Scènes de la vie italienne
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 14 (p. 434-455).
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LA FRASCATANA


SCÈNES DE LA VIE ROMAINE.

I.

Le Sicilien est né conspirateur, le Napolitain comédien, et, s’il fallait qualifier d’un seul mot le Romain, je dirais volontiers que la nature l’a fait orateur. En aucune ville du monde, le peuple ne parle sa langue avec autant de pureté qu’à Rome. L’éloquence et le bien dire sont si vulgaires en ce pays-là, qu’on ne les compte pour rien. Entre le parler d’une duchesse et celui de sa camériste, la différence n’est pas grande. Le facchino du coin de la rue s’exprime en homme de bonne compagnie ; le cicerone mérite à tous égards son titre ambitieux et vous fait les honneurs de la ville éternelle avec des fleurs de langage dignes d’un académicien ; le mendiant lui-même invoque votre charité en des termes qui vous font rêver à Bélisaire, tant le sérieux et la grandeur sont les signes distinctifs du caractère romain !

Toute chose extrême appelle son extrême opposé. Plus le Romain paraît grave à l’ordinaire, plus il s’égaie à certains jours de l’année. Les divertissemens du carnaval atteignent un degré voisin du délire, et le mardi gras, lorsque la foule se livre dans les rues à la guerre des moccoli et des confetti, vous prendriez les Romains pour une population de fous.

Pendant la dernière année du pontificat de papa Gregorio, comme on dit à Rome, le 18 octobre, jour de la Saint-Luc, dix ou douze jeunes gens étaient réunis dans une salle particulière du grand café du Corso. On voyait à leurs mines animées leur ferme résolution de s’amuser ce jour-là. Devant eux se tenaient debout, dans un silence respectueux, plusieurs facchini attendant les ordres de leurs seigneuries. Sur une table étaient rangées beaucoup de ces cornes que l’on considère à Naples comme un préservatif des mauvais sorts et à Rome comme un emblème ironique des accidens du mariage. Ces emblèmes étaient de diverses proportions, les uns tout petits, en agate ou en corail, les autres en écaille ou en ivoire ; les plus grands étaient de véritables cornes de bœuf vernies et façonnées comme des objets de luxe. Un des jeunes gens, remplissant les fonctions de secrétaire, avait écrit une liste de maris à qui l’on destinait ces surprises honorifiques. Le conseil délibérait sur chaque nom et choisissait parmi les présens celui qui, par son importance et sa longueur, semblait répondre à la situation conjugale du donataire, afin d’établir autant que possible une équité parfaite dans la distribution. Les avis étaient quelquefois partagés. Tel mari qui, l’année précédente, avait eu des droits à un présent considérable paraissait aujourd’hui moins favorisé. On consultait les chroniques et les anecdotes, et lorsqu’enfin on tombait d’accord, l’arrêt du conseil était suivi de ces rires francs qui rendent la gaieté méridionale si aimable et si contagieuse. Les facchini déposèrent les offrandes dans des paniers, et, pour montrer qu’on pouvait s’en rapporter à leur mémoire et à leur intelligence, ils répétèrent, sans faire aucune erreur ni confusion, les noms et les adresses des personnes auxquelles ils devaient remettre ces présens.

— Savez-vous bien vos leçons ? dit un des jeunes gens.

— Excellence, répondit le doyen des facchini, nous n’aurions guère profité de nos années de ménage, si nous ne savions pas nous acquitter d’une pareille ambassade. Fiez-vous à notre expérience. Nous commencerons par faire un petit compliment, le plus courtois que nous pourrons, à chaque époux très heureux. Nous lui dirons en exhibant le cadeau que c’est un hommage, un signe de sympathie et de confraternité envoyé par la compagnie des gais cornutelli, composée de jeunes maris, tous coiffés du même ornement et dont l’incognito finira ce soir, une heure avant le coucher du soleil, à Papa Giulio. Nous ajouterons que nul célibataire ne peut être admis et que les convives se feront reconnaître en présentant ces emblèmes de la gaie confrérie ; puis nous nous retirerons en souhaitant à tous les maris un semblable honneur pour l’année prochaine.

— Pourvu, reprit un des jeunes gens, que dans le trajet ces attributs ne prennent pas racine sur vos fronts ?

— Plût au ciel, répondit le doyen des porte-faix, que le corail voulût bien pousser sur les fronts de pauvres diables comme nous ! Nos femmes n’ont point assez d’esprit pour cela.

Les facchini mirent les corbeilles sur leurs têtes, et sortirent d’un pas solennel. On appelle Papa Giulio une guinguette à la mode, située hors des murs de Rome, entre la porte du Peuple et le pont Molle. À cinq heures de France, une immense table se trouva servie dans le grand salon de cette trattoria champêtre. Pas un des convives ne manqua au rendez-vous. Celui qui avait reçu le présent le plus considérable fut proclamé président, et occupa la place d’honneur. On mangea beaucoup ; on but du vin d’Orvieto, mais modérément, et la bouteille n’ajouta rien de factice à la gaieté cordiale du repas ; on fit un brindisi à la santé de tous les cornutelli du globe terrestre, et les cris joyeux s’entendirent à un mille de distance. Quelques chansons de circonstance assaisonnèrent le dessert ; puis on quitta la table pour allumer les cigares.

Dans le salon public de l’auberge, un jeune homme d’une figure charmante payait la carte de son dîner. La bande éveillée des gais cornutelli vint former un demi-cercle devant lui. — Eh ! s’écria le président, c’est le cher comte Emilio ! Par quel hasard dînez-vous aujourd’hui chez le traiteur sans votre femme ? Est-ce qu’il y aurait de la brouille dans le ménage ?

— Non, répondit le seigneur Emilio. Ma femme est à Frascati, dans sa famille.

— Un jour comme celui-ci ! reprit le président, quelle imprudence ! Prenez garde à vous : l’année qui vient, vous dînerez à notre table.

— A la garde de Dieu et de ma femme ! répondit le jeune homme en riant.

— Ce que nous en disons, reprit le président, n’est que pour badiner : il n’y a point de mari plus heureux ni plus en sûreté que vous, cher Emilio, puisque vous possédez en une seule personne femme et maîtresse. Messieurs, rendons hommage au bonheur exemplaire de notre ami, à la vertu de la belle Antonia et à la fidélité des deux époux.

— Salut au couple trois fois heureux ! s’écrièrent les convives ; honneur au bon mari, à la femme fidèle ! Vivent les époux amans !

Dans un coin de la salle, on entendit un ricanement bizarre.

— Oh ! dit le président, voici un jettatore ! gare au maléfice I Tournons vers lui nos talismans.

À l’instant, toutes les cornes se dirigèrent vers le personnage suspect. C’était un de ces hommes chétifs, ridés, râpés, usés par le climat, vêtus de noir et portant lunettes, dont le regard est fatal dans le midi. Son nez avait absorbé tout l’embonpoint de son visage. Il tenait entre ses doigts maigres une tabatière dont le couvercle produisait en tournant des grincemens moins aigus que sa voix de fausset.

— Que vient faire ici ce croque-mort ? dit un jeune mari. À la porte le jeteur de sorts !

— A la porte ! répéta le chœur des gais convives.

Le petit homme s’approcha en saluant jusqu’à terre avec une humilité pleine d’ironie.

Signori, dit-il, si j’étais un véritable sorcier, combien je m’enorgueillirais de l’émotion où je vous vois ! Mais non, devant ces cornes menaçantes, que vous avez cueillies sur vos fronts, je sortirais, je m’enfuirais, je décamperais.

— Je le connais, cria un des convives. C’est lui, c’est don Synonyme, le plus dangereux des jettatori. — Mauvaise rencontre, mes amis !

