Scènes de la vie italienne
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 15 (p. 671-707).
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LA PAGOTA


SCÈNES DE LA VIE VÉNITIENNE.

I.

Il n’est point de touriste en Italie qui n’ait regardé avec plaisir les porteuses d’eau de Venise courant au pas gymnastique, d’un air preste et affairé, sur les dalles de la place Saint-Marc. Quoiqu’elles parlent un dialecte peu différent du vénitien, on voit bien, à leur costume pittoresque, à leur petite taille, à leurs traits délicats, qu’elles ne sont point de la race antique des Venètes. On les appelle Bigolante ou Pagote. Le premier de ces deux noms tient à leur métier, le second au pays d’où elles viennent. Pago est une île froide et stérile de l’Adriatique, située le long des côtes escarpées de la Croatie. Dans toutes les grandes villes, certaines industries sont exercées par des étrangers à qui la force de l’usage donne une sorte de privilège. C’est ainsi qu’à Paris la Normandie envoie des nourrices, la Bourgogne des bonnes d’enfans, et l’Auvergne des charbonniers. À Venise, la profession de porteuse d’eau appartient presque exclusivement aux filles de Pago. Du fond de l’archipel dalmatique, elles viennent gagner leur dot, et se dépêchent de servir le bourgeois vénitien pour retourner se marier dans leur pays, où leurs fiancés les attendent. Assurément, il faut qu’elles portent bien des mètres cubes d’eau pour amasser de quoi faire un trousseau, car on ne leur paie qu’un sou par voie, et encore le sou vénitien ne vaut que trois centimes ; mais leurs seaux de cuivre sont petits, on peut aller bien des fois à la citerne dans une matinée, et puis les garçons de Pago n’exigent point qu’une fille soit aussi riche qu’une héroïne du Gymnase.

Pendant l’été de 1845, qui fut pluvieux et froid en France, il faisait à Venise une chaleur intolérable. Des vapeurs lourdes et suffocantes donnaient au ciel cette couleur terne qui semble annoncer quelque phénomène précurseur de l’Apocalypse. L’eau des lagunes, étant peu profonde et renouvelée lentement par les marées faibles de l’Adriatique, atteignait un degré de chaleur si élevé, que les bains ne servaient plus à rien. La nuit seule ramenait l’air respirable ; aussi la ville entière était-elle debout jusqu’à trois heures du matin. Un jour, ma parona de casa, comme disent les Vénitiens, touchée de mon accablement, vint me proposer un bain à domicile, composé d’eau de mer rafraîchie par de l’eau de citerne. On apporta dans ma chambre une baignoire de bois qui fut emplie aux trois quarts avec l’eau du canal qui passait sous mes fenêtres ; plusieurs voies d’eau de puits donnèrent ensuite à ce bain autant de fraîcheur que j’en pouvais souhaiter. La Pagota chargée de cette opération était une jeune fille dont la physionomie, à moins d’être bien trompeuse, annonçait un cœur innocent et bon. Je ne sais quoi d’honnête et de mélancolique prêtait à son visage un charme inexprimable. La coquetterie n’avait point de part à la propreté de sa toilette. Deux grosses nattes de cheveux blonds couvraient à moitié ses oreilles, où pendaient de larges boucles d’or semblables à des cachets de montre. Elle portait un chapeau de feutre haut de forme et sans bords, d’une coupe originale, orné d’un rameau d’arbre vert. Ce n’était point par misère qu’elle marchait sans souliers, mais par état, pour se préserver des chutes, car l’eau des lagunes dépose sur les marches des rives et des petits ponts de Venise un enduit verdâtre sur lequel on glisse plus aisément avec des chaussures que pieds nus, et dont un proverbe populaire conseille aux passans de se défier.

Tandis que la Pagota voltigeait de la baignoire au puits, je m’aperçus que de temps à autre elle essuyait du revers de sa main des larmes qui coulaient le long de ses joues. Je saisis le moment où elle vidait sa secchia pour lui demander la cause de son chagrin. Elle fixa sur moi ses grands yeux bleus, comme pour démêler si cette question était dictée par l’intérêt ou seulement par la curiosité, après quoi elle me répondit : — Pensez de mon chagrin ce que vous voudrez, hormis une seule chose, c’est que je l’aie mérité par une mauvaise conduite.

Cette réponse fière augmenta mon intérêt. Je voulus insister pour obtenir une confidence, mais la Pagota venait de verser dans la baignoire son dernier seau d’eau. Elle s’enfuit en me criant de loin : Bagno pronto ! Heureusement la parona, qui ne se piquait ni de discrétion ni de laconisme, avait appris à bâtons rompus tout ce que je désirais savoir. Au premier mot que je lui en dis, elle ouvrit l’écluse aux petegolezze, c’est-à-dire aux commérages décousus et prolixes. Ainsi que je l’avais prévu, l’amour était la véritable cause des pleurs de la Pagota ; ce grand chagrin ne faisait que commencer alors, et comme je demeurai encore une année à Venise, j’eus le loisir d’en observer la suite et la fin.

Digia était la seconde fille d’un pauvre cabaretier de Pago, chargé d’une famille nombreuse. Depuis trois mois, elle exerçait à Venise le métier de porteuse d’eau. Sa sœur aînée lui avait laissé, en retournant au pays natal, une clientelle considérable dans le sestiere de Saint-Marc. Déjà elle avait envoyé des secours à son père, et, dans un coin de la chambrette qu’elle habitait au fond du Canareggio, elle cachait un petit trésor, fruit de ses économies, tout composé de pièces de cuivre et qui aurait tenu dans le creux de sa main, si elle l’eût converti en argent. Digia sortait de chez elle au point du jour. Les servantes les moins paresseuses étaient encore à leur petit lever, lorsqu’elle venait frapper à leur porte, sa voie d’eau sur l’épaule. Il y avait loin de chez elle à Saint-Marc ; chaque matin, Digia passait une vingtaine de ponts, et entre autres celui qui touche au vestibule du palais Faliero, dont la façade murée rappelle encore éloquemment la rigueur des lois de Venise au moyen-âge. Au-dessous de ce pont, dans un rio qui décrit des courbes capricieuses, deux barcarols nettoyaient et préparaient leur gondole avant l’heure du travail. Le plus âgé avait à peine vingt ans ; l’autre n’en comptait pas quatorze. Tous deux portaient la ceinture et le bonnet noirs des nicolotti, grands rôdeurs de nuits, grands contrebandiers, gibier difficile à saisir, ennemis mortels des barcarols rouges, appelés castellani, et des douaniers en habits verts[1].

