dans le cœur toutes les sources de la mer ; mais ce n’est que de l’eau, vois-tu, et un marin n’y prend pas garde. Ah ! tu veux résister à ton maître ? Eh bien ! Dieu me damne ! faudra voir ça ! Nous saurons qui est la plus forte, de ma volonté ou de ton idée ! car, il n’y a pas à dire, tu ne peux donner aucune raison, si ce n’est que tu as le goût de me braver. Est-ce la vérité ? réponds. Le matelot n’a-t-il pas tout ce qui peut rendre une femme heureuse…, à moins que sa tête ne soit tournée d’un autre côté ?

Et, comme si cette dernière supposition l’éclairait tout à coup : — Gage que c’est la vraie cause ! ajouta-t-il violemment. Voyons, bon sens de Dieu ! ai-je deviné, oui ou non ? Eh ! répondras-tu ?

Il avait brusquement arraché le tablier qui couvrait le visage de la jeune fille, et celle-ci parut les yeux baissés, rouge d’embarras et s’efforçant de détourner la tête. Goron frappa ses mains l’une contre l’autre. — Ah ! voilà donc le secret ! reprit-il impétueusement, il y a un amoureux sous roche ! Mais son nom, son nom !… C’est-il Moreau Grain-d’Orge, Émon la Soif ou Richard le Glorieux ? Je ne l’ai jamais vue causer avec aucun d’eux.

— Non, c’est toujours Loïs Marzou qui s’arrête à lui parler, dit Lubert sans paraître comprendre lui-même la portée de son observation.

Au nom de Marzou, la jeune fille n’avait pu réprimer un mouvement que son père remarqua.

— Le traîneur de grèves ! s’écria-t-il.

Et son regard alla fouiller jusqu’au cœur d’Annette. — Ce serait le traîneur de grèves ! Oui, oui, à cette heure que j’y pense, le gueux est toujours par ici ; c’est lui qui apporte l’eau, qui bêche le jardin, et par reconnaissance on lui apprend à lire. Gage qu’il était dans la maison quand nous sommes entrés ; j’ai entendu fermer cette porte.

Il s’était avancé vers la sortie qui menait au jardin ; son regard rencontra tout à coup le Paroissien que Marzou avait oublié sur son escabeau.

— Voilà son livre ! s’écria-t-il en le prenant, et, que Dieu me pardonne ! il est encore ouvert où il lisait… à la messe du mariage !… Ah ! malheureuse, c’est donc bien la vérité ! Voilà ton choisi ! un vagabond qui vit des aumônes de la mer ! un lâche que le matelot casserait comme une paille ! Et tu as espéré que je prendrais jamais un pareil gendre ? J’aimerais mieux, vois-tu, te porter aux grandes roches et l’envoyer la tête en avant dans la houle.

— Faites ce que vous trouverez bien, dit Annette, qui avait du sang de Goron dans les veines et se redressait toujours devant la menace.

— Tais-toi ! mauhardie que tu es, interrompit le patron, incapable de se posséder davantage ; tu auras ton compte plus tard, mais auparavant je veux régler l’affaire du traîneur de grèves. Viens, matelot, cela te regarde comme moi.

Lubert s’était levé ; Annette effrayée se jeta sur leur passage.

— Que voulez-vous faire ? demanda-t-elle. — Débarrasser le pays d’un méchant gars, répliqua Goron en boutonnant sa veste comme il le faisait toujours lorsqu’il se préparait à une action décisive. Tout à l’heure nous allons chercher ma barque à la Turbale, et, si nous trouvons le bâtard sur notre chemin, malheur à lui !

— Oui, malheur ! répéta sourdement le grand Luc, qui étendit ses poings gigantesques avec une expression de sombre colère.

Annette, les mains jointes, voulut arrêter son père ; mais il l’écarta brusquement, et sortit suivi de son matelot. La jeune fille resta d’abord incertaine et saisie ; elle savait par expérience tout ce que l’on pouvait craindre de l’emportement de Goron. Deux fois déjà ses violences l’avaient conduit devant les juges, et Marzou pouvait être victime de son premier mouvement. Le grand Luc lui-même, bien que sans initiative personnelle, était capable de se laisser entraîner par l’exemple : c’était une machine habituellement inerte, mais dont la force terrible, une fois mise en action, ne pouvait plus être arrêtée. Les deux mains croisées sur son cœur, qui battait à se rompre, les joues en feu, l’œil voilé de pleurs, Annette s’était laissé tomber sur un banc, et murmurait une prière inarticulée. Tout à coup elle se redressa en passant la main sur ses yeux ; elle venait de se rappeler que c’était l’heure où Marzou allait tendre ses lignes dormantes aux récifs du Castelli. En ramenant sa vache de la pâture, elle pouvait passer par la côte, voir le traîneur de grèves, et l’avertir d’éviter à tout prix la rencontre du grand Luc et de Goron. Sa résolution fut aussitôt prise : elle partit en ayant soin de suivre la route qui tournait le bourg, afin d’échapper aux remarques des voisins.


III.

Le soleil, qui touchait alors à son déclin, incendiait l’horizon de lueurs mourantes. On touchait à l’une de ces grandes marées connues dans le pays sous le nom de reverdies, et les flots plus retirés laissaient à sec de longs bancs de rochers habituellement cachés par la mer. Celle-ci se montrait au loin diaprée de teintes assez diverses pour tromper les regards. Tantôt ses vagues, assombries par les premières ombres du soir, semblaient un guéret fraîchement retourné sur lequel les flocons d’écume imitaient les touffes de camomille en fleurs ; tantôt elle ondulait, pareille à une prairie verte irisée par les rafales ; tantôt enfin, rougissante sous les rayons du soleil couchant, elle glissait entre les récifs comme une lave enflammée. Çà et là des goélands attardés traversaient le ciel, et quelques vaches couchées sur le sable poussaient des beuglemens de joie, en tendant leurs naseaux ouverts à la brise salée.

Annette prit par les arides sentiers bordés de talus de granit qui encadrent partout les terres labourées. Arrivée au plus haut du promontoire, elle entra dans une de ces vignes dont les ceps antiques rampent sur le sol comme autant de boas endormis, et suivit, pour se mieux cacher, une des longues tranchées destinées à défendre la vendange contre la rafale marine. Elle atteignit ainsi la pointe du Castelli, dont le nom témoigne encore de l’occupation espagnole, et regarda vers les trois immenses rochers qui se dressent à gauche, semblables aux débris informes de quelque monument inconnu. Le traîneur de grèves n’y était pas. Elle eut beau chercher au-delà, dans les criques et les fentes des rochers ; aussi loin que son œil put distinguer, le rivage lui parut désert. Elle commençait à craindre que Marzou ne fût point venu sur la côte, lorsqu’elle aperçut une tête d’enfant qui surgissait d’une des fissures dont se servent les pêcheurs pour descendre à la grève. Elle reconnut le jeune frère de Loïs et l’appela.

— Toi ici, Iaumic ! dit-elle étonnée: je te croyais en message à Leyrat.

— C’était bien croire, répliqua le jeune garçon, dont le regard se retournait vers la petite baie qu’il venait de quitter, mais je suis revenu par la côte, dans la confiance que je trouverais le frère près des Roches noires.

— Et il n’y est pas ?

— Faites excuse, reprit Iaumic, qui regardait toujours derrière lui, je viens de le laisser dans la grande grotte, et je ne l’ai quitté que parce qu’il l’a voulu.

— Il est dans la grotte, répéta Annette, et pourquoi faire ?

L’enfant haussa les épaules sans répondre et suivit pendant quelques instans la jeune fille. Sa figure, où brillait l’intelligence hâtive et aiguisée des orphelins dont la misère a été l’institutrice, exprimait en même temps une sorte d’inquiétude qui frappa Annette. Elle renouvela ses questions avec plus d’insistance.

— Je ne pourrais pas vous dire ce qu’il fait, dit Iaumic ; mais, pour sûr, il a quelque chose qui lui étouffe le cœur.

La jeune fille fut prise de peur.

— Et tu dis qu’il est dans la grande grotte ? reprit-elle vivement.

— Oui, répliqua l’enfant, il m’a prié de le laisser tout seul ; mais ce serait une vraie chance, si quelqu’un pouvait aller vers lui avec de bonnes paroles.

Annette fit machinalement un pas vers la fissure, puis s’arrêta court en regardant Iaumic. Celui-ci, qui avait compris son intention, se hâta de prendre congé.

— Excusez-moi de vous avoir retenue, la Niette, dit-il en portant la main à son chapeau ; vous êtes pressée de ramener la Rougeaude ? Je l’ai vue qui vous attendait au petit pré, même qu’elle a banné quand je passais.

Il avait repris le sentier qui serpente aux cimes des falaises en se dirigeant vers Piriac. Dès qu’il eut disparu, Annette s’assura que personne ne pouvait la voir, et se glissa dans la ravine qui descendait à la mer. La petite grève, qu’elle atteignit bientôt, était entrecoupée de flaques d’eau, au milieu desquelles s’élevait une chaussée naturelle de granit recouverte d’algues fauves. Les algues amortirent le bruit des pas de la jeune fille, qui atteignit la grotte sans que rien eût pu trahir son approche.