— Eh bien ! qu’est-ce ? reprit le petit vieux. Cela intrigue, agite, inquiète vos seigneuries ? Il faut pourtant que je sois quelque part, à moins de m’évanouir, de me dissiper, de m’évaporer comme un gaz, un brouillard, une fumée. Qu’entendez-vous par une mauvaise rencontre ? Est-ce à dire que vos seigneuries craignent une conversion, une réforme dans les esprits de leurs femmes ? Si le ciel m’eût donné le pouvoir d’opérer un si grand miracle, on me canoniserait au lieu de me maudire. Que vos seigneuries ne s’alarment point : la fête des cornes sera aussi brillante l’année prochaine qu’aujourd’hui. Je ne vois qu’une seule personne ici qui se puisse plaindre de ma rencontre : c’est le gracieux seigneur Emilio, puisque sa femme l’aime passionnément. Lui seul, hélas ! ne porte point le majestueux ornement que la nature a placé sur la tête du bœuf. Il s’en repentira, l’aimable jeune homme !

— De quoi me repentirai-je, illustrissime sorcier ? demanda Emilio.

— Tout excès mène à un abîme, à un gouffre, à un précipice, reprit le jettatore. La chanson populaire dit : Chi bella non è fortuna non ha, — fille sans beauté ne fait point fortune. — Mais pour la fille d’un pauvre tourneur, être la plus belle personne, la plus courtisée de Rome, épouser un grand seigneur, nager dans les délices de l’opulence, c’est trop. Pour un jeune et riche cavalier, tomber amoureux éperdûment, se noyer dans son amour, être l’amant et l’époux, le serviteur et l’esclave d’une femme, la combler de biens, n’avoir d’autre loi que la volonté, la fantaisie, le caprice d’une belle, c’est trop. La soie et le velours s’usent plus vite que le drap : il changera d’habits, le très gracieux seigneur !

— De quelle étoffe sera mon premier habit neuf, très savant devin ?

— Avec la laine du mouton de Barbarie, on fait des vêtemens chauds.

— C’est-à-dire que je porterai une robe de moine. Serai-je chartreux ou capucin, très savant devin ?

— L’agneau chéri de son épouse a une toison d’or. Un beau jour, on le tond, et tout tremblant, frissonnant, grelottant, il arrive où il ne voulait pas aller.

— Vous croyez que je me ruine, très lugubre orateur ; mais je suis plus riche que vous ne l’imaginez.

— On lui dira des mots durs, désagréables, malsonnans, au tendre agnelet.

— Et ces mots seront-ils synonymes, prophète de malheur ?

— Ils seront longs, barbares, nasillards et discordans, comme le son de la zampogna. Au revoir, époux très caressé ! Adieu, très honorés seigneurs ! Mes respects, mes révérences à toute la très estimable compagnie.

— Au revoir, gentil corbeau ! adieu, badin fossoyeur ! crièrent les jeunes gens.

Don Synonyme exécuta une sortie de comédie au milieu des huées et des sifflets. La confrérie des gais cornutelli n’était pas d’humeur à se laisser attrister par la rencontre d’un jettatore. Cet incident passa inaperçu dans les plaisirs de la soirée. Le seigneur Emilio suivit ses amis à la salle de billard, et fit avec eux la partie italienne que nos grands joueurs de carambolages trouveraient bonne pour les demoiselles, à cause de la largeur énorme des blouses et des queues sans procédé. Vers minuit, la compagnie se dispersa ; quand le seigneur Emilio fut dehors, l’air de la nuit et la solitude ayant dissipé l’animation causée par le bruit, le jeu et les lumières, quelque sombre pensée lui revint dans l’esprit. Son menton s’inclinait sur sa poitrine. Il ralentissait le pas et murmurait des mots entrecoupés. Avant de rentrer dans Rome par la porte du Peuple, il s’assit un moment sur un banc de pierre, et soupira en s’écriant : — Suis-je donc arrivé à ce point qu’un inconnu me raille en public ? « Je me repentirai,… je changerai d’habits… on me dira des paroles dures et malsonnantes. » Si cet homme n’a pas le don de divination, je suis perdu. Qui sait ce qu’on pense de moi, quelles réflexions on fait sur mes folles dépenses ? Celui qui n’a rien à se reprocher ne voit point d’insinuations malignes dans les propos de café. Mais ce sont là des discours de jettatore. Les pronostics menaçans sortent de ma conscience et non de la bouche de ce pauvre lunatique. On ne connaît pas l’état de mes affaires ; on ne le connaîtra jamais. Encore un an, et le bonheur de mon Antonia est assuré pour toujours.

Le seigneur Emilio, moins accablé, se releva et prit le chemin de son palais, situé via del Babbuino, près de la place d’Espagne. Une jeune femme en robe blanche, qui le guettait du haut d’un balcon, descendit au-devant de lui sous le vestibule. Les deux époux, qui s’étaient séparés le matin, se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, comme s’ils eussent couru quelque grand danger, et les sombres pensées du jeune mari s’envolèrent à tire-d’aile ; mais, pour faire comprendre les paroles obscures du seigneur Emilio, il est nécessaire de raconter quelques événemens antérieurs à la fête des Felici Cornutelli[1].


II.

Frascati est, comme on sait, le Versailles de Rome. C’est là que les bourgeois qui n’ont point de maison de campagne vont chercher en été une journée de villégiature, et je ne serais pas étonné que la beauté des Frascatanes, plus sveltes et plus gracieuses que les femmes d’Albano ou de Tivoli, fût pour quelque chose dans la partialité des Romains pour ce village. Il y avait donc à Frascati un pauvre tourneur nommé Nicolò Barletti, qui gagnait sa vie, avec bien de la peine, à tourner des bâtons de chaises pour les tapissiers de Rome. Sans être habile dans son métier, il l’aimait extrêmement. Rien au monde ne lui semblait si beau qu’une pièce de bois bien polie et bien ronde. Il soupirait après le jour où il serait capable de travailler pour les tabletiers, et souvent il s’agitait dans son lit, dévoré par l’ambition de fabriquer des quilles. Un chien caniche, assis du matin au soir sur le pas de la porte, servait d’enseigne à l’artiste en tenant dans sa gueule un bâton de racine de buis. Après cinq ou six ans d’études opiniâtres, Nicolò fit tant de progrès, qu’il réussit à tourner un jeu d’échecs. La somme de trois paoli que lui en donna un marchand de la capitale ne le consola qu’à moitié du chagrin de se dessaisir de son chef-d’œuvre. Cependant l’industrieux Nicolò créa un si grand nombre de rois, de reines et de cavaliers, que son escarcelle s’enfla peu à peu. La misère au teint hâve, expulsée par le travail et le talent, s’enfuit de la maison. Le macaroni fuma sur la table tous les jours à heure fixe. Le chien, dont la jeunesse s’était écoulée dans un long carême, ne jeûna plus dans son âge mûr, et la fille du maître tourneur eut une robe d’indienne pour les dimanches et fêtes, car Nicolò, qui était veuf, avait une fille qu’il aurait dû appeler son chef-d’œuvre, de préférence à ses pièces de bois les mieux tournées.

Antonia Barletti atteignit précisément le chiffre léger de quinze ans vers l’époque où le génie de son père se révélait à ses contemporains. C’était la plus belle et la plus séduisante des Frascatanes, point spirituelle du tout, mais intelligente, ce qui vaut mieux. Elle avait l’humeur douce, le cœur chaud, affectueux, enclin à s’attacher et capable d’enlacer l’objet aimé, de s’y incruster, de se l’assimiler comme fait le lierre. Dans sa physionomie, la bienveillance prenait l’apparence de la tendresse ; mais elle n’avait d’attention que pour les jeunes gens, et encore fallait-il qu’ils fussent beaux pour qu’elle s’aperçût de leur présence. Un homme prudent et craintif aurait cru démêler dans le feu de ses grands yeux l’instinct de la panthère apprivoisée, qui finit tôt ou tard par étouffer ou manger naïvement son meilleur ami, sans méchant dessein, par excès même de reconnaissance et d’affection. Tout enfant et ignorante encore, Antonia sentit qu’elle n’aimerait point à demi, et que son cœur une fois donné, à moins d’un cataclysme, elle ne le reprendrait plus. C’est pourquoi elle voulait tâcher de le placer en bonnes mains, et l’ambition qu’elle avait héritée de son père, jointe à cette envie romanesque, lui conseillait de prétendre à un mariage riche.