Le nicolotto se croit noble par la rame, comme on l’était jadis par l’épée. Trop indépendant pour se lier par un contrat de longue haleine, il ne s’abaisserait pas volontiers à servir au mois ou à l’année, à moins que le patron ne fût un ancien seigneur du livre d’or. Quant aux étrangers, il ne leur offre ses services que dans l’intention de les duper, et s’il les trouve au fait du tarif, il les plante là pour courir après des gains aventureux. Pour voir et observer le nicolotto, il faut l’aller chercher dans le Canareggio, labyrinthe inextricable d’où il sort rarement, et dans lequel les Vénitiens eux-mêmes s’égarent. Sans connaître l’histoire de son pays, le nicolotto regrette vaguement des institutions gothiques, impossibles aujourd’hui, et qu’il ne se mêle point de juger. Il lui suffit de savoir par ouï-dire qu’elles ont fait durant cinq cents ans la gloire et la fortune de Venise. Son caractère paraît léger, inconstant, comme celui de l’Athénien ; son esprit, vif et frivole ; il a surtout la repartie prompte et une certaine élégance dans le langage. Un bon mot, une malice, un récit plaisant, l’amusent comme un enfant. Toute chose belle, gracieuse, bien faite, depuis un tour de cartes jusqu’à un air d’opéra, excite son enthousiasme. La vue d’une jolie fille éveille particulièrement sa verve et sa bonne humeur. Tous ses goûts sont ceux de l’homme civilisé ; mais un mal sans nom l’attriste et le mine sourdement : ce mal, qui ressemble à la nostalgie, et dont les accès le prennent dans la solitude ou la nuit, lui inspire ces chants empreints d’une sombre tristesse qu’on entend sortir de quelque gondole glissant dans l’ombre, et auxquels, pendant une soirée terrible, le cœur mortellement blessé de la malheureuse Desdemona répondit comme un écho plaintif. C’est le gondolier du temps présent, celui que Rossini a écouté, qui chante ainsi, et non pas celui du siècle d’Othello. La Mignon de Goethe était née dans le pays du soleil ; transportée au fond de la froide Allemagne, elle pleurait la patrie lointaine ; les chansons du nicolotto pleurent, dans le sein même de Venise, la patrie expirante. Interrogez-le avec bienveillance, et il oubliera la faim pour se plaindre de l’ennui. De là son insubordination, son penchant à enfreindre les règlemens de police, son goût pour les expéditions prohibées et pour la guerre d’écoliers que les carabines de la douane ornent parfois d’épisodes dramatiques.

Lorsque Digia, sortant de son nid à l’heure des oiseaux et toujours courant par habitude, tournait sous les piliers du palais Faliero, le plus âgé des deux barcarols noirs l’agaçait au passage. Tantôt il lui offrait de la mener en gondole, tantôt il lui demandait si elle allait à un rendez-vous, et si son galant était un marchand de la Merceria ou du Rialto. La Pagota, sachant bien que les escarmouches avec messieurs les gondoliers de Venise finissent par des propos à faire rougir les filles, doublait le pas en baissant les yeux ; mais, à la fin de la journée, lorsqu’elle rentrait à la maison, elle regardait à la dérobée le barcarol, et, comme elle le voyait souvent couché sur le ventre, la tête entre les mains et les coudes sur la pierre, dans l’attitude d’un homme au désespoir, elle se sentait prise de compassion pour ce pauvre garçon, qui sans doute n’avait point trouvé l’emploi de ses bras robustes. Un matin, — c’était le moment des badinages, — le nicolotto apostropha la jeune fille d’un ton plus sérieux qu’à l’ordinaire, et la pria de s’arrêter pour lui rendre un service. Au lieu de s’enfuir, Digia mit un pied sur la rive, et, regardant en face le gondolier noir : — J’espère, pour votre honneur, lui dit-elle, que votre dessein n’est pas de vous moquer de moi. Quel service avez-vous à me demander’ ? Je vous le rendrai volontiers, afin que vous cessiez de faire le mauvais plaisant.

— Approchez sans crainte, gentille Pagota, reprit le nicolotto ; je ne badinerai plus avec vous, et je vous parlerai comme à un archevêque. Il s’agit de faire une reprise à la veste de mon frère, le petit Coletto. Ce seigneur de qualité, que vous voyez ici présent, veut louer notre gondole pour la journée entière, à la condition que nous aurons une tenue convenable, car il doit conduire les dames de sa famille à la saline de Saint-Félix. Or la veste du pauvre Coletto est décousue au beau milieu du dos. Je ne suis pas habile couturière ; puisque vous vous êtes levée plus tôt que le soleil, venez au secours du gondolier matineux. Prenez ce fil et cette aiguille, et, de vos doigts mignons, réparez le dégât. Si vous nous refusez ce service, Coletto et moi nous allons manquer une affaire importante et perdre notre journée.

Digia prit la veste à ramages du petit Coletto, qui avait été taillée dans quelque fragment de rideau ou de housse de fauteuil, et, après avoir enfilé l’aiguille, la Fagota s’assit au bord de la rive pour coudre plus commodément.