Le sommet du roc dans lequel les flots l’avaient creusée ne tenait à la falaise que par quelques fragmens déchirés ; mais sa base s’enfonçait assez avant dans le promontoire. La caverne était formée de deux compartimens réunis par une arcade allongée, et avait une double sortie sur deux grèves que séparait une muraille de récifs. Sur ses parois d’un schiste sombre couraient des traînées ferrugineuses et quelques veines de quartz blanc. Dans la première enceinte, une fente qui entr’ouvrait la voûte laissait glisser comme une lueur fantastique le dernier rayon du jour. Ce rayon tombait sur le front du traineur de grèves, alors couché sur le sable humide de la grotte et la tête appuyée contre une saillie du rocher. À l’exclamation que poussa Annette, il se redressa brusquement.

— Vous ici ! s’écria-t-il stupéfait ; est-ce bien possible, et que venez-vous chercher ?

Puis, distinguant le visage troublé de la jeune fille. il ajouta :

— Au nom de Dieu ! serait-il arrivé quelque malheur, pour que vous soyez si tard dans les grandes roches ?

— Dites d’abord pourquoi vous y restez vous-même ! reprit Annette, qui le regardait fixement. D’habitude, quand vous venez au Castelli, c’est pour tendre vos lignes, et non pour dormir dans les grottes.

— Aussi je ne dormais pas, Niette, dit le jeune homme tristement.

— Que faisiez-vous alors ?

— Je pensais à ce que nous avions dit tout à l’heure chez vous, chère fille. Tant que je vous vois, il n’y a rien de triste ; mais, resté seul, j’ai réfléchi, et, en pensant combien il y avait peu d’espérance pour moi, le chagrin m’a pris, mes forces s’en sont allées ; je me suis couché là, sans courage, comme un malheureux qui n’a plus de goût à rien.

— Que Dieu nous protège ! Est-ce là ce que vous m’aviez promis. Loïs ? reprit Annette très émue ; n’êtes-vous donc plus un homme ? Un peu de raison, mon pauvre ami ; ni vous ni moi ne sommes au bout de l’épreuve.

— Ah ! vous venez m’annoncer un malheur ! s’écria Marzou.

— Raison de plus pour avoir l’ame vaillante, dit la paysanne.

— Mais qu’y a-t-il enfin, qu’y a-t-il ?

— Il y a que mon père soupçonne quelque chose entre nous, que le grand Luc et lui sont comme des furieux, et qu’ils vous cherchent. — Eh bien ! à la bonne heure, répliqua le traîneur de grèves avec une sorte d’indifférence découragée ; ils me trouveront sans peine, et, puisqu’ils sont les plus forts, ils pourront faire de moi selon leur méchanceté.

— Par grâce, ne dites pas cela, Loïs, interrompit Annette en joignant les mains ; comment Dieu nous prendrait-il en pitié, si nous n’avions pas souci de nous-mêmes ? Ne tenez-vous donc plus à vivre pour ceux qui vous ont donné leur amitié ?

— Mais si cette amitié m’est comptée à crime, dit le traîneur de grèves, si on veut me l’arracher à tout prix et quand ce serait avec la vie, car c’est là ce que vous avez dit, Niette, comment pourrais-je échapper à la méchanceté des gens ?

— Il y a un moyen, répliqua-t-elle.

— Un moyen ? et lequel ?

La jeune fille hésita, comme s’il lui en coûtait beaucoup de continuer ; enfin elle reprit, sans lever les yeux et d’un accent mal assuré :

— Celui que vous propose maître Luz.

— Quoi ! partir ! s’écria le traîneur de grèves, vous abandonner toute seule aux mauvaisetés du patron et de son matelot ? C’est vous qui me proposez cela, traîneur de grèves ? Et que voulez-vous donc que je fasse là-bas ? Croyez-vous que j’aurai le cœur au travail, que je ne regarderai pas toujours du côté de Piriac s’il arrive quelque nouvelle ? Partir ! Ah ! vous ne le vouliez pas tantôt ; vous teniez à me garder ici. — Ici, on peut toujours se voir du moins, quand ce ne serait que de loin ; on entend parler l’un de l’autre, on sait qu’on vit dans le même air. Vous sentiez cela comme moi, et maintenant vous avez changé ! — Ah ! Niette, voilà une affliction que je n’attendais pas.

La voix du jeune garçon tremblait, et ses paupières étaient gonflées de larmes. Annette, touchée jusqu’au fond du cœur, se laissa aller à genoux sur le sable, prit les mains de Marzou, et employa toute sorte de douces paroles pour lui démontrer la nécessité de leur séparation ; mais cette dernière secousse venait d’ouvrir dans le cœur du 'traîneur de grèves' toutes les sources douloureuses. N’ayant rien à répondre aux sages raisons de la fille du pêcheur, il se plongea lui-même comme à plaisir dans l’amertume de ses souvenirs, et se mit à repasser, avec un acharnement désespéré, toutes les épreuves qu’il avait dû subir depuis sa naissance : abandon maternel, angoisses du froid et de la faim, élans sans cesse refoulés, mépris de tous, sauf de la chère créature qu’on voulait maintenant lui arracher ! Ainsi ce n’était point assez d’avoir ajourné ses espérances sans leur assigner de terme, de glaner à la dérobée quelques pauvres joies et de les cacher comme un vol : l’heure était venue d’y renoncer ! Il fallait éteindre la lueur qui l’égayait et se remettre à marcher dans la nuit. À mesure qu’il se justifiait son désespoir à lui-même, sa plainte prenait une véhémence passionnée qui s’emparait d’Annette ; elle s’efforçait en vain de résister : tandis que ses lèvres murmuraient les expressions d’un vague espoir, tout ce qui lui restait de confiance et de courage l’abandonnait insensiblement. Cette lutte se prolongea et à son désavantage ; car, une fois le cœur de Marzou ouvert, les flots de douleur qu’il avait jusqu’alors contenus s’en échappèrent comme un fleuve débordé. Ils allaient toujours, plus bruyans et plus forts, emportant pêle-mêle ses illusions et celles d’Annette, jusqu’au moment où cette dernière, à bout de résistance, poussa un cri et cacha sa tête dans ses mains.

Le traîneur de grèves s’arrêta court. En voyant la jeune fille à ses pieds, repliée sur elle-même et les épaules soulevées par des sanglots, son exaltation parut tomber subitement, et son accent passa de l’amertume à une tristesse attendrie.

— Pauvre fille ! je la fais pleurer, dit-il. Comme si j’avais besoin de lui dire tout cela ! Mais aussi pourquoi me parler de ne plus vous voir, Niette ? Autant me dire tout de suite que je n’ai droit à aucun contentement, que je dois vivre à la manière du bétail, rien que pour vivre et sans aucune réjouissance de cœur ! Dieu en a pourtant donné à tous les autres hommes. Voyez, il y en a qui sont heureux de compter les gerbes de leurs champs, d’autres de commander à des planches baptisées, d’autres encore de dormir sous le toit qu’ils ont acheté ; mais moi, chère créature, je n’ai ni maison, ni barque, ni sillons ; je n’ai rien au monde que le petit frère qui est ma charge, et vous qui êtes ma récompense. Quand vous me riez de loin, quand vous m’appelez par mon nom, de votre voix qui ne ressemble à aucune autre, quand je sens le vent de votre passage, eh bien ! je ne sais comment vous dire cela, Niette, mais il me semble qu’un rayon de soleil me glisse au dedans ; mon sang devient léger, j’aime tout le monde, et je remercie le bon Dieu d’être sur la terre. Mais, sans vous, je deviens triste ; je me rappelle les mauvais jours, et je n’ai ni repos ni résignation.

— Mon Dieu ! mais que faire alors ? s’écria Annette, qui, au milieu de sa désolation, avait été doucement émue par les tendres paroles du traîneur de grèves ; ne comprenez-vous pas que si vous restez, il arrivera quelque malheur ?

— Ne craignez point cela, chère ame, reprit Loïs en pressant dans ses mains celles de la jeune fille. Je connais votre père et le grand Luc ; lorsqu’ils reviennent à terre, ils vont prendre leur ancrage, comme ils disent, dans les eaux de la Sardine d’argent, et, pourvu que je me tienne de côté, ils ne perdront pas leur temps à me chercher.

— Et s’ils vous rencontrent par hasard ?

— S’ils me rencontrent, mon cobriau, je ferai comme eux quand le vent menace ; je fuirai devant le temps. — Ne parlez pas ainsi légèrement, Loïs, dit la jeune fille, que le ton presque enjoué de Marzou rassurait insensiblement, et qui se sentait gagner malgré elle ; songez plutôt à ce que je suis venue vous dire. Peut-être ne connaissez-vous pas tout le danger. Quand la colère aveugle mon père, rien ne lui fait, et où il aura frappé, le grand Luc ne laissera rien. Pensez, pauvre gars, qu’il peut y aller pour vous de la vie.

— Ne craignez pas cela, Niette. On n’écrase pas un homme comme un crabe, d’un coup de talon.

— Et quand vous pourriez vous défendre, il vous faudrait donc lever la main sur mon père ?

— Jamais ! s’écria vivement le traîneur de grèves. Frapper celui qui vous a donné la vie ! non, non, ma Niette, vous ne pouvez le croire. Sa chair est votre chair, et ma main se lèverait plutôt contre les choses saintes.

— Je vous en remercie, cher gars, dit Annette attendrie de la chaleur que Marzou venait de mettre dans sa protestation : ceci prouve votre bon cœur et aussi votre amitié ; mais ne pas rendre le mal ne vous gardera point d’en souffrir. Que deviendrez-vous, pauvre homme, si mon père fait ce qu’il a dit ?