Maître Nicolò, encouragé par le succès, pensa que le séjour de Frascati n’était plus digne d’un artiste de talent ; il vint chercher le profit et la gloire à Rome, comme en d’autres temps Michel-Ange et Raphaël. Il loua deux grandes chambres au rez-de-chaussée près de la fontaine de Trévi, l’une pour sa fille et l’autre pour lui. Son génie, échauffé par le contact de la civilisation, produisit des merveilles. De l’ébène et du buis, il passa à l’ivoire et gagna sans peine son demi-écu romain à la journée. Le soir, il allait chercher le souper à la trattoria la plus proche, car Antonia, rêvant à ses amours futures, n’entendait pas grand’chose au ménage et rien à la cuisine. Le dimanche, pour se délasser de ses travaux, maître Nicolò menait sa fille à la promenade sous les arbres de la villa Borghèse. Malgré le nombre infini de beaux visages qu’on voit dans ce jardin public, Antonia y fut remarquée à cause de sa jeunesse en fleur, de sa haute taille et de la coiffure de sa ville natale, qui est le bonnet appelé panno pour les jours froids, ou le bouquet de rubans dans les cheveux pour l’été. Du haut des calèches, les binocles l’honoraient de regards attentifs, les connaisseurs en jolies filles la désignèrent sous le nom de la belle Frascatane, et, pour savoir qui elle était, on la suivit jusqu’à sa porte.

Un matin, le maître tourneur reçut la visite de plusieurs dandies, tous bien vêtus, gantés et munis de cannes à pomme d’or ou de lapis. Sous le prétexte de faire des emplettes, ils adressèrent beaucoup d’œillades et de complimens à Antonia. Un de ces jeunes gens, plus sérieux ou mieux informé que les autres, s’extasia sur le talent de Nicolò, sur la délicatesse et l’habileté de sa main-d’œuvre. Le maître tourneur, qui reconnut aussitôt un esprit élevé, un homme de goût, fit à cet aimable garçon les honneurs de son atelier en tirant de l’armoire ses pièces de choix. Le jeune seigneur, de plus en plus ravi, exprimait le plaisir qu’il trouvait à examiner un jeu d’échecs par des exclamations qu’on n’entend d’ordinaire que dans les musées. Les peintures du Vatican ou de la Farnesine ne lui auraient pas inspiré plus d’enthousiasme. Antonia comprit que ce devait être une ruse de guerre. Tant de malice n’était pas nécessaire dans ce pays où une jolie femme ne se croit point obligée, comme à Paris, de prendre pour une offense les témoignages d’admiration d’un inconnu, et où tous les usages reposent sur la bonhomie et la facilité de mœurs. Un autre jeune homme, moins rusé que le premier, et qui sans doute n’avait pas de temps à perdre, le seigneur Pompeo, ne disait mot au père, s’attachait à la fille, la suivait pas à pas, et lui prodiguait les hyperboles que son compagnon l’amateur de bimbeloterie accordait aux ouvrages du maître tourneur. Antonia ne fut point insensible aux politesses du galant Pompeo ; elle sut aussi beaucoup de gré à son autre adorateur de flatter le père avant de songer à la fille ; mais, comme tous ces jeunes gens étaient beaux, pleins d’esprit, et par conséquent dangereux, la Frascatane résolut, jusqu’à plus ample information, de tenir son cœur à deux mains.

Les jeunes dandies ne manquèrent pas de revenir tantôt ensemble, tantôt séparément. Maître Nicolò, voyant qu’on n’en voulait pas autant à lui qu’à sa fille, ne se dérangea plus, hormis pour le jeune seigneur épris de ses ouvrages. Retiré derrière un paravent, le père laissa la jeunesse folâtre gaspiller les heures dont l’artiste connaît mieux le prix. L’atelier du maître tourneur devint ainsi un salon de conversation. Antonia, grace à la souplesse naturelle de son sexe, prit le ton du beau monde, en sorte qu’au bout d’une semaine on aurait cru qu’elle n’avait fait autre chose depuis son enfance que tenir académie. Tandis que le tour de maître Nicolò donnait à la matière brute les formes les plus capricieuses, le jeune amateur de bimbeloterie trouva enfin l’occasion de déclarer tout bas à Antonia qu’au fond il était plus amoureux d’elle que des échecs et des quilles de son père.

— Votre manège ne m’a point échappé, lui répondit la jeune fille. Il reste à savoir maintenant si c’était un subterfuge pour tromper la confiance de mon père ou un moyen innocent et ingénieux de gagner son amitié. Si vous n’avez d’autre envie que d’abuser une pauvre fille, vous auriez aussi bien fait d’aller droit au but, comme votre ami Pompeo, qui a du moins le mérite de ne point déguiser ses intentions.

— Belle Antonia, dit le jeune homme avec gravité, votre soupçon m’offense. Écartez l’idée de subterfuge coupable et de mauvaises intentions. Quand le redoutable Pompeo et tous vos autres adorateurs n’auront plus rien à vous dire, si votre cœur a pu résister à tant d’assauts, mon tour viendra de parler. Jusque-là, sachez seulement que je vous aime, et sur le reste permettez-moi de garder le silence.

— Hélas ! répondit Antonia, je ne souhaite pas que vous le rompiez, si vous devez tenir le même langage que vos amis.

— J’ignore quel langage tiennent les autres, reprit le jeune homme. Le mien sera celui d’un galant homme, qui vous aime et vous respecte trop pour désirer votre chute, même à son profit.

— Sainte Vierge ! s’écria la Frascatane en tremblant de tout son corps. Ai-je bien entendu ? Il semblerait… on pourrait supposer que votre seigneurie a jeté les yeux sur une meschinella comme moi pour en faire…

— Une comtesse ? interrompit le jeune homme ; pourquoi non ? Cela ne vous irait pas plus mal qu’à tant d’autres femmes.

— Ah ! parlez donc, cher comte, s’il en est ainsi. N’attendez pas que tous ces jeunes mauvais sujets, à qui mon cœur et mes oreilles sont fermés, aient épuisé leurs fourberies et leurs mensonges. Pas un d’eux ne s’exprimera comme vous, et si je dois être la plus heureuse des femmes, à quoi bon ces retards ?

— Eh bien ! ne tardons point, chère Antonia. Je vous offre ma main et mon nom.

Le seigneur comte Emilio, — car c’était lui, — monta sur une chaise, et, passant sa tête au-dessus du paravent, dit au maître tourneur :

— Nicolò, je vous demande votre fille en mariage.

— Elle est à vous, répondit le père. Laissez seulement que j’achève cette boule de buis, et nous en causerons. Votre demande ne m’étonne point. Il me fallait un gendre comme vous.

Quand la boule de buis fut achevée, maître Nicolò sortit de sa cachette. Il trouva sa fille pleurant et riant tout ensemble, battant des mains et courant dans la chambre, s’asseyant pour reprendre haleine, se jetant au cou de son amant, et disant mille extravagances, où l’on sentait l’amour qui prenait feu dans son cœur comme le salpêtre.

— C’est donc sa tendresse pour vous, dit le père, qui galope ainsi ma fille ? Je vois que vous ferez ensemble un excellent ménage. Vous savez, cher Emilio, que je ne possède pas un sou vaillant ; mais, avec mon métier, je ne serai jamais à chargea personne. Arrangez les choses comme vous l’entendrez. Mariez-vous quand il vous plaira ; le mieux, — si vous m’en croyez, sera le plus tôt.

— Je voudrais que ce fût à l’instant même, répondit Emilio.