— Quoique farouche, reprit le barcarol noir, je savais bien que cette belle Pagotine était une brave fille. Et maintenant, excellence si votre seigneurie l’a pour agréable, nous pouvons faire notre contrat.

Le personnage à qui s’adressait ce discours était un petit homme de cinquante ans, à tête grise, pâle de visage et grêle de corps, dont les yeux clignotans et la bouche béante annonçaient peu d’intelligence et encore moins de caractère. On l’aurait cru stupide, si par instans l’expression de l’astuce n’eût donné à ses traits une animation soudaine. Son habit noir dont les boutons montraient leurs entrailles, son chapeau râpé, mais brossé avec un soin extrême, ses gants dix fois raccommodés et ses souliers éculés trahissaient une résistance désespérée aux assauts de la plus cruelle des misères, celle de l’homme bien né, obligé de sauver les apparences, et qui doit au nom qu’il porte, à l’éducation qu’il a reçue, au monde où il vit, un extérieur décent, un visage serein et le silence le plus complet sur ses privations. Le gondolier noir ne se trompait pas en traitant ce gentilhomme délabré d’excellence et de signor di qualita ; c’était en effet le dernier rejeton mâle d’une des plus illustres maisons de l’aristocratie vénitienne. Il comptait parmi ses ancêtres plusieurs doges, dont un antérieur au célèbre coup d’état nommé le serrar del consiglio, qui réduisit à sept cents le nombre des familles appelées aux fonctions publiques, De temps immémorial, les aïeux de cet homme avaient occupé les plus hauts emplois et les plus difficiles dans ce gouvernement si souple et si inflexible tour à tour, qui avait tenu tête à l’Europe entière pendant la moitié du XVIe siècle.

— Notre contrat ! répondit le grand personnage, il est tout fait ! Tu sais bien ce que vaut la journée.

— Seigneur, oui, reprit le barcarol ; pour deux rames, cela vaut un napoleone d’arzento.

— Cinq francs ! s’écria l’homme de qualité ; tu plaisantes sans doute. Crois-tu que je me sois levé si matin pour me laisser attraper ? Mais d’abord parlons de livres vénitiennes et non pas de monnaies barbares[2].

— Combien donc votre excellence me veut-elle donner ?

Le grand seigneur leva quatre doigts en l’air et referma subitement la main.

— C’est bien peu ! dit le gondolier. Qui ne donne guère doit au moins promettre. J’ai dans l’idée que votre excellence deviendra sénateur, peut-être même doge, ou, qui plus est, inquisiteur d’état ; qu’elle me dise seulement : Je te reconnaîtrai lorsque lu viendras te prosterner sur mon chemin, et je te placerai dans ma maison le jour où la république nous sera rendue.

Le patricien, voyant que ce rêveur courait au-devant des leurres et des mensonges, accueillit avec empressement la fable proposée.

— Par mes ancêtres les conquérans de Chypre ! dit-il, je te le promets. Tu seras, si le cas échoit, mon premier gondolier ou celui de ma femme.

— Le vôtre, excellence, le vôtre, s’il vous plaît. Je connais la signora de réputation ; elle n’est pas facile à servir. J’ai votre protection, et je m’y tiens ; mais je réclame celle de la dogaresse en faveur de mon épouse légitime, car, si la république tarde à revenir, je ne l’attendrai pas pour me marier.

— Je placerai ta femme parmi les suivantes de la mienne, à la condition que tu me conduiras aujourd’hui à Saint-Félix pour trois livres.

— Un moment ! s’écria le gondolier en se tournant vers Digia. Gentille Pagota, vous avez entendu les paroles solennelles du magnifique seigneur ; il dépend de vous de partager avec moi les bienfaits d’un doge, ou tout au moins d’un sénateur. Vous êtes belle, je suis un bon diable ; nous avons tous deux un état, et nous sommes laborieux. Acceptez-moi pour mari. Son excellence va nous donner la bénédiction du premier magistrat de la république, et le rabais d’une livre sur mon contrat sera de l’argent bien placé. Je m’appelle Marco. Voici ma main. Est-ce convenu ?

Digia n’était pas fort au courant de la politique ; elle ne savait ni ce que les traités de 1815 avaient fait de Venise, ni de quel pays étaient les canons braqués sur la Piazzetta. L’île de Pago, qui avait toujours appartenu à la sérénissime seigneurie, demeurait dans son esprit invariablement attachée au sort de la métropole, et, puisque les Pagotes sériaient à boire aux bourgeois de Venise, n’était-ce pas une preuve qu’elles les devaient considérer comme leurs patrons et leurs maîtres ? On disait bien, à la vérité, que le palais ducal était désert et la ville administrée par des militaires en habits blancs qui venaient de fort loin ; mais cet état de choses n’était évidemment que provisoire. La proposition du gondolier noir paraissait aussi courtoise que sage, grâce à la protection du généreux patricien. Ce qu’il y avait d’absurde et de chimérique dans les espérances de Marco fut précisément ce qui frappa l’imagination de la jeune fille.

Marco, dit-elle, votre langage est celui d’un honnête homme ; mais on ne se marie pas ainsi à première vue. Je suis empêchée d’ailleurs par des motifs graves. Avant de quitter Pago, j’ai contracté une espèce d’engagement avec un jeune Croate, fils d’un ami de mon père, et qui m’a demandée en mariage. François Knapen est un garçon violent, dont l’humeur s’accorde mal avec la mienne ; je n’ai pas voulu que nous fussions régulièrement fiancés. Je lui ai seulement promis de ne point encourager d’autre amoureux sans lui en donner avis. Au fond, je ne le crois pas fort occupé de moi. Je lui ferai donc connaître votre proposition, la rencontre providentielle de ce très magnifique et puissant seigneur qui daigne s’intéresser à vous et à moi, et, si François Knapen, étonné de tant de circonstances extraordinaires, me rend ma liberté, si mon père n’exige pas que je retourne à Pago, je deviendrai volontiers votre femme, aussi vrai que je m’appelle Digia Dolomir. Vous le voyez, je vous parle avec confiance, et, maintenant que vous savez tout, je consens à vous donner la main de bon cœur, sous les conditions que je viens de vous dire.