— Ce qu’il plaira à Dieu, Niette. dit le jeune garçon avec une sérénité courageuse ; nous sommes tous sous sa volonté comme la voile sous le vent. Qui sait s’il ne parlera pas aux cœurs endurcis ? Quand le patron me verra tout supporter, peut-être bien que je découragerai sa colère. S’il frappe, je baisserai la tête sans rien dire, et, à moins de male rage, il ne voudra pas redoubler. Ne craignez rien, allez : tant que vous voudrez du bien à votre serviteur, il aura assez de patience pour souffrir et assez d’esprit pour se sauver.

En prononçant ces derniers mots, Marzou avait relevé à demi la jeune fille, qu’il appuya contre son épaule avec une douce étreinte. Annette, à la fois honteuse, tremblante et ravie, résista faiblement. Elle était déjà loin de l’impression qui lui avait fait chercher le traîneur de grèves. Emportée au cours d’un épanchement que favorisait la solitude, elle avait vu succéder à son premier effroi de plus douces émotions, et, sans y penser, elle se trouvait ramenée vers les espérances mêmes dont elle avait voulu réclamer l’abandon. Dans cette entrevue, qui devait être un adieu, elle se sentait plus fortement ressaisie que jamais ; en voulant dénouer les liens, elle les avait resserrés. Elle essaya bien de balbutier quelques timides objections ; mais Marzou y opposa un de ces redoublemens de tendresse qui, sans répondre à rien, dissipent tous les doutes.

Cependant le temps s’écoulait, la nuit était venue, et, dans la demi-obscurité de la grotte, aucun d’eux n’y avait pris garde. Sous prétexte de chercher quelque expédient salutaire, ils s’oubliaient à construire mille châteaux en Espagne, auxquels chaque désir apportait une pierre. C’était d’abord le changement de Goron, son consentement à leur mariage, puis tous les chapitres de ce roman d’un jeune ménage, si doux à épeler d’avance. Transportés au milieu de leurs chimères, tous deux en avaient fait peu à peu des réalités. Le traîneur de grèves surtout, à qui une vie solitaire et des aspirations toujours refoulées avaient rendu plus familières les duperies du cœur, s’y laissait bercer sans résistance, tandis que la jeune fille écoutait demi-émerveillée et demi-incrédule, à la manière d’un enfant que l’on endort avec des contes de fées. Enfin pourtant elle sembla s’éveiller, et regarda autour d’elle. Lorsqu’elle aperçut à travers l’arche d’entrée le ciel obscur dans lequel commençaient à scintiller quelques étoiles, elle se releva avec une exclamation de désappointement.

— Jésus ! vous m’avez fait oublier l’heure, Loïs, s’écria-t-elle ; la nuit est close, et j’aurais dû partir depuis long-temps. Que diront-ils au bourg, quand ils me verront rentrer si tard avec la Rougeaude ?

— Ils ne vous verront pas, Niette, dit Marzou ; mais, au nom du Sauveur ! ne partez pas sans m’avoir redit que vous me garderez toujours votre amitié.

— Taisez-vous, méchant homme ! dit la jeune fille en souriant ; vous savez bien que cela ne dépend plus de ma volonté.

— Alors tout est dit, ma chère créature ! s’écria Loïs en la serrant dans ses bras, et rien ne fera contre nos intentions, car ce qu’on veut plus que tout ne reste pas long-temps impossible. Aussi vrai que je vous aime, ni votre père, ni le grand Luc, ni le bon Dieu lui-même, ne pourront empêcher notre bonheur !

Ici, un clapotement sourd, qui avait déjà frappé l’oreille de la jeune fille, lui fit tourner la tête.

— Entendez-vous ? dit-elle ; le temps s’est passé, la marée monte : si vous me retenez, je ne pourrai plus arriver au sentier de la côte.

— Ne craignez rien, répliqua Marzou toujours plus enivré, le flot est encore loin.

— Voyez là-bas, dans la nuit, quelque chose qui blanchit.

— C’est le sable des grèves.

— Je sens comme la rosée des lames.

— C’est la brume du soir.

En parlant ainsi, ils s’avançaient tous deux, les bras enlacés, vers l’entrée de la caverne ; mais, au moment de la franchir, Annette poussa un cri.

— Qu’y a-t-il ? demanda Loïs, dont le regard ne pouvait la quitter. Elle ne répondit pas, mais ses deux mains s’étendirent en avant, et Marzou, qui avait suivi le geste, recula épouvanté. Aussi loin qu’il pouvait distinguer dans les ténèbres, il n’aperçut que les vagues. La petite grève qu’il fallait traverser pour gagner la ravine avait été si complètement envahie, que la chaussée de récifs qui la partageait ne se reconnaissait plus qu’au bouillonnement écumeux du flot qui en dessinait la direction. Le grand rocher dressé en face, gagné lui-même par la mer, semblait s’enfoncer, d’instant en instant, comme la poupe gigantesque d’un vaisseau qui sombre dans la nuit. Marzou courut à la seconde entrée ; mais, là, le rivage, plus abaissé, avait entièrement disparu, et il ne vit plus qu’une baie profonde sur laquelle courait la houle.

Après le premier cri d’effroi, Annette était restée à la même place, muette, les mains jointes et le regard fixé sur Loïs, attendant qu’il lui proposât quelque moyen de salut ; mais, quand elle le vit immobile à la seconde ouverture de la grotte et continuant à regarder les vagues qui baignaient déjà ses pieds, elle lui saisit la main et l’appela par son nom. Marzou se retourna.

— Eh bien ? demanda-t-elle.

— Eh bien ! vous voyez, balbutia le jeune garçon ; de ce côté, on ne peut pas rejoindre la ravine jaune qu’on aurait essayé de monter au péril de sa vie, et, de l’autre, la chaussée est noyée : personne n’y passerait sans être emporté.

— Mais vous, qui connaissez les roches du Castelli comme je connais la maison de mon père, reprit la jeune fille avec une angoisse mortelle, ne pouvez-vous donc trouver d’autre route ? n’y a-t-il enfin nul moyen de sortir d’ici ?

Marzou secoua la tête, et, pour toute réponse, il montra la mer, qui les enveloppait.

— Mon Dieu ! cria Annette avec un élan de désespoir, mon Dieu ! Loïs, mais nous ne pouvons pourtant mourir ici ! Voyez, la terre est là tout proche.

— Oui, dit-il sourdement ; mais, pour l’atteindre, il faut traverser la grève à la nage.

La fille de Goron tressaillit.

— Eh bien ! vous nagez, vous, s’écria-t-elle ; vous passerez la petite grève sur le flot aussi aisément que je l’ai passée tout à l’heure sur le sable. Vite, vite, partez. Loïs ; si vous tardez, il ne sera plus temps !

— Et je vous laisserais mourir seule, n’est-ce pas, chère innocente ? dit le jeune garçon, qui sourit tristement.

— Non, reprit Annette, je sais que vous ne m’abandonnerez pas: mais ici vous ne pouvez rien, tandis que, si vous atteignez la côte, vous courrez au port ; là, personne ne vous refusera une barque, et vous viendrez me sauver.

Le traîneur de grèves secoua la tête. — Voyez monter la mer, dit-il en montrant la vague, qui commençait déjà à envahir la grotte ; quand j’aurais les ailes d’un goëland, tout serait fini pour vous avant mon retour.

— Est-ce vrai ? bégaya Annette, qui pleura d’épouvante ; alors je suis perdue, vous dites ? perdue sans merci ! Oh ! c’est impossible. Mon Dieu ! mon Dieu ! vous ne serez pas sans miséricorde. Sauvez-moi, vierge Marie ! Saints anges gardiens, sauvez-moi !

Elle élevait au ciel ses mains tordues de désespoir ; mais tout à coup l’amour surmonta l’égoïsme de la peur, et se reprenant elle-même : — Non ! s’écria-t-elle, je suis folle ; ne m’écoutez pas, mon Dieu ! c’est Loïs qui doit échapper ; moi, vous me prendrez, puisqu’il le faut. — Sauvez-vous, Loïs, je le veux, entendez-vous bien ? je vous en prie. Oh ! par pitié, par pitié, ôtez-moi l’affre de votre mort. Si vous êtes là, je sens que je n’aurai pas de courage ; je ne pourrai jamais pardonner à Dieu ! Loïs, laissez-moi mourir seule, au nom de mon salut éternel !

Dans ce moment, une vague surmonta le récif qui défendait l’entrée de la grotte, se dressa contre la jeune fille et l’enveloppa. Marzou n’eut que le temps de la saisir pour l’arracher au flot qui l’enlevait, et de la transporter dans la seconde enceinte : là, le sol un peu plus élevé se trouvait encore à l’abri de la mer, et vers le fond s’avançait un pan de roche qui se rattachait à la voute par un plan incliné. Le traineur de grèves' le gravit avec peine et déposa Annette sur l’aspérité la plus élevée. Placée là, à quelques pieds de la fente par laquelle la grotte était éclairée, elle se ranima à la clarté stellaire qui glissait par l’étroite ouverture et au souffle que lui apportaient du dehors les senteurs de la mer.