Ce fut au bout de vingt jours seulement que la fille du tourneur devint comtesse et reçut la bénédiction nuptiale à l’église des Santi-Apostoli, en présence d’une foule énorme de curieux et d’invités. La société de Rome admira fort la noble conduite du jeune mari et les graces de la mariée. Antonia, caressée par les belles dames, qui l’embrassèrent et lui parlèrent comme à leur égale, ne sentit que de la joie et de la reconnaissance en prenant son rang dans ce monde nouveau qui l’accueillait avec des sourires. Il y eut gala au palais de la rue del Babbuino, et l’on récita au dessert plus de trente sonnets et autres poésies. Les deux époux essuyèrent par bordées les souhaits, les complimens, les hommages et les promesses d’une éternelle félicité, comme si l’âge d’or eût recommencé sur la terre. On ne songea point à rire du bonhomme de père, qui ne s’étonna de rien et n’eut pas un moment d’embarras. Des feux du Bengale brûlèrent devant la façade du palais pendant toute la soirée. Un bal termina la fête, et, vers minuit, une chaise de poste emmena les époux à la campagne, car Emilio, fatigué du bruit que faisait son bonheur, éprouvait le besoin de se dérober au tumulte et de terminer cette journée par une sorte d’enlèvement. La lune de miel eut douze quartiers, c’est-à-dire que le couple fortuné resta dans sa solitude champêtre durant trois mois. Il y serait encore, si le jeune mari n’eût reçu des lettres de sa famille, qui lui conseillait, dans l’intérêt de sa femme, de faire ses visites de mariage. Antonia ne voulait pas quitter la campagne ; elle aurait volontiers renoncé au monde et aux plaisirs des grandes villes, ressources des gens ennuyés et des cœurs indifférens. Pourquoi retrancher sur la part de l’amour, quand l’amour tient lieu de tout ? Mais Emilio voulait aussi que sa femme connût les privilèges de la fortune et d’une brillante position, et, comme il promit que les plaisirs de la ville ne deviendraient qu’un assaisonnement et non une contrainte, l’amoureuse Antonia consentit en soupirant à sortir de la retraite.

La société de Rome s’amusa de la tendresse réciproque de ces deux tourtereaux, des petits soins empressés du mari, des regards incessans de la femme ; on les observait en souriant lorsqu’ils se parlaient à voix basse au milieu du monde, comme des amans qui saisiraient l’occasion d’échanger quelques mots en dépit des jaloux, et on citait ce jeune couple comme un exemple édifiant et rare de l’avantage des mariages d’inclination. Il est certain cependant qu’à Rome et dans toute l’Italie on a de la peine à croire qu’une femme puisse aimer véritablement son mari. Lorsqu’une jolie dame est pourvue d’un sigisbé ou d’un secrétaire intime, on hésiterait, on craindrait de perdre son temps en lui faisant la cour ; mais on ne renonce pas aussi facilement au succès quand on chasse sur les terres d’un mari, quelle que soit la sagesse de sa femme. Antonia s’en aperçut. Les amis d’Emilio venaient souvent chez elle, et ces jeunes dandies, qui dans l’atelier du maître tourneur s’étaient bien gardés de parler mariage, eurent tous l’audace d’affirmer par serment que leur ami n’avait eu d’autre mérite que celui de les devancer. Le seigneur Pompeo ne trouva pas de termes assez énergiques pour peindre comme il l’aurait voulu le désespoir et la consternation où l’avait plongé la nouvelle foudroyante de ce fatal mariage. Il ne doutait point qu’Antonia ne dût revenir un jour de son engouement pour Emilio, ni qu’un amour cent fois plus ardent ne dût finir par être apprécié, en conséquence il s’inscrivait parmi les adorateurs et les amoureux-morts de la divine comtesse pour l’époque, plus ou moins prochaine, d’un refroidissement entre les époux. Ces étranges discours, qui auraient excité les railleries d’une Française, furent écoutés avec une douceur plus désolante que la malice ou la colère.

— Mon cher Pompeo, répondit Antonia. Il est bien possible que vous m’aimiez et que mon mariage vous mette au désespoir. Remarquez, je vous prie, que je n’exprime pas de doute à ce sujet. Vous êtes un fort aimable garçon et vous ne me déplaisez point ; mais ce fatal mariage est accompli, et puisque vous voulez absolument considérer ma tendresse pour mon mari comme une injustice et un scandale, je vous avertis que ce scandale durera long-temps. Je ne prendrai pas même la peine de vous opposer mes principes et l’intérêt que j’ai à veiller un peu sur ma réputation en entrant dans un monde pour lequel je n’étais pas née. Je vous dirai simplement que je suis folle de mon Emilio. Ce n’est ni par vertu ni par calcul que je prétends lui rester fidèle, c’est parce que je l’aime avec passion, et, si l’on veut, je conviendrai qu’il n’y a pas de mérite à cela.

— Eh bien ! reprit Pompeo, permettez-moi donc de faire une supposition, car tout est possible : si Emilio cessait de vous aimer, s’il ne vous gardait pas cette fidélité, scrupuleuse…

— J’en mourrais de chagrin.

— Vous le croyez aujourd’hui ; mais l’occasion venue, s’il n’en arrivait rien ; si, après avoir bien souhaité la mort, bien pleuré, bien juré de ne vous consoler jamais, vous vous trouviez un beau jour vivante, en bonne santé, au bout de vos larmes, et disposée à accepter les consolations d’un cœur dévoué ?…

— Il est clair, répondit la comtesse, que si j’étais en disposition de vous écouter, je vous écouterais.

— Donc, reprit Pompeo, j’ai raison de m’inscrire d’avance comme le premier en date de vos admirateurs, le plus amoureux, le plus impatient et le plus méritant.

— Inscrivez-vous, répondit Antonia. Je vous donne acte de votre inscription, et maintenant parlons d’autre chose.


III

L’enchaînement de suppositions quel le bouillant Pompeo se plaisait à imaginer pour justifier ses espérances ne paraissait pas devoir se réaliser de si tôt. Emilio n’avait d’yeux que pour sa femme ; son amour offrait tous les symptômes d’une passion chronique et incurable. Jamais l’ombre d’un nuage entre les deux époux, jamais un dissentiment, jamais de ces querelles suivies de raccommodemens, signes ordinaires de lassitude et qui mènent à une rupture ou à l’indifférence. Antonia n’avait pas assez de fantaisies au gré de son mari, et ne lui fournissait point assez d’occasions de la satisfaire. Cependant, après avoir consenti à courir un peu le monde par complaisance, elle y prit goût ; aussitôt Emilio donna des fêtes splendides. La comtesse aimait la musique et la comédie ; Emilio loua des loges à l’année aux trois théâtres. Un jour, Antonia s’était amusée à regarder la collection particulière des bronzes du Vatican ; son mari n’eut point de repos qu’il n’eût fait une collection de bronzes antiques. Antonia remarqua une dame qui passait à cheval dans les allées de la villa Borghèse ; le lendemain deux excellens chevaux de selle étaient à sa disposition. Pendant un petit voyage de plaisir au lac Fucino, à peu de distance de Subiaco, la comtesse jeta un regard d’envie sur une villa rustique située dans le paysage le plus pittoresque du monde ; Emilio demanda le nom du propriétaire cette villa n’était pas à vendre ; mais, au moyen d’un sacrifice d’argent, il en devint acquéreur, et il y installa sa femme, au retour de l’excursion au lac Fucino.