C’est cela, mes enfans, dit le patricien. Soyez bénis et unis conditionnellement, à perpétuité, comme le manche et la cognée qui sont et demeurent mariés l’un à l’autre sous cette condition expresse qu’un accident ne viendra point les séparer, et, puisque la veste de Coletto est enfin raccommodée, que la gondole m’attende dans deux heures à la rive de Saint-Moïse. C’est là que ma femme et ma fille désirent s’embarquer, afin que le beau monde, en passant à Bocca-di-Piazza, les voie partir en toilette de gala. Les travaux de la saline sont terminés d’hier. L’ingénieur français, associé du richissime banquier Ronzilli, nous donne le régal d’une collation splendide à San-Felice. C’est une connaissance importante que j’ai faite là pour le succès de mes vastes projets. Bonjour, Digia ! Marco, tu me serviras encore au même prix, car j’aurai souvent l’occasion d’aller à la saline avec mon intime ami, l’associé du richissime Ronzilli[3]. Je t’ai exhibé ma protection. Tu auras la préférence sur tous tes compagnons.

Marco, étourdi de la promesse du patricien, ne remarqua point le sourire fourbe que faisait ce futur doge, et Digia, regardant avec attention l’amoureux si bien recommandé qui lui tombait des nues, contemplait naïvement les traits énergiques, la mine intrépide et la haute taille du gondolier noir. Coletto seul, dont la part se réduisait à zéro dans les projets politiques comme dans les amours, avait observé les visages et distingué vaguement la poussière d’or que le patricien jetait aux yeux de son frère. Dans le coin où il se tenait tapi comme un chat, il murmurait de la folie et du mauvais contrat de Marco ; mais on ne songeait guère à lui. Après le départ du magnifique seigneur, Digia et son amant se séparèrent en se promettant de jaser ensemble tous les matins sous les colonnes du palais Faliero. La Pagola entra chez l’écrivain public du marché aux poissons, et sortit bientôt avec deux lettres qu’elle mit à la poste, l’une pour son père, l’autre pour François Knapen. Elle courut ensuite au palais ducal, où ses compagnes, réunies autour des puits, commençaient à s’inquiéter de son absence. Vers huit heures, une flottille de gondoles s’enfonçait dans les lagunes par le canal de Murano. Les barcarols joutaient de vitesse, comme ils ont coutume de faire dans les parties de plaisir. Marco et son frère, seuls nicolotti de la bande, seraient plutôt morts à la peine que de laisser passer devant eux les ceintures rouges.

— Le beau métier que nous faisons là ! dit le petit Coletto. Ramer ainsi pour trois livres !

— Qu’importe ? répondit Marco. Ne vois-tu pas derrière nous la gondole de l’ingénieur associé du richissime Ronzilli, de cet homme qui a marchandé la Turquie au sultan, et qui l’aurait achetée, si on eût voulu la lui vendre ? Ce n’est pas sans dessein qu’un patricien de famille dogale se lie avec de telles gens. Il leur empruntera dix millions de svanzics pour rétablir le conseil des dix et la quarantie.

— Le grand Turc, reprit Coletto, les millions, le conseil des dix, l’exhibition de la protection et l’amitié de Ronzilli pourraient bien être des contes. Je crains que le doge ne t’ait berné.

— Et pourquoi, petit imbécile ?

— Pour épargner douze sous.


II

La saline de Saint-Félix, dont les travaux furent achevés en dix-huit mois, est une de ces créations qui apprennent aux populations du midi à connaître la puissance et le génie de notre siècle industrieux. Les Vénitiens, qui aiment à se croiser les bras et à disserter, se donnèrent le passe-temps de raisonner à fond sur cette grande entreprise, et d’en critiquer en détail l’exécution. Comme il naît toujours des difficultés imprévues dans les travaux de ce genre, les causeurs nocturnes du café Florian se plurent à croire pendant dix-huit mois que l’ingénieur se trompait, que ses plans étaient des fanfaronnades, et que les capitaux engagés se noieraient à l’endroit où avaient péri des soldats d’Attila. Ils en avaient dit autant de l’éclairage au gaz, et depuis lors ils ont hué les ouvriers du puits artésien, ce qui n’a pu empêcher ni le gaz de prendre feu, ni l’eau souterraine de jaillir, ni les compagnies françaises d’exploiter le sel, le gaz et l’eau, à la barbe des capitalistes du pays. C’était pour mettre fin aux critiques et à l’incrédulité des ignorans que l’ingénieur français avait invité quelques personnes à une petite fête. La digue de seize kilomètres de circonférence, les bassins, les canaux, les écluses, et surtout les deux machines à vapeur qu’on fit manœuvrer, ne laissèrent aucun doute sur la réalité de l’entreprise. Il parut avéré qu’une grande saline existait à dix milles de Venise dans une île des lagunes. Deux cents ouvriers mangèrent le festin de la crémaillère, et les invités, assis à une autre table, firent honneur à une collation copieusement servie. Les barcarols, animés par le vin et les pâtés de jambon, témoignèrent leur enthousiasme pour l’industrie occidentale en se grisant, et le petit Coletto lui-même, voyant l’ingénieur offrir des fruits à la femme et à la fille du patricien, crut à l’efficacité de la protection de ce futur doge, à l’amitié de Ronzilli, et à la fortune de son frère.