Cependant l’assaut des vagues devenait à chaque instant plus acharné ; on les voyait apparaître à droite et à gauche au milieu de l’obscurité de la caverne marine, grandir jusqu’au sommet des voûtes, puis s’écrouler avec un fracas formidable. Le cercle de mort allait se rétrécissant de minute en minute autour du traîneur de grèves et de la jeune fille. Étourdis déjà par les terribles retentissemens qu’éveillait le flot sous ces cavités sonores et respirant avec peine au milieu de la poussière humide, il leur semblait sentir tout chanceler. Trop sûrs de ne pouvoir désormais échapper, ils se tenaient pressés l’un contre l’autre en silence, comme si tous deux avaient perdu le pouvoir et surtout la volonté de penser.

Tout à coup un son affaibli par la distance glissa à travers la fente du rocher : c’était la cloche de Piriac appelant les fidèles à la prière du soir. Cette voix familière et inattendue produisit une secousse dans ces deux cœurs engourdis, et, comme s’ils se fussent entendus dans un commun élan, Marzou se découvrit, tandis qu’Annette joignait les mains. — C’est Dieu qui nous appelle et qui nous console, dit Loïs avec cette chaleur de foi que donne l’heure suprême ; faisons notre dernière prière avec ceux que nous ne reverrons plus.

Et, les genoux appuyés sur la pierre humide, le traîneur de grèves commença à haute voix cette oraison sublime et populaire, devenue la profession de foi de la chrétienté. Au milieu des rugissemens toujours plus furieux de la mer, les simples paroles du Credo s’élevaient comme une protestation de la créature qui oppose sa foi aux violences de la création. Marzou en était à l’attestation de sa croyance à l’arbitre souverain qui doit venir juger les vivans et les morts, lorsque son nom crié au milieu des hurlemens de la houle l’interrompit.

— Quelle est cette voix ? murmura Annette, qui, toute à l’exaltation du moment, avait cru entendre un appel surhumain.

Une ombre intercepta la lumière qui leur arrivait par l’étroite ouverture placée au-dessus de leur tête.

— Jésus ! ils y sont tous deux ! dit la voix.

Iaumic ! s’écrièrent-ils en même temps.

— À nous ! du secours ! reprit Annette, subitement ramenée à l’espérance.

— Impossible ! murmura Loïs ; nous sommes perdus !

— C’est à savoir, dit précipitamment Iaumic ; tout à l’heure le gros Pierre était avec sa barque à Penhareng.

— À Penhareng ?

— Au nom du bon Dieu ! tenez ferme, je vais l’amener.

L’enfant avait disparu comme l’éclair ; la jeune fille, reprise à la vie, retrouva toutes ses angoisses.

— Dieu ! si la barque… arrivait trop tard ! bégaya-t-elle.

Et, sentant le flot atteindre ses pieds :

— Voyez, voyez, Loïs, comme la mer gagne ! Oh ! vous aviez raison, pauvre ami, tout sera inutile ; nous devons mourir ici.

— Il ne faut pas long-temps pour venir de Penhareng, fit observer le traîneur de grèves avec hésitation.

— Alors, vous croyez qu’ils nous sauveront ? reprit Annette, qui se précipita sur cet espoir avec l’acharnement crédule de la peur : oh ! si vous le dites, c’est la vérité, Loïs, car vous connaissez la grève mieux que pas un du pays. Regardez, regardez ; n’est-ce pas la voile de la chaloupe du gros Pierre qui paraît là-bas ?

Elle montrait un point blanc qui s’avançait du côté de la mer en se dirigeant vers l’entrée de la grotte. Marzou secoua la tête, et, s’affermissant sur le rocher, il serra plus fortement la jeune fille contre lui. Le point blanc se rapprocha rapidement ; il s’élançait en avant comme un cheval de course, et Annette poussa un cri en reconnaissant une vague monstrueuse qui dominait toutes les autres. La vague arriva à l’arcade, la franchit avec un rugissement, et s’élança dans la caverne qu’elle remplit jusqu’au sommet. Marzou se sentit emporté ; mais ses mains, rencontrant les aspérités du roc, s’y crispèrent convulsivement ; le flot retomba, et Loïs resta suspendu sur l’abîme avec la jeune fille. Celle-ci, étourdie par le choc, avait détaché ses bras de l’épaule de son compagnon ; il fit un effort pour la ramener plus haut en essayant de l’encourager. L’approche du danger suprême lui avait rendu toute son énergie. Annette, animée par ses paroles, se cramponna aux parois de la grotte, afin de résister à la vague qui revenait. Pendant quelques instans, ce fut pour tous deux une lutte horrible et désespérée. Soulevés à chaque lame, suffoqués, étourdis, ils ne reprenaient haleine que pour repousser un nouvel assaut. Les forces allaient leur manquer quand la voix de Iaumic leur arriva de nouveau à travers la fissure du rocher. — Courage, mes gens ! criait l’enfant, voici le gros Pierre.

La forme vague d’une chaloupe se débattant contre les flots leur apparut en effet dans la nuit ; mais elle s’arrêta à quelque distance de l’entrée, et le patron leur cria des paroles qui se perdirent au milieu du fracas des eaux.

— Que dit-il ? demanda la jeune fille.

— Il dit, reprit l’enfant, que l’embarcation ne peut approcher de la grotte sans être brisée.

— Au nom du Christ ! un effort pour sauver des chrétiens ! cria le traîneur de grèves.

— C’est impossible, répéta Iaumic, la mer est trop forte ; voilà que leur grappin dérape ; ils disent qu’ils ne peuvent rester.

— Alors il n’y a plus qu’une chance, s’écria Marzou, qui se redressa avec un effort suprême ; appuyez fermement votre bras à mon épaule, Niette, et recommandez votre ame à Dieu !

Comme il achevait, une vague énorme l’atteignit, il abandonna le point d’appui auquel il s’était retenu jusqu’alors ; Annette poussa un grand cri, et tous deux furent engloutis dans le tourbillon ; mais, ainsi que l’avait prévu le traîneur de grèves, le mouvement de reflux les emporta hors de la grotte. Le gros Pierre crut distinguer quelque chose qui passait dans les brisans : il tendit son aviron, et, ramenant à lui Marzou, il le recueillit dans sa barque avec la jeune fille évanouie.


IV.

En reprenant ses sens, Annette se retrouva chez elle, entourée de voisines qui, sous prétexte de lui donner des soins, étaient accourues près de son lit et l’accablèrent bientôt de questions. Toutes voulaient savoir pourquoi la jeune fille se trouvait dans la grotte du Castelli avec le traîneur de grèves, et comment la marée les avait surpris. Annette ne put échapper à cet interrogatoire qu’en feignant un accablement qui l’empêchait de répondre. Quand elles virent qu’elles ne pouvaient rien apprendre, elles se retirèrent l’une après l’autre, échangeant mille conjectures qui se rapprochaient plus ou moins de la réalité. La jeune fille en entendit assez pour comprendre que la véritable cause ne tarderait pas à être connue, si elle ne l’était déjà, et elle frémit à la pensée de ce qui pouvait en résulter. Le lendemain, à son retour de la Turbale, son père allait tout apprendre, et, après ce qui s’était passé entre eux le jour même, elle ne pouvait espérer lui donner le change. Il verrait dans cette rencontre aux roches du Castelli, qui avait failli lui être si funeste, un rendez-vous avec le traîneur de grèves, et l’audace de cette désobéissance devait le pousser infailliblement à quelque violence.

Bourrelée d’angoisses, ne sachant à quoi se résoudre et ne pouvant rester sous l’aiguillon de ces inquiétudes, la jeune paysanne se décida à se lever pour se rendre chez le recteur et lui demander conseil. Elle trouva le vieux prêtre dans son jardin, où il cherchait la fraîcheur. On jouissait alors de ces belles soirées d’été où la nuit elle-même reste lumineuse, et elle l’aperçut se promenant dans la grande allée que bordait une double ligne de poiriers taillés en gobelets, et à l’extrémité de laquelle se dressait une horloge solaire dont le cadran d’ardoise était décoré de l’inscription sacramentelle : Et regit et regitur. M. Lefort venait d’apprendre l’aventure de la fille de Goron, et montra quelque surprise de la voir.

— Dieu soit loué ! je vous croyais en plus mauvais état, ma pauvre Niette, dit-il avec bonté, et il me plaît de vous trouver déjà remise d’une si rude secousse. Vous venez, je l’espère, pour que j’en remercie celui qui vous a conservée ?

— Pour cela et pour autre chose, monsieur le recteur, répondit timidement la jeune fille, car je suis en grand souci, et vous seul pouvez me secourir.

— Si ce n’était pas mon devoir, ce serait encore mon plaisir, reprit le vieux prêtre ; voyons ce que vous avez à me dire.

Annette regarda dans les allées du jardin faiblement éclairées, comme si elle craignait d’être entendue.

— Faites excuse, dit-elle en baissant la voix ; mais j’aimerais mieux parler ailleurs.

— Où donc cela, ma fille ?

— Au confessionnal.

— À cette heure, l’église est fermée, vous le savez, fit observer M. Lefort, et si nous rentrons au presbytère, la vieille Cattie vous verra et pourra en parler ; croyez-moi donc, mon enfant, restons ici ; Dieu est partout, et je vous réponds qu’il n’y aura que lui et moi à vous entendre. En parlant ainsi, il avait conduit la jeune paysanne vers une tonnelle qui occupait l’angle du jardin ; il s’y assit au coin le plus sombre et montra à sa pénitente un escabeau de bois sur lequel elle s’agenouilla. Quelques oiseaux, réveillés par cette visite inattendue, s’agitèrent en soupirant dans les feuillées qui recouvraient la tonnelle ; puis tout se tut, et l’on n’entendit plus qu’un murmure lointain apporté par la rafale, qui mêlait ses senteurs marines aux parfums du genêt d’Espagne et de la clématite.