Si quelque régisseur habile et honnête eût administré les biens d’Emilio, il lui aurait trouvé trente mille livres de revenu ; son intendant ne lui comptait pas chaque année la moitié de cette somme. Antonia ne soupçonnait point que son mari se ruinait. Comment l’aurait-elle pu deviner ? Le comte, d’une gaieté inaltérable et d’une humeur charmante, n’avait pas un souci, Pourvu que sa femme fût heureuse, tout allait bien, et, quand il songeait à ses embarras d’argent, il se promettait de réparer les brèches de sa fortune en se livrant à quelque entreprise industrielle. Un de ces hommes à projets, qui passent leur vie entière à rêver des millions, proposa un jour à Emilio d’établir une raffinerie de sucre. C’était une affaire admirable. Les devis annonçaient des résultats prodigieux. Il ne s’agissait que d’acheter quelque vieux bâtiment dans le Transtévère et le matériel de l’exploitation. Le nom du seigneur comte ne devait point paraître ; on ne lui demandait que le capital de l’entreprise et l’usage de son influence pour obtenir la protection du barbier Gaëtano et l’autorisation de fonder ce bel établissement[2]. Emilio vendit une de ses terres, persuadé qu’un grand seigneur comme lui n’avait qu’à déroger pour gagner des monceaux d’or. Il fit un traité en commandite avec son homme à projets et deux ou trois autres personnes. L’affaire, mal conçue et mal menée, n’eut pas un instant de prospérité. Dès le commencement, associés, employés, caissier, contre-maîtres et ouvriers se volèrent réciproquement à qui mieux mieux. C’était un pillage. Emilio, en attendant ses bénéfices, augmenta son train de maison ; il ne mit pas une fois les pieds à la fabrique, et lorsqu’il apprit qu’au lieu de recevoir un dividende, il perdrait son capital, il raconta si gaiement la déconfiture de son entreprise, qu’Antonia n’en fut pas alarmée. Comme, à la suite de ce revers, les dépenses inconsidérées allaient croissant, la comtesse trouva que c’était trop de philosophie ; elle demanda un jour à son mari s’il ne jugeait pas opportun de s’amender un peu. Le comte lui répondit, en l’embrassant, que, l’amour et les préoccupations d’argent ne pouvant pas s’arranger ensemble, il la priait de n’y songer pas plus que lui, — et par obéissance elle n’y songea plus.

Dans sa petite villa de Subiaco, Emilio reçut la visite de quatre hommes de mauvaise mine, avec lesquels il eut une longue conférence. Peu après, Antonia crut entendre pendant la nuit des bruits souterrains et réguliers comme le mouvement d’une machine. En ouvrant sa fenêtre le matin, elle vit dans le parc deux des hommes à mines patibulaires qui tenaient, chacun par un bout, un long sac plein de quelque matière métallique ; ils agitaient le sac, d’où sortait une poussière de charbon, et ils vidaient ensuite les morceaux de métal noircis dans un trou qu’ils comblaient avec du sable. La comtesse s’informa de ce que faisaient ces hommes. Son mari lui répondit que c’était l’expérience d’une nouvelle entreprise plus lucrative et plus sûre que la première, et Antonia ne chercha point à en savoir davantage. Le lecteur, moins facile à contenter, aura déjà compris que l’imprudent Emilio se livrait à l’industrie périlleuse de la fausse monnaie. Son but étant le bonheur de sa chère Antonia, la fin lui paraissait justifier les moyens, et il n’éprouvait aucun remords. Cette tranquillité parfaite dura jusqu’au jour de la fête des Cornes et de Saint-Luc, où l’on a vu les insinuations malignes de don Synonyme jeter pour la première fois dans l’ame du coupable un trouble et une frayeur subitement dissipés par un baiser d’Antonia. Le seigneur Emilio rendit compte à sa femme de l’emploi de sa soirée. Il fit un tableau divertissant du festin des gais cornutelli et raconta le bel hommage rendu en sa personne aux époux fidèles. Le reste lui était sorti de la tête, et il n’en parla pas.

Ce n’était pourtant ni par hasard ni par divination que les sinistres plaisanteries du jettatore avaient atteint la conscience d’Emilio en un point sensible. Le soir même, un marchand du Corso, à qui on avait présenté, en paiement une pile de baïocs, les avait reconnus pour faux. Le porteur de cette monnaie, arrêté immédiatement, avait laissé échapper le nom du seigneur Emilio. Cette circonstance, connue de don Synonyme, l’avait fort aidé dans ses prédictions. Au point du jour, le lendemain un des ouvriers de Subiaco vint avertir le patron que l’heure du sauve qui peut avait sonné. Emilio se leva, sortit de son palais, et, après avoir fait ses dévotions en passant à Sainte-Marie-Majeure, il s’enfonça dans l’immense désert qui s’étend des thermes de Dioclétien jusqu’à Saint-Jean-de-Latran. Le père Labat remarquait, il y a plus d’un siècle, que le tiers de la ville éternelle n’était déjà que ruines. Aujourd’hui, c’est la moitié qu’il faudrait dire, et si Rome continue à repousser le génie des temps modernes, qui pourrait la relever, un moment viendra où le Vatican règnera seul debout sur un chaos de pierres. Quanti il eut erré long-temps parmi les débris de la Rome antique, le pauvre Emilio arriva au temple de Vesta, sur les bords escarpés du Tibre, et là, poussé par le désespoir, le sentiment de son déshonneur prochain et l’horreur de sa situation, il conçut l’effroyable pensée de se précipiter dans les eaux du fleuve. C’était le 19 octobre ; dans la plus belle saison de l’Italie ; des groupes de rosiers grimpans et de chèvre-feuilles sauvages embaumaient l’air ; des martinets espiègles jouaient en se préparant à partir pour l’Afrique. Le moyen de se noyer dans ce site enchanteur, d’attrister cette nature souriante par une scène lugubre ! Le moyen de songer au suicide dans ce climat où le bien-être vous entre par tous les pores, à la chaleur de ce soleil vivifiant, sur cette terre chaude, fleurie et prodigue, où l’on a pour rien des bouquets, des citrons, de l’eau délectable, de sublimes peintures et de jolis visages de femmes à regarder tant qu’on en veut ! Peut-être, s’il eût été à Paris, un jour de brouillard et sur les tours de Notre-Dame, il se serait jeté la tête la première, le pauvre Emilio ; mais, à Rome, il n’en eut pas le courage. Vaincu par la douceur des sensations, il retourna chez lui, déterminé à vivre pour son Antonia aussi long-temps qu’il plairait à Dieu. Dans la cour de son palais, il trouva les sbires chargés de l’arrêter.

Antonia, persuadée de l’innocence de son mari, le crut d’abord victime d’une méprise ; mais, lorsqu’elle entendit Emilio avouer ses fautes avant qu’on l’eût interrogé, elle découvrit avec un saisissement profond l’abîme dans lequel cet insensé s’était plongé par amour et par faiblesse. Aussitôt après le départ des sbires, la comtesse courut toute la ville, remua ciel et terre, et versa tant de larmes qu’on eut pitié de sa douleur. Elle obtint la permission de voir son mari tous les jours au château Saint-Ange, où il occupait une chambre vaste et propre. Quand la porte de la prison s’ouvrit, Emilio s’élança au-devant d’Antonia ; il la saisit dans ses bras en lui demandant si elle l’aimerait flétri par une sentence infamante, et, comme elle jura de l’aimer jusqu’au tombeau malgré toutes les sentences du monde, il trouva que son sort était encore très digne d’envie, et il ne s’avisa point de gâter un présent supportable par des regrets inutiles du passé.

Un jour, près du pont Sixte, dix ou douze galériens en veste de laine marchaient lentement, entourés de soldats aussi indolens que leurs prisonniers. Une jeune et belle dame, fort bien vêtue, montée sur un âne et l’ombrelle à la main, cheminait dans les rangs et causait avec un des forçats. Au moment de sortir de la ville par la porte Saint-Pancrace, le convoi s’arrêta devant la boutique d’un petit limonadier, qui s’empressa de servir des rafraîchissemens aux seigneurs galériens. La dame prit un sorbet ; l’officier qui commandait le détachement accepta une glace, et les soldats attendirent, assis à terre, que leurs seigneuries fussent disposées à se remettre en route. D’une calèche élégante descendit un jeune homme, qui vint saluer la dame et serrer la main de l’un des galériens : c’était Pompeo, qui faisait de tendres adieux à son ami Emilio et à la divine comtesse. L’officier regarda sa montre pour avertir discrètement les voyageurs qu’il était temps de partir, et la chaîne reprit tout doucement le chemin de Civita-Vecchia. Ce n’était point par une faveur particulière qu’Emilio jouissait de la compagnie de sa femme et de la liberté de régaler son escorte de sorbets et de limonade. Tout le monde a pu voir en Italie avec quelle mansuétude on y traite les galériens. La considération d’un homme ne dépend pas toujours d’une sentence en ce pays-là. Combien le pauvre Emilio se félicita d’avoir résisté à l’envie de se noyer dans le Tibre ! Des compagnons pleins d’égards, des chefs débonnaires, une femme adorée, que lui fallait-il de plus pour être heureux ? Ses fautes mêmes et sa condamnation lui avaient donné la mesure de l’amour et du dévouement d’Antonia, qu’il n’aurait point connus sans cela, tant il est vrai que le plus grand malheur est bon à quelque chose. Assurément, si le célèbre chevalier Desgrieux, qui, sans faire de la fausse monnaie, vivait en escroc, eût été condamné aux galères, l’inconstante Manon l’aurait oublié dans les bras d’un autre. Antonia, au contraire, aurait repoussé le sort le plus brillant, si on lui eût imposé, la condition d’abandonner le malheureux qui s’était perdu pour elle. Pendant un an que dura sa pénitence, Emilio passa tous les jours quelques heures avec sa femme. Dans le courant de la seconde année, il apprit que la fin de sa peine lui était remise, et déjà les deux époux faisaient ensemble de nouveaux projets de bonheur plus sages que les précédens, lorsqu’une fièvre cérébrale enleva le pauvre Emilio en quelques heures. Il se sentit touché d’un repentir et d’une piété sincères ; un prêtre lui administra les sacremens, et tout à coup Antonia ne pressa plus entre ses mains qu’une main froide et insensible.