Malgré la fatigue de cette journée, Marco était à son poste le lendemain devant le palais Faliero, avant que le soleil eût doré le sommet des campaniles. Du haut du petit pont, la Pagota lui envoya un salut de la main, à la manière italienne ; puis elle vint s’asseoir au bord de la rive pour écouter le récit du voyage à Saint-Félix et des splendeurs de la fête. Le commerce des gens riches avait échauffé l’imagination du pauvre barcarol. Marco fit des châteaux en Espagne. Aussitôt que le patricien aurait contracté son emprunt de dix millions, la gondole, louée à l’année, devait être ornée de rideaux de soie et d’un tapis de Turquie. Les deux gondoliers, habillés par le patron, devaient recevoir des vestes de velours pour l’hiver et de nankin pour l’été. Quant au bonnet et à la ceinture, ils resteraient noirs, et par conséquent le doge se verrait engagé par ses antécédens à prendre fait et cause pour les nicolotti contre les castellani pendant tout son règne, ce qui devait être un événement grave dans l’histoire de Venise. Digia, moins exaltée que son amant, lui fit observer qu’il portait des bas déchirés, et lui promit, en attendant les rideaux de soie, le tapis de Turquie et la veste de velours, de lui tricoter une paire de bas de coton dans ses momens de récréation. Aussitôt que l’Angélus annonça le lever du soleil, la Pagota prit sa course pour aller à ses affaires. Elle venait de partir, lorsque le patricien arriva muni de nouvelles ruses diplomatiques parfaitement déguisées sous sa mine débonnaire et stupide. Cette fois, il s’agissait d’un mariage. Le seigneur ingénieur était tombé amoureux fou de la signorina en lui versant un verre de vin de Chypre, et, quoique ce fût un médiocre parti pour une famille patricienne, il fallait ménager sa passion, afin d’obtenir par son entremise les secours et l’appui de Ronzilli. Pour cela, un certain étalage de luxe était nécessaire ; on ne devait pas négliger d’aller au fresco, le soir, en gondole découverte, pour entendre la musique du régiment avec toute la belle société de Venise. Jusqu’au rétablissement de la république, le futur doge ne pouvait consacrer à ce surcroît de dépense que la somme d’une livre par soirée. C’était le quart de ce qu’on donne habituellement ; mais, au moyen de nouveaux leurres et d’une augmentation de gages, en paroles, sur sa fortune à venir, le patricien réussit à conclure ce marché réciproquement avantageux, malgré l’opposition du petit Coletto.

Dès le second jour, en revenant du fresco, son excellence s’aperçut qu’elle n’avait point sa bourse dans sa poche. Cet oubli devint l’occasion d’une légère modification au contrat. Il fut convenu que le patricien paierait toutes les courses ensemble à la fin de chaque mois, et le gondolier s’estima heureux de s’associer à la fortune de son protecteur en lui faisant crédit. Comme il fallait pourtant vivre en attendant l’époque du paiement, Digia, qui partageait les illusions et la foi de Marco, lui offrit son petit trésor, en sorte que les économies de la Pagota furent employées à nourrir les gondoliers du magnifique seigneur. Une demi-heurette de conversation par jour, pendant une semaine, avait suffi pour établir entre Digia et Marco cette communauté de sentimens qui entraîne à sa suite la communauté d’intérêts. Une lettre de Pago apporta d’ailleurs l’autorisation des parens au mariage de leur fille. Le bonhomme Dolomir avait trop d’enfans pour élever la moindre objection à leur établissement. Quant à François Knapen, il ne répondit pas ; que ce fût indifférence ou mépris, Digia s’en émut fort peu, et se regarda comme délivrée de tout engagement avec ce jeune orgueilleux. L’amour s’étend rapidement dans le cœur d’une honnête fille, quand le devoir ne le contrarie point : l’inclination nouvelle de la Pagota, encouragée par le consentement du père et par l’abdication du fiancé croate, prit ses franches coudées et ne laissa plus de place, dans cet esprit prévenu, ni au doute ni à la prudence.

Au bout d’un mois, les deux amans commencèrent à songer aux préparatifs de leur mariage, aux formalités d’usage, aux frais de la noce et aux emplettes de rigueur. C’était le jour même où les petites économies de la Pagota se trouvaient mangées ; mais la créance sur le patricien dépassait de quelques livres la somme dissipée. Marco prépara son compliment au patron pour réclamer le paiement de son salaire. Il y avait précisément fresco ce soir-là. Le barcarol attendit au pont Saint-Moïse. L’heure sonna. La musique du régiment parut dans sa barque sur le grand canal, entourée d’un essaim de gondoles ; mais la famille du patricien ne vint point à la rive. Coletto, soupçonnant quelque fâcheuse affaire, se mit en observation au traghetto Saint-Moïse. Il accourut bientôt, le visage décomposé. — Me croiras-tu, dit-il à son frère, me croiras-tu quand je te dirai que le doge se moque de nous ? Je viens de le voir passer avec sa femme et la jeune signorina dans la gondole à quatre rames de l’ingénieur. Les dames ont des robes blanches et des éventails, et le magnifique seigneur porte un chapeau neuf qui reluit comme un fanal.

— Par Bacchus ! s’écria Marco, cette familiarité avec l’ingénieur français est un signe certain de grand succès. Les éventails et le chapeau neuf prouvent que l’emprunt sur la banque Ronzilli va se conclure, s’il n’est pas déjà signé. À bientôt la veste de velours et les gages fixes !

— Que tu es bête ! dit Coletto en haussant les épaules ; d’emprunt, il n’y en aura minga, de veste de velours et de gages minga, et, quand même il y aurait succès pour le patron, tu ne recevrais pas l’argent qui t’est dû. Le doge n’a plus besoin de toi ; il ne daignera pas seulement te donner congé, car il faudrait payer, et il trouve plus commode de perdre la mémoire.