Annette commença alors à voix basse, sous forme de confession, le récit de ce qui s’était passé depuis le matin. Une fois la première honte surmontée, elle avoua tout sans réserve et sans rien omettre, car, à son insu, elle trouvait une joie anxieuse à parler de cet amour auquel il faudrait sans doute renoncer. Le vieux prêtre lui laissa cette dernière et cruelle jouissance ; il l’écouta patiemment jusqu’à ce qu’elle eût épuisé tous les aveux et se fut arrêtée, gagnée par les larmes, il prit alors la parole, non sur le ton du reproche, mais avec une douceur compatissante ; il lui fit comprendre les dangers d’un attachement sans issue, que réprouvaient en même temps l’opinion commune et la volonté de son père ; il lui prouva enfin sans peine l’urgence d’une séparation dont elle avait elle-même pressenti la nécessité pour sa propre réputation et pour la sûreté de Marzou. Restait la difficulté de faire partager ce sentiment à Marzou lui-même. M. Lefort s’en chargea ; il loua la jeune fille de sa démarche, l’engagea à supporter vaillamment l’épreuve, et la renvoya, sinon guérie, au moins fortifiée.

Le lendemain, qui était un dimanche, elle attendit son père avec un mélange de terreur et d’impatience ; mais l’heure de la messe arriva sans que le patron ni Lubert fussent de retour. Annette se rendit à l’église le cœur palpitant d’angoisse. La foule endimanchée arrivait de tous les hameaux voisins, et l’on ne s’entretenait que de l’aventure du Castelli. Elle ne put se dérober à la curiosité générale qu’en se réfugiant près de l’autel. Là, son premier regard rencontra le traîneur de grèves. Annette ignorait le résultat de son entrevue avec M. Lefort, et n’osa interroger ses traits. Agenouillée devant le chœur, elle demeura les yeux fixés sur son livre, s’efforçant de retenir sa pensée dans la prière et !a sentant toujours lui échapper. Ce fut seulement au milieu de l’office, quand M. Lefort monta en chaire, quelle osa relever la tête. Le prédicateur avait pris pour texte ces mots de l’Écriture : « Heureux ceux qui pleurent ! » et, bien que son sermon fût aussi simple et aussi court que d’habitude, la jeune fille ne put l’entendre sans être émue jusqu’au fond de l’ame. On eût dit que les encouragemens du vieux prêtre s’adressaient particulièrement à elle et à Louis ; mais, lorsqu’au moment de quitter la chaire, il s’arrêta un instant et recommanda aux prières de ses paroissiens un des leurs qui allait partir dans quelques instans, Annette sentit tout son sang refluer vers son cœur. Elle se tourna vivement du côté de Marzou ; il était à son banc, si triste et si pâle, qu’elle ferma les yeux, et appuya son front sur le livre qu’elle tenait, afin de cacher ses larmes. La messe s’acheva sans qu’elle eût pu retrouver la force de maîtriser son émotion. Elle resta à la même place, plongée dans une amertume qui avait l’apparence du recueillement, tandis que l’église se vidait peu à peu, et que des groupes de causeurs se formaient dans le cimetière et sur le port.

Un certain nombre de bateaux venaient de rentrer pour se mettre à l’abri du vent furieux qui commençait à labourer la mer. Après avoir examiné l’horizon et fait leurs remarques sur le gros temps qui se préparait, les pêcheurs et les paysans réunis à l’entrée de la jetée recommencèrent à parler de l’événement de la veille, sur lequel ne manquaient ni les versions différentes ni les malicieux commentaires. Lubert, qui venait de débarquer, les entendit d’abord sans se rendre compte de leurs propos ; mais lorsque le gros Pierre, qui survint, eut expliqué comment il avait sauvé Niette et le traîneur de grèves, il courut à Goron, qui s’occupait de mettre les deux embarcations en sûreté, et lui raconta à sa manière ce qu’il venait d’apprendre. Le marin devina plutôt qu’il ne comprit ; il laissa là sa besogne, rejoignit vivement le groupe et s’informa au juste de ce qui s’était passé. Quelques mots suffirent pour le mettre au courant. Son premier cri fut de demander où était Marzou.

— Sauvé ! te dit-on ! répéta ironiquement gros Pierre. As-tu déjà peur que ta fille soit veuve ?

— Ainsi il est au bourg ? reprit Goron.

— Tout à l’heure je l’ai vu à l’office.

Le patron enfonça son chapeau de toile goudronnée et boutonna sa veste.

— Grand Luc, s’écria-t-il en se tournant vers son matelot, il nous faut le traîneur de grèves mort ou vivant.

— Je cours vous le prendre, répondit Lubert, qui fit un pas vers la maison de Louis. En ce moment, ce dernier sortait avec Iaumic, portant un léger paquet au bout d’un bâton appuyé sur son épaule. Le patron courut à sa rencontre, le saisit par la main, et le traîna vers le groupe de paysans.

— Que voulez-vous, père Goron ? demanda le jeune homme d’une voix troublée.

— Que tu dises ici devant tout le monde pourquoi la Niette était hier avec toi à la grande grotte, dit le marin, dont le regard, rivé sur Louis, avait une expression de haine mal contenue ; mais on te demande la vérité, entends-tu bien, rien que ; la vérité, car, bon sens de Dieu ! si tu ne la dis pas, ce sera ton dernier mensonge ! — Je n’ai point à mentir, dit le traîneur de grèves ému, mais d’un ton libre. Vous aviez menacé, il paraît, de me faire un mauvais parti ; votre fille a eu peur, et, comme elle allait chercher la Rougeaude, elle est descendue aux roches de Castelli pour m’avertir.

— Et le gars et la fille ont causé si fort, qu’ils n’ont pas entendu la mer venir, ajouta le gros Pierre en riant ; du diable si ça a besoin d’explications !

Goron se retourna vers le pêcheur les poings fermés ; mais, reportant tout à coup sa colère sur le traîneur de grèves : — Tu entends, vagabond ! s’écria-t-il, voilà, grâce à toi, la Niette diffamée.

— Ne croyez pas cela, maître Goron, dit vivement Marzou, une gausserie n’est pas un jugement ; ceux qui ont connu votre fille depuis ses premières pâques ne la condamneront pas ainsi sur un mot, et le gros Pierre lui-même, qui a sauvé son corps, ne voudrait pas tuer sa bonne renommée.

— Non, par mon baptême ! reprit le pêcheur, touché de l’appel du jeune garçon à sa bienveillance ; que les crabes me mangent les yeux, si j’ai voulu faire tort à la Niette ! Ce que j’en ai dit, c’est simplement pour parler, et parce que tout le monde sait que tu lui veux du bien !

— C’est faux ! s’écria Goron en frappant du pied. Grêle et tonnerre ! réponds-lui donc que c’est faux ; dis que la Niette ne t’est rien, que tu la sais trop haut pour toi ; dis que tu n’y as jamais pensé ! dis-le tout de suite !

— Faites excuse, maître Goron, mais je ne puis mentir, répondit le traîneur de grèves avec une fermeté triste.

— Alors tu avoues ton effronterie, chien de bâtard ! s’écria le patron exaspéré. As-tu entendu, Lubert ? voilà celui qui veut prendre ta place à la barre.

— C’est bon ! dit le grand Luc, qui, n’ayant pu jusqu’à ce moment mettre un mot dans la discussion, saisit l’occasion d’y mettre le poing ; pour lors nous allons savoir qui éreintera l’autre ; voyons, vite, ôte ta veste !

— C’est inutile, dit tranquillement Louis, je sais que tu es plus fort que moi.

Les spectateurs firent entendre un murmure d’étonnement.

— Voyez-vous ça ! il n’ose pas ! s’écria d’un ton triomphant Lubert, qui retroussait ses manches de laine et montrait ses bras d’athlète, mais j’ai tout de même envie de le corriger.

— Non, dit Goron, cela me regarde.

Et, s’approchant du traîneur de grèves presque à le toucher, il reprit, les dents serrées :

— Tu as peur du grand Luc, misérable Collard ! Eh bien ! voyons si tu auras plus de cœur avec un autre. Il avait levé lentement la main, et frappa le jeune garçon au visage. Celui-ci chancela ; un jet de sang rougit ses lèvres, mais il ne fit aucun mouvement.

— Quoi ! s’écria le patron, que cette immobilité sembla mettre hors de lui, n’as-tu pas même le courage de te défendre, et faut-il redoubler ?

Un second coup, puis un troisième atteignit Marzou, qui resta toujours impassible. Il s’éleva cette fois une huée parmi les pêcheurs. Les railleries et les injures assaillirent le traîneur de grèves ; sans rien répondre, il essuyait le sang qui lui couvrait le visage.

Dès le premier coup porté par le patron, Iaumic s’était élancé au secours de son frère une pierre dans chaque main ; mais, en voyant qu’il n’essayait aucune défense, il était resté à quelques pas, stupéfait et presque indigné. Quant à Goron, arrêté malgré lui par l’attitude passive de son adversaire, il en revenait à des menaces, lorsqu’il fut interrompu par des cris au milieu desquels retentissaient son nom et celui de Lubert. Il se retourna, et aperçut plusieurs habitans du bourg qui accouraient en montrant la mer.