Le premier moment de stupeur une fois passé, la comtesse regarda dans son ame et n’y trouva que la désolation et le dégoût de la vie. Elle souffrait encore trop pour pleurer. Ses larmes ne commencèrent à couler qu’à Rome, lorsqu’elle revit ces lieux où elle se heurtait à chaque pas contre les souvenirs d’un bonheur évanoui pour toujours. Il lui restait de son ancienne fortune un assez beau douaire ; mais elle voulut rentrer chez maître Nicolò, et dans le triste atelier de son père, un bruit monotone du tour, elle demeura, du matin au soir, immobile et muette, sur une chaise, en priant Dieu de la retirer le plus tôt possible de ce monde insipide et désert. La mort vient à son heure et non quand on l’invoque ; au lieu d’elle, arriva la figure plus ronde du seigneur Pompeo. Bien loin de froisser la douleur de la belle veuve, Pompeo fit une oraison funèbre du cher Emilio, si pathétique et si émouvante, qu’Antonia l’appela bon jeune homme et généreux ami.

— Vous le voyez, ajouta Pompeo, vous le dites vous-même, et vous ne vous trompez pas : je suis un ami généreux. Si je pouvais, au prix de mon sang, au détriment de mes intérêts et de mes espérances, rendre la vie à l’infortuné que le sort nous enlève, je le ferais à l’instant. Je briserais ce cœur qui vous appartient, si je ne le sentais déchiré, comme il doit l’être, par le spectacle de votre chagrin.

Dans le feu de la déclamation, Pompeo frappait à grands coups de poing sa large poitrine, qui sonnait comme une cloche.

— Mais, poursuivit-il, l’arrêt du destin est prononcé. Il faut courber la tête, et, après avoir mêlé mes pleurs aux vôtres, je me rappelle que nous vivons tous deux, que vous êtes libre et que je vous aime. Belle Antonia, souvenez-vous du jour où je m’inscrivis le premier sur la liste de vos adorateurs. Comptez le petit nombre de vos années ; contemplez dans un miroir vos traits que la douleur embellit encore, et dites s’il est permis, à dix-huit ans et avec ce visage-là, de se vouer pour toujours à l’ennui et aux larmes, quand on pourrait d’un mot retrouver le bonheur qu’on a perdu en faisant celui d’un amant fidèle, d’un cœur de lion qui a rugi de vous voir possédée par un autre, et qui vient aujourd’hui réclamer le prix de deux ans de constance.

En parlant ainsi, la voix de basse-taille du beau Pompeo s’était élevée au diapason tragique, et les vitres de l’atelier frémissaient aux sons éclatans de sa demande en mariage. Le tour de maître Nicolò cessa de ronfler. Au-dessus du paravent, sortit la mine calme et paterne de l’artiste, qui regardait sa fille avec attention. — Un bon ami, dit-il, un amant fidèle, jeune, amoureux et doué d’un organe si puissant ! refuser tant de bien serait un péché. Voilà trois jours que tu pleures, c’est assez.

Nous l’avons remarqué en commençant, la grandeur est le signe distinctif du caractère romain. Or la grandeur exclut les subtilités. Le cœur humain procède, à Rome, d’une façon héroïque et tout d’une pièce, et de là vient que, n’offrant rien de compliqué, il est plus facile à déchiffrer que dans nos climats froids et brumeux. À défaut d’autre preuve, le témoignage du dictionnaire suffirait : le mot nuance, dans son acception morale, n’existe pas en italien, et il ne faut pas s’étonner que des organisations passionnées n’entendent rien aux raffinemens. Ce qu’on perd en délicatesse, on le regagne en force. Antonia ne mit que trois secondes à réfléchir ; en trois secondes, elle répara le désordre de ses sentimens et fit le ménage de ses passions. Ses joues, pâlies par la douleur, se colorèrent d’un éclat charmant. Elle tendit la main à Pompeo en s’écriant : — C’est dit, je suis à vous.

Et, par une transition soudaine, elle passa du désespoir à la joie la plus vive. Sa langue se délia ; les idées folles, le goût de la vie, le désir et l’amour s’éveillèrent en elle comme des oiseaux endormis que le soleil du matin surprend dans leur nid, et maître Nicolò, voyant sa fille guérie, se remit au travail, afin de laisser les deux amans à leurs affaires, en se disant à lui-même : — Voilà qui est fini. L’enfant a ce qu’il lui faut. C’est tout simplement qu’elle ne peut pas vivre sans aimer.


IV

On se tromperait fort, si l’on pensait que la belle Frascatane avait donné son cœur par surprise, et qu’après le premier entraînement, elle tomba dans l’indécision ou les vains scrupules. L’amour nouveau avait absorbé l’ancien. Si l’impossibilité de convoler à d’autres noces avant l’expiration de son deuil ne lui eût rappelé son état de veuve, Antonia aurait cru volontiers que jamais elle n’avait aimé d’autre homme que Pompeo. Elle trouva la loi rigoureuse, et la perspective d’un an d’attente, qui n’aurait point effrayé des fiancés allemands, lui parut insupportable ; cependant, comme elle voulait vivre bien, elle se soumit à la nécessité. Par malheur, le beau Pompeo n’était qu’un médiocre platonicien. Des amis charitables avertirent tout bas sa fiancée qu’il avait des maîtresses. Antonia, trop exclusive pour fermer les yeux sur des infractions si graves à la foi jurée, éclata en reproches terribles et menaça son amant de se porter à quelque extrémité. Si le mariage eût été célébré, la Frascatane, avec ses instincts de lierre, aurait su étreindre et enlacer son époux de telle sorte qu’en peu de jours elle l’aurait dégagé de tout autre lien ; mais sa métaphysique n’allait guère plus loin que celle de Pompeo, et l’amour méridional ne se nourrit pas long-temps d’espérances et de promesses, encore moins de phrases et de madrigaux. Une première fois Pompeo apaisa la tempête. Le lendemain, ce fut à recommencer, grace aux délateurs officieux. Avec la confiance s’envolèrent la joie et les rires, avec la jalousie arrivèrent la tristesse, le désordre, l’insomnie, les sanglots et les larmes.

Les Italiens sont les gens qui pratiquent le plus exactement ce précepte que le caustique Stendhal formula en termes un peu vifs sur quelque papier de sa chancellerie de Civita-Vecchia, et dont il voulait faire, par exagération, une vérité universelle : qu’un jeune homme au-dessous de vingt-cinq ans, qui se trouve par hasard en tête-à-tête avec une jolie femme, ne fût-ce qu’un instant, manque à tous les devoirs de la politesse, s’il ne lui fait une déclaration d’amour.