— Une banqueroute ! murmura Marco, c’est impossible ! Ne fais point de telles suppositions, Coletto ; c’est outrager la majesté de Venise ancienne et moderne. Cela nous porterait malheur.

— El maintenant, reprit Coletto poursuivant son idée, comment déjeunerons-nous demain ?

— J’irai à l’herberie, et le cousin Ambrosio, qui vend des légumes, me donnera bien à crédit une mesure de pommes de terre ou de topinambours.

Le marché de l’herberie, situé derrière l’ancien palais des ambassadeurs de Turquie, est consacré à la vente des fruits, des herbages et des fleurs. Marco s’y rendit à l’heure où les chefs de cuisine et les ménagères économes viennent chercher leurs provisions à des prix d’une modicité incroyable. Une dame de haute taille, aux épaules carrées, qu’on aurait prise pour une mendiante, si elle n’eût porté un vieux chapeau brûlé par le soleil, était en conférence avec le cousin Ambrosio, et débattait âprement le prix d’une douzaine d’artichauts. Le marchand demandait neuf sous, la dame en offrait trois, disant qu’elle ne prendrait que les fonds et qu’elle laisserait les feuilles. Ambrosio descendit jusqu’à cinq sous ; mais la dame fit mine de s’en aller, et le marchand la rappela bien vite. On tailla les douze artichauts et la signora les mit dans son panier, à côté d’un gros poisson. Elle tira ensuite sa bourse, où se trouvaient en tout et pour tout quatre sous vénitiens, et quand elle en eut donné trois : — Il ne tient qu’à vous, dit-elle au marchand, d’avoir la dernière pièce, car il me faut encore deux beaux plats de dessert.

C’était la femme du patricien. Tandis qu’on lui servait pour ses trois centimes autant de fraises de montagne et de cerises que son panier en pouvait contenir. Marco, le bonnet à la main, cherchait, par des questions insidieuses, à savoir quels seraient les convives de la signora ; mais un regard sévère lui fit sentir son impertinence. Lorsque la dame fut partie, Marco obtint sans trop de peine les topinambours promis au petit Coletto, et il s’en alla rôder autour du palais ***, qui portait le nom historique du patricien. À la porte d’eau, il aperçut la gondole de l’ingénieur en station sur le canal et non parée. La cabine, enlevée, était déposée sous le vestibule avec les rames. Marco se perdait dans les conjectures, lorsque le patricien sortit du palais et passa devant son créancier d’un air aussi indifférent que s’il l’eût rencontré pour la première fois de sa vie.

— Excellence, dit le nicolotto à voix basse, un mot par charité !

Le grand seigneur s’arrêta en fronçant le sourcil : — Qui es-tu ? dit-il sèchement ; que me veux-tu ? Je ne te connais point.

— Quoi ! s’écria Marco, votre excellence ne reconnaît déjà plus son serviteur ! Que sera-ce donc lorsqu’elle portera la robe noire du sénat ! Heureusement il y avait deux témoins au contrat que nous avons fait ensemble.

Le patricien comprit que, pour cette fois, il serait difficile de nier la connaissance, et il changea de batterie. — Imprudent ! dit-il d’un ton mystérieux, voilà comment les conspirations échouent. Toujours quelque homme du peuple trahit le secret par sottise ou par défiance. Regarde-moi : ne suis-je plus l’arrière-neveu du vainqueur des Candiotes ? As-tu confiance en moi ?

— Je vous crois comme si vous étiez mon père, répondit Marco ; mais d’où vient que vous ne m’employez plus le soir pour aller au fresco ? D’où vient que la gondole du Français est amarrée à votre escalier d’eau comme chez elle.

— Maudit rustre ! tu sais mes projets et tu m’interroges ! Quand le Français m’offre sa gondole, puis-je la refuser ? Apprends donc qu’il demeure ici, que depuis hier il reçoit l’hospitalité dans ma maison, que ce soir il dîne chez moi…

— Assez ! pas un mot de plus, excellence ; je devine tout. Mais il faut manger, et vous me devez la somme de…

— Silence ! interrompit le doge. Le secret le plus profond…

— J’ai compris. Quand pourrez-vous me payer ?

— Dans quinze jours, un mois peut-être ; Jusque-là ne bouge pas.

— Que je sois étranglé si je vous donne signe de vie !

— Il n’est point de conspiration ni de secret à garder qui puisse empêcher un Vénitien de courir après l’argent qu’on lui doit. Dès le lendemain, Marco sonnait à la porte du magnifique seigneur et revenait lui demander le prix de ses courses. Le patricien fit le tour de la chambre à grands pas ; tout à coup il se frappa le front en s’écriant : — Tu arrives à propos ; suis-moi.

Au bout d’une longue galerie sans meubles, le patron frappa doucement à une petite porte. De l’intérieur, quelqu’un répondit avanti ! Dans ce seul mot, Marco reconnut l’accent français. L’ingénieur préparait la solde de ses ouvriers ; des piles d’écus rangées sur le bureau brillaient d’un éclat fascinateur. À l’ordinaire, le patricien n’avait qu’un filet de voix, mais dans les occasions capitales la passion lui rendait une puissance de poumons digne d’un saltimbanque. — O mon ami, s’écria-t-il en levant les mains vers le ciel, voyez dans quel abîme effroyable je vais être englouti ! voyez de quelle espèce de créanciers je suis réduit à essuyer les reproches ! Un nicolotto, seigneur français, un misérable barcarol me vient demander son salaire, et je ne puis le payer ! Parle, Marco, dis toi-même à mon généreux ami combien je te dois.

Le gondolier, interdit, se repentait déjà de sa démarche. — Excellence, répondit-il, rien absolument ; je ne réclame rien.

— Oh ! le bélître ! murmura le doge, il va tout perdre !