— Eh bien ! qu’ont-ils donc à héler ainsi ? demanda gros Pierre.

— Là-bas ! voyez, à l’île du Met ! répondirent les voix.

— À l’île du Met ? Après ? qu’y a-t-il ?

— Le pavillon de détresse !

Tous les yeux se fixèrent sur le point indiqué, et l’on aperçut en effet le drapeau qui flottait éclairé par un rayon de soleil.

— Le diable me brûle si ce n’est un signe de malheur ! fit observer gros Pierre, car le Béarnais n’arbore pas son chiffon pour peu de chose.

— D’autant qu’au dernier voyage, quand nous avons ramené le bétail de l’île, il grelotait la fièvre, ajouta un paysan.

— Alors qui donc ira à son aide ? demanda une femme.

— C’est affaire aux patrons de l’île, répondit gros Pierre.

Tout le monde regarda Goron et Lubert ; mais le premier, qui examinait la mer depuis un instant, haussa les épaules.

— Les patrons de l’île ne sont pas des marsouins, répondit-il brusquement ; que les marins, s’il y en a ici, regardent devant eux.

Les flots avaient en effet, dans ce moment, un aspect redoutable et sinistre. Labourés par un vent de nord-ouest qui grandissait de minute en minute, ils s’entr’ouvraient en sombres sillons au sommet desquels courait une écume à reflets verdâtres. Une rumeur profonde, venant du large, grondait le long des côtes comme un lugubre avertissement. À l’horizon, quelques traînées lumineuses perçaient encore les nuages ; mais partout ailleurs le ciel touchait les eaux.

— Pour dire la vérité, le temps a une mauvaise figure, répondit gros Pierre ; tout à l’heure le feu va être à la mer, et ceux qui sortiront du port n’auront qu’à se recommander de leur saint, car l’aviron ni la voile ne pourront les conduire.

— Au diable ! dit Lubert, vous savez bien qu’aucun chrétien ne s’embarquera tant que cette brise carabinée chantera à ses oreilles.

— Ah ! si j’avais une chaloupe ! s’écria le traîneur de grèves, qui depuis le premier moment étudiait le ciel et la mer avec une impatience anxieuse.

Le grand Luc se retourna vers lui.

— Une chaloupe ! répéta-t-il ironiquement, et qu’est-ce que tu en ferais, poltron ?

— Ce que tu n’oses pas en faire ! répondit Louis, dont les yeux s’étaient animés ; j’irais porter secours à celui qui en demande.

— Toi ! s’écria Lubert en éclatant de rire ; ah ! bien, fameux ! Entendez-vous, dites donc, vous autres ? le bâtard a déjà oublié l’affaire de tout à l’heure.

— Tout à l’heure, reprit Marzou, je t’ai dit que tu étais plus fort que moi ; maintenant prouve que tu as autant de cœur ; prends ta barque, et partons ensemble pour l’île.

Lubert parut embarrassé ; il regarda ceux qui l’entouraient, et, voyant tous les yeux fixés sur lui, il haussa les épaules.

— Comment trouvez-vous ça, patron ? dit-il en s’adressant à Goron. Le traîneur de grèves qui se croit plus de vaillantise que nous !

— Si je me trompe, embarque avec moi, dit Louis.

— Merci ! répliqua le grand Luc en haussant les épaules, je ne veux pas engraisser les peaux bleues[10].

— Ainsi vous laissez là-bas un abandonné sans secours ? s’écria Louis avec chaleur et en promenant un regard sur ceux qui l’entouraient. Ah ! c’est Dieu qui me venge alors. Tout à l’heure vous m’avez regardé comme un lâche parce que j’ai cédé à plus fort que moi ; mais la force, c’est le hasard qui la donne, tandis que le courage vient de notre volonté. Que ceux qui ont ri de voir mon sang couler montrent maintenant qu’ils avaient le droit de rire. Voyons, je les défie à mon tour ; qu’on me donne une barque, et qu’ils en prennent une ; ce sera un duel à la voile et sur la mer avec une bonne action ou la mort au bout ; n’y a-t-il donc plus maintenant que moi à avoir ici du cœur ?

— Il y en a au moins un autre, s’écria le père d’Annette, qui avait écouté jusqu’alors les yeux fixés sur le traîneur de grèves ; quand ce serait l’enfer, il ne sera pas dit que Goron aura refusé d’y aller. Prends la barque de Lubert, je monterai la mienne avec lui.

— Avec moi ! s’écria le grand Luc effaré.

— As-tu peur ? interrompit brusquement le marin ; reste alors, j’irai seul. — Ce n’est pas cela, patron, balbutia le géant, qui hésitait évidemment entre la crainte du péril et celle du mépris ; mais la chose est impossible, vu que le traîneur de grèves ne peut manœuvrer seul ma chaloupe…

— Eh bien ! est-ce que nous ne serons pas deux, grand lâche ? s’écria Iaumic, et ne vas-tu pas reculer à cette heure, parce que la mer est plus forte que toi ? Viens, Loïs, et laissons-le dans sa honte, s’il n’ose pas faire comme nous.

L’enfant avait pris la main de son frère ; tous deux descendirent vers le canot, dont ils se mirent sur-le-champ à dresser le mât et à préparer les voiles. Goron s’était dirigé vers la seconde embarcation, où il en faisait. autant, assez mal secondé par Lubert, à qui l’inquiétude avait ôté son peu d’intelligence. Pendant ce temps, les spectateurs réunis sur le quai se communiquaient leurs craintes, et condamnaient unanimement cette téméraire entreprise. Les femmes surtout, attirées par l’annonce de l’étrange défi, répétaient tout haut que c’était une honte de laisser ainsi des chrétiens courir à la mort, et excitaient les hommes présens à s’y opposer ; mais le gros Pierre secoua la tête.

— Les coiffes blanches ne peuvent pas comprendre la chose, dit-il sérieusement ; maintenant c’est une bataille entre eux, ils y ont leur honneur, et, pour Marzou et Goron, mieux vaudrait périr que s’arrêter.

Ses compagnons approuvèrent silencieusement ; mais les femmes s’écrièrent qu’un pareil combat offensait Dieu, et qu’avec le corps il exposait l’ame. Quelques-unes proposèrent d’avertir le recteur et la Niette, ce qui fut approuvé, et l’on courut les chercher.

Cependant les deux chaloupes venaient de déborder pour gagner à l’aviron l’extrémité de la jetée ; elles y arrivèrent presque en même temps, et s’arrêtèrent pour hisser les voiles. Le moment fut, pour tous les spectateurs, saisissant et solennel. Ils regardaient avec une curiosité fiévreuse ces deux barques encore en sûreté à l’abri du môle, mais que quelques brasses seulement séparaient de la mer furieuse. Aussi, lorsque les voiles, dont on avait pris tous les ris, se dressèrent le long des mâts, il y eut un mouvement général, entrecoupé de quelques cris de frayeur. Marzou et Goron, qui se tenaient à la barre, se retournèrent vers le port et saluèrent en agitant leurs chapeaux. Presqu’au même instant les canots, qui avaient dépassé la jetée et entraient dans le lit du vent, partirent comme deux chevaux de course, tellement inclinés, que le bas de leurs taille-vents trempait dans les flots.

Ils approchaient du grand chenal où le courant augmentait le danger, lorsque Niette et le curé arrivèrent sur le port. En apercevant les voiles qui fuyaient vers le sud, la jeune fille poussa un cri, joignit les mains et sentit ses jambes fléchir. — Jésus ! trop tard ! bégaya-t-elle en s’appuyant au mur du cimetière.

Le vieux prêtre lui-même ne put retenir une exclamation de douleur ; il s’informa vivement aux pêcheurs rassemblés des circonstances du défi, et, quand ils lui eurent tout raconté, il leur demanda plus bas si le danger était véritablement grand. Les pêcheurs se regardèrent sans répondre et haussèrent les épaules. Enfin gros Pierre, qui suivait les barques de l’œil, fit un geste de mauvais augure.

— Hormis le jusant qui les aide, tout est contre eux, dit-il ; le vent les hale toujours au sud, et il leur faudra courir bord sur bord dans un courant où chaque copeau[11] peut les remplir. Sans compter que s’ils approchent de l’île, ils trouveront les rafales, et alors, gare à chavirer ! — Puis, M. le recteur peut voir lui-même que la mer a une mauvaise figure ; partout des vagues courtes qui scient une barque en deux morceaux ; l’orage est sous l’eau, et c’est bien le pire. Regardez, ne dirait-on pas que la mer bout et fume ? Le diable y a mis le feu ! À bien dire, on ne peut jamais croire des hommes perdus tant qu’ils ont une planche sous leurs pieds et un chiffon de toile sur leurs têtes ; mais, aussi vrai que j’ai été baptisé, si j’étais dans leurs peaux, je n’aurais plus d’espérance que dans la miséricorde de la Trinité.

— Adressons-nous donc à elle, dit M. Lefort avec ferveur, et demandons-lui ce que nous ne pouvons faire nous-mêmes, un miracle !