Au bruit des querelles entre les deux fiancés, la jeunesse galante se ressouvint de son goût pour l’art ingénieux du tourneur. L’aimable veuve étant encore à consoler, on revint admirer les quilles et les échecs de maître Nicolò. Le premier qui se présenta fut un Narcisse de vingt-deux ans, ancien ami du défunt mari, et inscrit, comme Pompeo, sur la liste des amoureux-morts de la Frascatane. L’occasion s’offrit par hasard au seigneur Tancredi de parler à Antonia sans autre témoin qu’un père distrait, et il crut de son devoir d’obéir au précepte rigoureux de Stendhal. — Qu’ai-je appris ? s’écria-t-il, quelle rumeur ai-je entendue, ô divine Antonia ? Est-il vrai que l’heureux mortel à qui vous avez donné votre cœur, ignorant le prix d’un si riche trésor, le foule aux pieds comme un impie ? Ah ! je le vois trop clairement, les nuages de la tristesse obscurcissent le soleil de votre angélique visage. La trace des pleurs est encore marquée sur l’albâtre de vos joues. Pompeo est coupable.

— Hélas ! oui, mon bon Tancredi, répondit Antonia d’une voix altérée, ce méchant garçon me met au désespoir. Le bel avenir qu’il me prépare ! Si je souffre ainsi épouse promise, que sera-ce donc lorsque je serai sa femme ? Pour mon malheur, je l’aime, tout perfide qu’il est, et je crains de mourir bientôt, s’il ne change de conduite.

— Quoi ! reprit Tancredi, vous irez jusqu’au bout malgré ces présages funestes ! Vous confierez le soin de votre bonheur au bourreau qui vous assassine ! Au lieu de vous féliciter de ne point lui appartenir encore, vous irez vous unir à cet ingrat par des chaînes dont vous discernez le fer à travers les fleurs ! Ah ! belle Antonia, c’est plus que de la faiblesse, c’est de la cruauté pour vous-même, de l’injustice pour ceux qui savent apprécier vos charmes et vous chérir dans un silence douloureux. Vous n’ignorez point que tous les feux de l’amour le plus ardent se sont allumés dans mon ame à la première étincelle que j’ai vu sortir de vos yeux. J’ai pu respecter votre partialité pour un mari digne de vous et qui vous rendait heureuse ; mais rien ne m’oblige à me taire aujourd’hui. Vous parlez de mourir, oublieuse comtesse, et vous n’avez pas songé une seule fois pendant deux ans que je mourais d’amour pour vous !

Il avait une voix de ténor, le gracieux Tancredi, un organe doux et : tendre, qui allait au cœur, et le ribombo de ses phrases ressemblait à de la musique. Antonia se sentit émue comme si elle eût écouté une cavatine. Depuis trois minutes, le tour avait interrompu son bruit discordant, et maître Nicolò, monté sur une chaise, regardait sa fille d’un air pensif : — Voilà, dit-il, une combinaison nouvelle qui change l’état des choses. Pleurer ne répare point le mal et n’avance pas les affaires. Puisque le seigneur Tancredi est amoureux et de bonnes mœurs, il faut le prendre pour mari au lieu de l’autre.

— Mais, dit Antonia en rougissant, parle-t-il sérieusement ?

— Que mes jours soient des nuits d’hiver et mes nuits des supplices infernaux, si je ne vous adore ! s’écria Tancredi.

— Jeune homme, dit le père, vous avez sauvé la république par un discours, comme Cicéron. Embrassez ma fille ; Je la connais, elle est à vous.

En effet, la Frascatane, palpitant de joie, de surprise et d’amour, se jeta dans les bras du gentil Tancredi. Un essaim de jeunes gens, qui apportait des consolations à la belle affligée, la trouva riant, babillant comme une fauvette et roucoulant avec son nouveau fiancé. L’anniversaire de la fête des cornes était arrivé. Pompeo, qui ne se doutait de rien, essayait un habit neuf devant une glace, lorsqu’un facchino lui offrit une petite corne en corail, accompagnée de ce compliment : — Bien que votre excellence ne soit qu’un époux promis, la société des gais cornutelli lui envoie cette offrande, et l’invite, par une exception en sa faveur, à venir dîner ce soir à Papa Giulio, afin de pouvoir dire qu’une fois en sa vie, la belle Frascatane a procuré un convive aux joyeux enfans de Saint-Luc.

Cependant Tancredi était un peu étourdi de son prompt succès. Le désoeuvrement, l’espoir de glaner du plaisir l’avaient attiré dans l’atelier du maître tourneur. Par habitude, il avait tenté la fortune, parlé d’amour et récité les tirades creuses qu’il portait dans son sac au service de qui voulait en goûter. Sa cavatine avait plu à cause de la qualité du son, et tout à coup il se voyait embarqué dans une promesse de mariage. Cette situation grave l’inquiétait. Avant de se déterminer à ne plus retourner chez la Frascatane et à faire comme s’il eût oublié cette aventure, il jugea prudent de s’enquérir du douaire que possédait Antonia. Le chiffre rond de ce douaire rendait moins périlleuse l’embûche où il était tombé. La pensée d’une bonne affaire soutenant son zèle à consoler la belle veuve, il consentit à se laisser couronner de roses. Comme Pompeo, Tancredi avait des maîtresses ; mais il ne s’en vanta pas et se cacha des envieux. Le temps du deuil s’écoula sans accident, sans querelle entre les amans. Le jour fixé pour le mariage arriva, et les fiancés furent unis au milieu d’un concert de louanges, de cris d’admiration, de chansons et de sonnets, où l’hymen, l’amour, Vénus, les Graces, le soleil, les étoiles, accessoires obligés d’un festin de noces italien, furent sans doute bien aises de se rencontrer encore.

Antonia sortit du veuvage comme d’une maladie ; l’épanouissement de son cœur se voyait sur son visage animé, dans le feu de ses yeux, dans la vivacité, l’accent mélodieux et passionné de son parler. Le bon moyen de se faire aimer, c’est d’aimer soi-même. La Frascatane n’employa point d’autre ruse. Sans apprêt ni calcul, elle enveloppa son mari de sa tendresse comme d’un filet. De son côté, le bon Tancredi n’aurait point su dire par quelle transformation involontaire, sans émulation et sans envie de mériter des éloges, il devenait malgré lui, d’un égoïste qu’il était d’abord, un homme généreux, désintéressé, un mari complaisant, fidèle, sincèrement épris de sa femme et enchanté de son esclavage. L’amour réciproque des deux époux s’accrut tant et si bien que, pour être exclusivement l’un à l’autre, ils se séquestrèrent, et les gais cornutelli répétèrent sans amertume que la Frascatane serait toujours, pour la fête de saint Luc, un mauvais pourvoyeur.

Un jour du mois de septembre, les jeunes gens de Rome organisèrent une grande partie de chasse dans les marais Pontins, où le gibier est très abondant, et ils proposèrent à Tancredi de les accompagner. Antonia consentit non sans peine à laisser partir son mari. Depuis un an qu’ils étaient mariés, c’était la première fois que les deux époux se séparaient. Ce sacrifice coûtait beaucoup à l’amoureuse Antonia ; mais elle voulut montrer qu’elle avait aussi de la complaisance. Elle embrassa son Tancredi comme s’il se fût embarqué pour les Grandes-Indes. La chasse ne devait durer que deux jours. Le troisième jour, vers midi, une chaise de poste roula en effet dans la rue des Condotti, et du haut d’un balcon Antonia, aux aguets dès le matin, vit arriver de loin les chasseurs. Tout à coup, elle fit le signe de la croix en s’écriant : — Dieu bon ! il n’est pas parmi eux ! Les malheureux me l’auront blessé, tué peut-être !

Elle courut, éperdue de crainte, au-devant de la voiture.

— Ne vous effrayez point, lui dit un des jeunes gens ; nous n’avons aucun accident d’arme à feu à déplorer. Tancredi s’est couché hier bien portant, après un bon souper ; ce matin nous l’avons trouvé pris d’un accès de fièvre, et, malgré nos prières, il n’a pas voulu quitter le lit. Vous ferez bien de l’aller chercher à Bocca-di-Fiume. La saison de la malaria est passée ; mais les journées sont encore chaudes, et il n’est pas prudent de dormir dans les paludi.