— Mon cher voisin, dit le Français en souriant, ne vous désolez point. Je vous prêterai la somme dont vous avez besoin pour vous défaire de ces dettes criardes. Demain nous en reparlerons ; mais je vous avertis que je n’entends pas être pris pour dupe. L’usage à Venise est de ne pas même saluer les gens qui vous ont ouvert leur bourse. Il faut, s’il vous plaît, agir d’une autre sorte avec moi. Pour la rareté du fait, je tiens à recevoir de vous des preuves de bonne volonté. Vous me rendrez donc de mois en mois un faible à-compte sur la somme prêtée, ne fût-ce que cinq francs ou moins encore, pourvu que je vous voie arriver chez moi et faire acte d’honnête et consciencieux débiteur.

Si je savais que mon cœur fût celui d’un Judas, dit le patricien en se frappant la poitrine…

— De grâce, interrompit l’ingénieur, pas d’exagération. Entre amis, n’abusons pas des scènes déchirantes. Demain vous aurez votre argent. Me promettez-vous un à-compte pour la fin de chaque mois ?

— Par le jour qui nous éclaire, s’écria le magnifique seigneur, par ce soleil témoin de vos bienfaits, par tous ceux qui ont porté avant moi le nom illustre de…

— N’allez pas plus loin, reprit le Français. Réservons les sermens pour une occasion plus importante. Combien m’apporterez-vous le mois prochain ?

— Trois francs, répondit le doge, trois francs pour ne point mentir.

— Va donc pour trois francs ! Je saurai si vous êtes homme de parole.

— O mon noble ami, reprit le patricien, mettez le comble à votre générosité en ne parlant pas de cet emprunt à ma femme.

— A personne au monde, mon cher voisin. Vous serez content de ma discrétion. Au revoir. Excusez-moi si je ne vous reconduis pas.

Le doge sortit suivi de Marco. Sous le vestibule du palais, il fit une gambade et s’arrêta en posant les mains sur ses genoux. Le gondolier prit la même posture, et tous deux se regardèrent en pouffant de rire.

— « Demain vous aurez votre argent ! » dit le patricien répétant les paroles du Français.

— L’emprunt est fait ! s’écria Marco ; votre excellence va palper des écus qui viendront de la caisse de Ronzilli ! Quelle somme vous doit-on donner ?

— Qui le sait ? C’est selon l’inspiration du dernier moment.

— Et demain vous me payez mon salaire.

Comme si un ressort mécanique l’eût fait mouvoir, le doge se redressa, et, reprenant sa mine béate et stupide : — L’intérêt de l’état, dit-il, passe avant le tien.

— Seigneur, reprit Marco, je ne puis plus attendre. Tout mon avoir est absorbé ; j’en suis aux dettes et aux expédiens, et la faim m’aurait mené au cimetière dans la barque des pauvres, si la Digia ne m’eût offert tout ce qu’elle possédait.

— Comment ! s’écria le grand seigneur, ta maîtresse avait des épargnes, et tu ne m’en as rien dit, homme léger ! La Digia aurait pu placer ses capitaux dans la grande maison de banque que je vais fonder avec les écus de Ronzilli, et je lui aurais payé six pour cent d’intérêts.

— Au diable les intérêts ! dit Marco ; c’est le capital qu’il nous faut pour nous marier.

— Tu l’auras ; mais je vais être fort occupé demain : on ne fait pas un emprunt au plus riche financier du monde sans des formalités et des écritures. Ne manque pas de venir chercher ton argent après demain, au botto, ni plus tôt, ni plus tard.

— Ne craignez point que je l’oublie, excellence.

C’était afin d’éviter plus sûrement la visite de son créancier que le magnifique seigneur lui indiquait l’heure précise du botto (une heure après midi). Est-il besoin de dire que Marco ne trouva personne à la maison et qu’il revint dix fois sans être plus heureux ? Lorsqu’enfin il rencontra son débiteur, le doge avait eu le temps de préparer quantité d’échappatoires entièrement neuves. La misère et les dettes augmentèrent de jour on jour ; le courage et l’activité de la Pagota ne suffisaient point à subvenir aux dépenses de trois personnes, et Coletto, qui avait les dents longues, commençait à se révolter. Un soir, Marco, accoudé sur le parapet d’un pont, observait les fenêtres du palais ***. Il vit allumer un lustre qui répandit des flots de lumière. Bientôt des gondoles passèrent sous le pont et déposèrent sur la rive des dames en parure de bal. Par la porte de terre entra un pâtissier, sa corbeille sur la tête. Le patricien donnait une grande fête. Marco, ne concevant pas quel motif empêchait cet homme de prélever sur les millions de Ronzilli le salaire d’un gondolier, se sentit profondément atteint dans sa religion et son amour pour la postérité des conquérans de Chypre. Son esprit déroulé cherchait un reste d’espérance dans l’obscurité même de son malheur. Coletto lui enleva sa dernière illusion en expliquant l’énigme par le mot de banqueroute.

— Le bon Dieu te punit, ajouta le petit drôle, parce que tu as abandonné la contrebande pour faire le laquais, comme un gondolier rouge.

— Eh bien ! répondit le nicolotto, malédiction sur les magnifiques seigneurs, accident sur leurs projets ! et que la madone des contrebandiers, touchée de mon repentir, rende sa protection au pécheur égaré !

Afin que le lecteur puisse apprécier exactement la valeur de la créance du pauvre Marco, nous l’introduirons pour un instant dans le ménage du patricien nécessiteux.


III

La veille de l’excursion à San-Felice, le doge mangeait en famille un dîner composé d’une soupe aux piselli et d’un plat de polenta sur lequel se béquetaient trois gros moineaux francs honorés du nom de becs-figues. La dogaresse aux épaules carrées lançait des regards foudroyans à son époux, qui baissait le nez sur son assiette et n’osait dire mot, de peur de provoquer une explosion. La jeune fille, grande et belle personne aux bras d’ivoire et aux cheveux d’ébène, la tête penchée sur l’épaule droite, mangeait ses pois un à un du bout des lèvres.