À ces mots, il entra dans le cimetière, et, s’arrêtant au pied de la croix, commença à haute voix la prière consacrée par l’église aux voyageurs en péril. Les femmes, agenouillées sur les tombes, répétaient en chœur les répons, tandis que les hommes, debout et tête nue, regardaient alternativement le prêtre et l’horizon. Annette était restée parmi eux, et, bien que ses mains se fussent jointes, bien que sa bouche répétât machinalement la prière, ses yeux ne quittaient point la mer, où se trouvait alors exposé tout ce qu’elle aimait. Les deux barques continuaient à louvoyer à peu de distance l’une de l’autre, mais diversement dirigées. Tandis que celle du traîneur de grèves marchait à petite toile, en courant de longues bordées et en évitant le flot, celle de Goron, comme impatiente d’être suivie, naviguait au plus près et s’efforçait de piquer dans le vent, malgré la grosseur de la mer. Plusieurs fois on la vit s’enfoncer dans la lame, y rester prise un instant, et ne se relever qu’avec peine. Les plus vieux pêcheurs désapprouvèrent à demi-voix l’imprudence du patron.

— Il veut arriver le premier par orgueil, dit l’un d’eux ; que Dieu lui pardonne ! l’orgueil le perdra.

— Le voilà qui change de bord, reprit gros Pierre ; toujours trop court !

— Et il va entrer dans le grain, ajouta le premier interlocuteur. Sur mon salut ! c’est à cette heure, mes gens, qu’il faut prier pour lui. La barque de Goron approchait en effet d’une espèce de nuée qui rampait sur les flots et coupait la zone de lumière par une barre ténébreuse qu’il fallait traverser. Au-delà apparaissait l’île du Met, éclairée par ces lueurs fauves et rougeâtres des soleils d’orage. En approchant du grain, la chaloupe de Goron sembla soulevée hors de la mer et se précipita comme une flèche dans le nuage sombre ; celle de Marzou, qui arriva peu après, y entra obliquement et en se glissant. La disparition des deux barques fut suivie d’un saisissement qui se trahit par un silence général. Tous les spectateurs attendaient, le cou tendu et le cœur serré ; mais les minutes se succédaient sans qu’on vît rien reparaître, et l’angoisse devenait de l’épouvante. Les plus vieux pêcheurs, qui avaient calculé le temps nécessaire pour franchir la nuée, se regardaient et hochaient tristement la tête.

— Voilà ce que je craignais, dit tout bas celui qui avait déjà parlé. Quand ces grains mènent le vent,-on dirait les soufflets du diable. Rien ne peut tenir devant eux.

— Minute ! interrompit gros Pierre, qui couvrait ses yeux de sa main pour mieux distinguer. Est-ce que je ne vois pas là-bas quelque chose qui sort de la brume ?… au vent de l’île… ça flotte à la houle… tenez…, là, au haut de la vague ! On dirait un chiffon blanc en manière de voile.

— C’est une barque chavirée ! s’écria un jeune pêcheur dont la vue était plus perçante.

À ce cri, la prière fut interrompue ; les femmes et M. Lefort lui-même accoururent. L’objet signalé par gros Pierre se montrait maintenant de manière à ne laisser aucun doute: c’était bien une chaloupe, mais remplie et roulée par les flots. Annette, qui l’avait distinguée comme tout le monde, était tombée à genoux et sanglotait les bras tendus vers la mer, tandis que les femmes groupées autour d’elle prodiguaient ces marques bruyantes de compassion qui, loin d’adoucir la douleur, l’exaltent et l’entretiennent. Tout à coup un nouveau cri retentit parmi ceux qui avaient continué à regarder, et toutes les mains désignèrent un point de l’horizon. Une seconde chaloupe sortait de la ligne, ténébreuse comme un goéland effaré, la quille presque hors de l’eau, et naviguant au plus près : — Voyez ! la voile rouge ! c’est le traîneur de grèves ! s’écria le gros Pierre.

— Il va au secours de Goron, ajoutèrent toutes les voix.

— Pourvu qu’il arrive à temps !

— Il a largué ses ris !

Marzou semblait, en effet, avoir renoncé à sa prudence, et courait toutes voiles dehors vers la barque chavirée. Il l’atteignit bientôt: on vit sa voilure s’abattre, et l’on comprit qu’il travaillait au sauvetage des naufragés, mais sans pouvoir reconnaître, à cause de la distance, s’il était arrivé à temps. Chacun hasardait une conjecture presque aussitôt contredite ; enfin, après une assez longue station, qui fut diversement expliquée par les spectateurs, le traîneur de grèves remit à la voile et tourna l’île pour aborder à la coire espagnole. Dès qu’il eut disparu, M. Lefort s’approcha d’Annette, qui était restée à genoux, dans un abattement désolé.

— Levez-vous, ma fille, dit-il, avec un accent de douce autorité, que vous ayez à remercier Dieu ou à lui demander des consolations, venez le prier ! — Et, la prenant par la main, il entra avec elle à l’église,


V.

Tandis que les habitans de Piriac, réunis sur le port, se livraient à mille suppositions contradictoires, et qu’Annette continuait à prier devant l’autel de la Vierge avec une ferveur anxieuse, le drame commencé sur la grande terre se dénouait à l’île du Met, dans la cabane même de Marillas.

Près du foyer, où pétillaient des varechs desséchés, étaient assis Goron et Lubert, tels qu’ils avaient été sauvés par le traîneur de grèves, mais dans des dispositions singulièrement différentes. Le premier n’avait eu qu’à revenir à lui pour reprendre sa fermeté sombre, et, plus humilié qu’épouvanté de son naufrage, il tordait en silence ses manches de toile rousse qui ruisselaient d’eau de mer. Le grand Luc au contraire, les yeux dilatés, les lèvres pâles, tout le corps agité d’un mouvement convulsif, murmurait des interjections confuses et n’était point encore remis de son effroi. L’agonie qu’il venait de subir, cramponné sur la barque naufragée, avait brisé sa force, et les muscles lui manquaient, faute de cœur. On eût dit un de ces chênes à robuste apparence, mais creux au dedans, et que la première tempête couche à terre.

Vers le fond de la cabane, Marillas, étendu sans mouvement sur une couchette de matelot, faisait entendre la respiration sifflante qui annonce l’approche du moment suprême. Penché vers lui, Marzou suivait avec émotion cette dernière lutte entre la vie et la mort, et aux pieds de l’agonisant, Iaumic agenouillé répétait la seule prière qu’il eût apprise de sa mère.

Après un assez long silence, Goron se leva en se secouant d’un air farouche comme un loup qui sort de sa reposée ; il alla regarder à l’étroite fenêtre qui donnait sur la mer, et, revenant vers le foyer :

— Allons, debout ! dit-il brusquement et à demi-voix au grand Luc, voici le vent qui mollit, nous allons avoir une acalmie, faut en profiter pour repêcher la chaloupe.

— Où donc ? quelle chaloupe ? bégaya Lubert, qui tourna vers le marin son visage hébété. — Celle que tu as fait chavirer, faute de filer l’écoute ! répliqua Goron avec colère ; elle doit être au vent de l’île ; avec ta barque, nous pourrons la remorquer.

— Comment ! vous voulez réembarquer à cette heure, s’écria Lubert, quand la mer est encore en danse ! mais vous ne l’entendez donc pas sur les roches ? Du diable si j’expose ma barque ni mon corps !

Le patron le couvrit d’un regard de mépris.

— Grand cadavre ! dit-il en souriant amèrement ; pour avoir été roulé quelques momens dans la lame, le voilà devenu plus couard qu’une fille ! L’eau de mer lui a noyé le cœur.

— C’est bon ! interrompit le géant avec un frisson de souvenir auquel se mêlait une sorte de colère ; mais je vous conseille de ne pas revenir sur les choses, vu que vous êtes cause de tout.

— C’est donc moi qui ai manqué, par peur, à la manœuvre ? demanda ironiquement Goron.

— C’est vous qui m’avez forcé à vous suivre, reprit le grand Luc d’un ton de rancune ; quand le traîneur de grèves nous défiait d’embarquer, est-ce que j’avais donc besoin de répondre ? Je l’aurais fait taire à volonté avec mes poings ; mais vous avez voulu accepter par fausse gloire. C’était bien la peine de venir ici, à travers cinq cents morts, pour entendre un homme râler !

Marzou, qui était toujours au lit du mourant, se retourna et fit signe de la main. — Plus bas, au nom de Dieu ! dit-il ; maître Luz peut vous entendre.

Lubert haussa les épaules. — Oui, oui, reprit-il entre ses dents, nous avons fait une belle campagne, et dont je conseille au patron de se vanter ! Trop heureux s’il n’y perd que sa barque !

— Ah ! je saurai bien la retrouver, répondit le marin, qui remettait sa veste, et, puisque tu n’as pas assez de nerf pour m’aider, j’irai seul.

— Maître Goron ne me refuserait pas, j’espère, d’aller avec lui, dit le traîneur de grèves en s’approchant ; mais je ne voudrais pas quitter le Béarnais pendant la grande angoisse, et il n’y a rien à craindre pour la barque. J’ai filé à l’avant et à l’arrière les deux grappins qui la tiennent mouillée, le nez à la vague ; dans huit jours, on la trouverait à la même place.

— C’est une idée, cela ! reprit le patron, qui semblait ne louer Marzou qu’avec embarras et répugnance ; je ne te croyais pas l’œil si marin !

— Maître Goron aura oublié qu’autrefois il me prenait souvent pour matelot, dit Marzou, et qu’à bonne école il est facile de profiter !