Antonia prit une voiture de louage et partit sans retard pour les marais Pontins. Dans une méchante osteria de village, elle trouva le pauvre Tancredi en proie au délire, le visage décomposé, les dents serrées, offrant tous les symptômes de l’empoisonnement par la respiration. Il était seul et sans secours, car les gens de la maison n’osaient approcher de lui. Maître Nicolò, qui avait quitté Rome une heure après sa fille, amena un médecin à Bocca-di-Fiume. Aussitôt que le docteur aperçut le facies du malade, il recula jusqu’au seuil de la porte, et, mettant sous son nez un flacon de vinaigre : — Pourquoi m’avoir conduit ici ? dit-il en colère. Ne voyez-vous pas que le mal de cet homme est contagieux ? Le soigne qui voudra, je ne me soucie point de gagner la peste paludine. Et vous autres, ne vous avisez point de passer la nuit dans ce village, si vous tenez à votre peau. Adieu, je m’en vais.

Sans regarder derrière lui, le docteur remonta en carrosse et repartit pour Rome. Il se trompait : la fièvre des marais n’est qu’une épidémie et non un mal contagieux ; mais il avait raison d’engager Antonia et son père à ne point demeurer dans un air empesté. Le soir venu, Nicolò supplia sa fille de l’accompagner à Villetri. Elle n’y voulut jamais consentir : — Si la volonté de la Providence, dit-elle, est de séparer ce qu’elle a uni, je suivrai mon Tancredi jusqu’au bord de sa tombe, et s’il m’y entraîne avec lui, je me réjouirai d’y descendre. Allez à Velletri, car vous n’avez pas à remplir ici les devoirs d’une femme.

Après avoir répété vingt fois sans succès : Andiamo via ! Nicolò s’en alla seul à Velletri. Lorsqu’il revint le lendemain, Tancredi n’existait plus. Antonia, couchée sur le grabat, pressait étroitement son mari dans ses bras, et couvrait de baisers le visage du cadavre avec des transports de douleur. Il fallut l’arracher par force à cette occupation frénétique. Maître Nicolò fit enterrer précipitamment le défunt et se dépêcha d’emmener sa fille à Frascati pour y respirer l’air pur de son pays natal ; mais, en chemin, Antonia ressentit des frissons et des défaillances, signes précurseurs de la fièvre des marais. — Ne nous le dissimulons point, dit-elle, j’emporte avec moi le poison qui m’a ravi le plus aimable, le plus parfait des époux, et je dois m’en féliciter, puisque ce précieux poison va me conduire près de l’incomparable Tancredi. Nous vous attendrons ensemble, cher père. Ne vous désolez pas et vivez patiemment jusqu’au jour fortuné qui nous réunira tous trois.

— Au diable, s’écria Nicolò, le précieux poison, l’époux incomparable et le jour fortuné de ma mort ! Les filles sont ici-bas pour fermer les yeux aux pères, et non pour les aller attendre. Ne parle pas ainsi et commence par m’écouter : je vais t’apprendre à le connaître toi-même, car ton cœur est pour moi comme un livre ouvert. Tu as reçu du ciel une disposition à la tendresse qui ne te permet point de vivre sans aimer. Si l’objet de ton affection t’échappe, tu crois éprouver le froid de la mort ; mais qu’un autre objet se présente, et aussitôt la chaleur et la vie se réveillent avec l’amour. Nous n’en sommes pas à notre coup d’essai ; à moins d’avoir perdu la mémoire, il faut bien avouer que le pauvre Emilio, tout faux-monnayeur et galérien qu’il est devenu, a été, comme Tancredi, le plus adorable des humains. Ce n’est point à cause de leurs perfections que tu as aimé les deux maris ; ce sont tes caresses, ta passion, ton empire sur eux qui les ont façonnés doucement et changés en amans parfaits. Avant de tomber dans tes filets, ce n’étaient que des enjôleurs de filles. Pompeo, aussi bon que les autres, serait à cette heure le modèle des époux, s’il eût atteint sans accident le jour du mariage, et si les jaloux n’eussent point dénoncé ses fredaines de jeune homme. Tancredi n’était pas plus sage. Il eut plus de bonheur ou plus d’adresse, voilà tout, et j’ai ri dans ma barbe le jour qu’il se vanta de ses deux ans d’amour, d’attente et de silence. Laisse venir à toi les autres beaux garçons que ta jeunesse attirera. Une jolie femme est toujours sollicitée de s’amuser et de se distraire ; les consolations la viennent chercher à la maison. Regarde les jeunes gens, choisis avec tes yeux. Celui qui te plaira sera infailliblement un mari incomparable après un mois de mariage, fut-ce un homme faible comme Emilio, un libertin comme Pompeo, un cœur intéressé comme Tancredi. Quel qu’il soit, il t’aimera passionnément, et par conséquent il acquerra toutes les perfections. Chasse donc les idées de mort, et obéis aux volontés de la nature, en vivant pour ton père, pour un nouvel époux et pour toi-même.

— Je ne veux point vivre, répondit la Frascatane avec emportement, je ne veux point qu’on me console. Peut-être suis-je telle que vous le dites ; mais, si vous ne vous trompez pas, combien je me réjouirai de quitter ce monde et d’emporter avec moi dans un pays meilleur mon amour pour le pauvre Tancredi ! Ah ! vous avouez que mes regrets ne sont pas en sûreté ici-bas, qu’on me solliciterait de me distraire, que je pourrais oublier mon Tancredi, et qu’un autre, un inconnu, me paraîtrait quelque jour aussi aimable que lui ! Cette idée me fait horreur, et vous avez eu tort de me la communiquer. Je n’attendrai pas ce moment détestable. Je m’en irai, je chercherai un refuge contre ma propre faiblesse et contre vos raisons de philosophe, et je vous montrerai dans ce livre ouvert, où vous lisez si couramment, une dernière page que vous ne connaissiez pas encore.

Maître Nicolò essaya vainement de revenir sur ses paroles et d’en adoucir le sens. Antonia l’écouta d’un air sombre et garda le silence. En arrivant à Frascati, elle se mit au lit avec la fièvre et ne s’en releva plus. Lorsqu’on lui demandait ce qu’elle éprouvait, elle répondait « Cela va comme je le désire. » On connut bientôt la gravité de son mal par les ravages que faisait l’épidémie dans les marais Pontins. Lorsqu’elle sentit que sa fin approchait, la Frascatane appela son père. — Pardonnez-moi, lui dit-elle, de me réjouir quand vous pleurez. Nous nous reverrons en des lieux où l’on ne donne plus de chagrin à ses amis. Ma dernière volonté est qu’on m’ensevelisse à côté du meilleur des hommes, de celui que j’ai tant aimé.

— Lequel ? dit le père.

— Pouvez-vous le demander ? reprit Antonia ; le seul bon, le seul tendre, le seul digne de mes regrets et de mon amour, le divin, le charmant Tancredi ! Quelques heures après, elle s’éteignit, en répétant tout bas, au milieu des prières les plus ferventes : — Dieu soit loué ! je meurs en chrétienne, et je vais le revoir !

Nicolò se conforma au dernier vœu de sa fille, en la faisant porter à Bocca-di-Fiume, où elle fut ensevelie à côté de l’homme unique, du seul bon, du seul tendre, du seul enfin qu’elle eût aimé. Le malheureux père revint ensuite à Rome. Son goût dominant l’empêcha de succomber à sa douleur, et le travail ; cet éternel consolateur du véritable artiste, rendit au maître tourneur la tranquillité d’ame que la philosophie promet avec de belles phrases, mais qu’elle ne donne point.

  1. La fête des cornes est une coutume fort ancienne à Rome. On distribue chaque année à cette occasion beaucoup de lettres et de pièces de vers anonymes aux cornutelli les plus fameux, pour les inviter à porter une bannière dans la procession en l’honneur de saint Luc, qui a pour attribut le bœuf.
  2. Pendant le pontificat de Grégoire XVI, la protection du barbier Gaëtano n’était pas sans influence sur la conclusion et l’expédition des affaires.