Le marin jeta un regard de côté sur le jeune garçon, comme s’il se fût défié du compliment ; mais l’accent avait été si simple et la physionomie si sincère, qu’il dut l’accepter comme il avait été fait, sans arrière-pensée. — C’est bon ! dit-il sourdement ; pour lors on attendra, et, quand la mer n’aura pas plus de vagues qu’un marais salant, peut-être que le grand Luc pourra retrouver assez de courage pour prendre l’aviron.

— Ali ! il faudra pourtant que cela finisse ! s’écria Lubert, qui, honteux de sa lâcheté et incapable de la vaincre, s’irritait qu’on la rappelât ; vrai, patron, vous seriez capable de faire enrager un agneau ! On dirait que vous tenez à me voir noyé !

— Tu le serais maintenant sans le traîneur de grèves, fit observer ironiquement Goron, qui sentait par lui-même ce que ce souvenir devait avoir d’humiliant pour le grand Luc.

Celui-ci frappa du pied. — Tonnerre ! je ne parle pas de cela ! reprit-il, et d’ailleurs c’est un service qu’il vous a rendu aussi bien qu’à moi.

Marzou voulut s’entremettre, mais le patron et son matelot étaient trop animés pour accepter sa médiation.

— Remercie le bâtard d’avoir pris ta barque, dit Goron en ricanant ; si tu l’avais conduite, elle serait maintenant au fond de la baie.

— J’aurais du moins pu en acheter une autre, répliqua brutalement Lubert, vu que je ne suis pas un gueux comme il y en a !

— Parles-tu pour moi ? demanda le marin, dont l’œil s’allumait.

— Pour vous moins que pour les autres, objecta Lubert avec un rire grossier, puisque mes écus vont entrer dans votre famille.

Goron, qui s’était rassis au foyer, se leva d’un bond.

— Mille dieux ! pas plus tes écus que toi-même, misérable brute ! s’écria-t-il en éclatant.

— Bien dit, patron ! murmura une voix faible, mais distincte. Goron releva la tête : le visage du mourant s’était retourné vers le foyer ; sa respiration semblait plus libre, et il y avait dans son regard une lucidité singulière. Marzou courut à lui avec une exclamation de joie. — Dieu soit béni ! vous êtes mieux, maître Luz, dit-il en se penchant vers le malade ; ce n’était qu’une crise, et la voilà passée.

Le Béarnais fit un mouvement de paupières, un vague sourire passa sur ses lèvres crispées.

— Prépare toujours le cierge et l’eau bénite, reprit-il de cette voix lente qu’il semblait ménager ; mais, avant d’aller chercher ce qu’on trouve là-bas, j’aurai du moins le contentement de savoir que la Niette n’épouse pas ce sauvage.

— J’aimerais mieux la voir porter au cimetière avec la couronne blanche sur son linceul ! dit le marin, qui lança à Lubert un regard de colère et de dédain.

— Mieux vaut encore la conduire à l’église avec le bouquet argenté[12]), dit Marillas, et cela vous est facile, patron ; car il y a ici un autre garçon épris d’amitié pour la Niette, et, si j’ai bien entendu, vous avez été content de le trouver tout à l’heure sur la mer.

— Je ne suis pas pour nier les services qu’on me rend, répondit le marin d’un air sombre.

— C’est un commencement de disposition à les payer, continua le Béarnais, et peut-être bien que la Niette s’en chargerait sans trop de déplaisance.

Lubert frappa sur sa cuisse. — À la bonne heure ! s’écria-t-il avec un rire méprisant, en voilà un gendre qui sera glorieux pour maître Goron ! Je voudrais seulement savoir ce qu’il répondra à la mairie, quand on lui demandera de qui il est fils ?

— Il répondra, dit Marillas. qu’il est fils de son courage et de son intelligence. Ce sont des parens que tu n’as pas eus, toi, grand Luc, car si tu étais né sans ressources comme Loïs, au lieu de glaner honnêtement ton pain sur les rochers et les grèves, tu vagabonderais maintenant par les routes avec les voleurs ou les mendians.

— C’est bon, dit Lubert, qui ne se sentait pas de force à répondre ; on ne vous parle pas, à vous, Béarnais ; occupez-vous de mourir, et laissez en repos ceux qui ont la force de vivre. Vous aurez beau parler d’ailleurs, le traîneur n’en restera pas moins trop gueux pour nourrir une femme, lui qui ne sait pas seulement un métier.

— Lubert a vu que je pouvais conduire une barque, objecta Marzou.

— Quand tu trouves quelqu’un pour te prêter la sienne, acheva brutalement le grand Luc ; mais dis-nous un peu où est ta chaloupe ?

— Ici, interrompit Marillas vivement, je vais te la montrer.

Et, faisant signe au traîneur de grèves de l’aider, il se souleva sur son coude gauche, glissa la main droite sous sa paillasse, chercha quelque temps et en retira enfin une pochette de cuir qu’il ouvrit. Des louis d’or s’éparpillèrent sur la couverture.

— Il y a là près de quinze cents francs, reprit-il ; c’est deux fois plus qu’il ne faut pour acheter une barque. Si je vis, Loïs me les rendra peu à peu et selon son pouvoir ; si je meurs, comme vous en êtes bien sûrs, tout est pour lui. Que peux-tu dire à cela, grand Luc ?

— Moi ? rien, monsieur Luz, dit le géant, qui n’avait jamais vu tant d’or et se trouvait subitement intimidé devant le possesseur d’une pareille somme ; à cette heure, le patron ne peut pas manquer d’être pour le traîneur de grèves ; mais, pas moins, je me demande pourquoi vous êtes ainsi contre moi !

Un éclair passa sur les traits livides du mourant ; il leva lentement la main et montra la muraille au pied de son lit : le cobriau tué par le grand Luc y était suspendu le bec entr’ouvert et les ailes pendantes. Lubert déconcerté baissa la tête.

— Je t’avais averti qu’il venait une heure ou les faibles se revengeaient, dit Marillas d’un accent de rancune ; tâche de ne pas l’oublier désormais. Et vous, Goron, ne refusez pas le bonheur de votre fille par mauvaise gloire, et donnez la main à ce brave gars en signe de promesse.

Le marin parut hésiter. Il regarda l’or dispersé sur le lit, puis le grand Luc, qui tournait son bonnet d’un air de ressentiment sournois, enfin Marzou, dont les traits étaient épanouis par l’espérance, et, prenant son parti :

— Au diable le qu’en dira-t-on ! s’écria-t-il. Après tout, je ne connaissais pas Loïs ; c’est un vrai matelot. La Niette et lui peuvent s’arranger, et que la fièvre m’étrangle si je les dérange !

Il avait tendu la main à Marzou, qui la serra avec un cri de joie, puis se retourna vers le Béarnais en se laissant glisser à genoux près du lit. — Ah ! c’est maintenant qu’il faut que vous viviez pour voir les heureux que vous aurez faits ! s’écria-t-il avec un élan de reconnaissance.

Le mourant ne put répondre sur-le-champ. Laissant une de ses mains au traîneur de grèves, qui la couvrait de baisers, il posa l’autre sur sa tête en silence ; deux petites larmes coulaient le long de ses joues plombées. Enfin il fit un effort et murmura : — Que Dieu te bénisse ! mon fils ; grâce à toi, je meurs avec la pensée que quelqu’un m’aimera après ma mort !

Marzou voulut protester contre ce dernier mot et énumérer les chances de salut qui restaient au malade ; mais Luz lui fit signe de se taire et se mit à lui expliquer ses dernières volontés. Il désirait être enterré dans l’île, et demanda que le premier voyage de la barque achetée pour Annette et Marzou fût une visite à sa tombe. Il leur légua le bétail qu’il avait élevé, mais en exigeant la promesse qu’ils ne le livreraient jamais au couteau du boucher ; enfin vinrent les explications relatives à ses affaires. Jusqu’au soir, il s’occupa ainsi de tout régler, s’interrompant de loin en loin pour tomber dans une courte somnolence ; vers le milieu de la nuit, son agonie commença, et il mourut aux premières lueurs de l’aube, la tête appuyée sur l’épaule de Louis.

Tous ses vœux furent accomplis. La Niette et le traîneur de grèves, heureusement mariés grâce à lui, vinrent tous les ans, à l’anniversaire de sa mort, prier à la place où il reposait, jusqu’à ce que la construction du fort élevé au milieu de l’île eut nécessité le transport des restes de Luz Marillas au cimetière de Piriac, sous une pierre grossièrement gravée, qui indique encore sa sépulture.


EMILE SOUVESTRE.

  1. Nom donné à une jaquette très chaude destinée à se défendre contre le vent de nord-ouest.
  2. Bronche, nom donné aux sorciers dans le Béarn.
  3. Debrua est le nom que les Béarnais donnent à Satan ; ils le donnent souvent par plaisanterie aux animaux de couleur noire.
  4. Espèce de corbeau marin.
  5. Le donzellon est, dans le Béarn, le jeune garçon qui sert de second au marié ; on a fait de ce mot un terme d’amitié.
  6. Matelottage, espèce d’association particulière aux marins.
  7. Saint Sequaire est celui qui fait sécher les gens.
  8. Labina, fée.
  9. Terme de marine, par lequel on indique que la manœuvre est exécutée, et que le navire part.
  10. Espèce de chiens de mer de la famille des requins.
  11. Copeau, nom donné à la lame qui embarque dans un canot.
  12. Le bouquet des mariées est composé de fausses fleurs ornées de feuilles d’argent.