— Oserai-je vous demander à quoi vous rêvez ? dit la dame à son mari. Est-ce encore à quelque partie d’échecs du café Florian ?

— Je croyais, répondit le patricien, que vous étiez bien aise de ma rencontre avec l’ingénieur chez Florian, et de l’invitation que je vous ai procurée pour la fête de la saline.

— Jusqu’à présent, dit la signora, la rencontre, l’invitation et la fête ne sont que des occasions de dépenses. Que m’importe une partie de plaisir ? C’est à notre fille que je pense. Etes-vous un père ou un homme de marbre ?

— Si le sang humain se vendait, je me ferais saigner pour ma fille. Où faut-il aller ? Que dois-je entreprendre ? A qui voulez-vous que je parle et que dirai-je ?

— Pensez-vous m’embarrasser ? reprit la dogaresse. Il faut que vous donniez un bal avant la fin du printemps, deux ou trois soirées de musique pour faire entendre la voix de l’enfant. La belle compagnie va bientôt se rendre aux eaux de Recoaro ; il faut que nous y allions passer un mois. En attendant la saison des eaux, il faut qu’on nous voie en gondole découverte au fresco et à la fête du Redentore. Voilà ce qu’un père doit à sa fille. Etes-vous en mesure de nous donner cela ?

— Un bal ! des soirées de musique ! un voyage à Recoaro ! répondit le patricien, et où voulez-vous que je prenne l’argent nécessaire à tant de dépenses ?

— Je vais vous le dire : puisque vos immortels aïeux (que Dieu les bénisse !) ont dissipé tout leur bien et ne vous ont laissé, pour soutenir l’éclat de leur nom, que le deuxième étage de leur palais[4], mettez un écriteau à votre porte et prenez un locataire. Nous avons quelques vieux meubles. La moitié de cet appartement nous suffira. Louez l’autre moitié à l’ingénieur français.

Une légère teinte rouge colora le visage blême du patricien.

— Mais on saura, dit-il, que je tiens maison garnie, que je loue la chambre où dormirent les pères d’adoption de Catherine Cornaro, et qu’un étranger couche dans le lit où sont morts des grands amiraux du golfe adriatique.

— Eh ! vous imaginez-vous qu’on ignore dans la ville vos dettes, votre dénûment, vos misérables expédiens et la mauvaise chère que vous faites ? Vendez à boire et à manger, s’il le faut, et donnez des robes à votre fille. Ai-je mis au monde une enfant de celle figure-là pour qu’elle savonne elle-même son linge ? Soyez père d’abord, et portez ensuite comme vous pourrez le nom des amiraux du golfe.

— S’endetter, répondit le patricien, vivre d’expédiens et même de vils subterfuges, recevoir des affronts de ses fournisseurs, mais en tête-à-tête, ce n’est rien, si l’honneur est sauf et si l’on n’a point à rougir devant un de ses pareils. Cependant que votre volonté soit faite. Je coucherai dans une chambre de domestique, et vous irez à Recoaro.

Le patricien n’avait plus d’appétit. En quittant la table, il s’appuya tendrement sur l’épaule de sa fille ; mais il détourna la tête pour cacher les larmes qui roulaient dans ses yeux.

La dogaresse avait appris que le seigneur français cherchait un logement vaste, afin d’y établir ses bureaux sous le même toit que son appartement. Pendant le festin de la crémaillère, elle lui offrit sa maison avec tant d’insistance, que l’ingénieur se laissa entraîner moitié par galanterie, moitié par faiblesse. Le deuxième étage du palais fut partagé au moyen d’une porte condamnée. On convint du prix de 150 francs par mois, somme énorme pour un loyer de Venise, et le locataire imprudent consentit à se lier par un bail d’un an. Le Français avait déjà dormi dans le lit des amiraux du golfe, lorsque la dogaresse apporta la minute du bail rédigée par elle-même. On y remarquait les deux clauses suivantes :

« La signora étant obligée par sa haute position à recevoir de la compagnie et à donner des soirées de musique ou de danse auxquelles le seigneur ingénieur sera prié d’assister comme voisin et comme ami, il est entendu que les jours de bal ou de grande réunion, la porte de séparation et l’appartement entier du seigneur ingénieur seront ouverts aux personnes invitées par la signora.

« Item. En considération de l’âge et de la gentillesse de la jeune signorina, le seigneur ingénieur s’engage à prêter sa gondole et ses rameurs à mademoiselle, lorsqu’elle témoignera le désir d’aller au fresco. »

Aussitôt que l’ingénieur eut signé ce bail peu commun, il reçut une lettre pathétique dans laquelle la dogaresse suppliait le pregiatissimo signor de payer d’avance le premier mois de son loyer. Le bon jeune homme paya. Dès le samedi suivant, on lui prit son appartement pour donner une soirée de musique et de danse à laquelle il fut invité ; mais, comme il n’y voulut point aller, il dormit sur les banquettes du café Florian, tandis qu’on dansait dans sa chambre. Il se fit un plaisir de mener les dames au fresco ; mais, comme il dînait chez le traiteur, lorsqu’il tardait à rentrer, on ne l’attendait point et on s’emparait de la gondole. Enfin on tira de lui tout ce qu’on put, et plus il montra de patience, plus l’indiscrétion de son hôtesse s’enhardit. Quant au patricien, il n’obtint d’autre bénéfice que ce fameux chapeau neuf qui avait ébloui et scandalisé Coletto. Vainement il voulut représenter à sa femme qu’un pauvre diable de barcarol l’avait promenée durant un mois à crédit. La dogaresse n’écouta rien. Il est vrai que, si elle eût lâché l’argent, Marco n’en aurait pas été plus riche, car le magnifique seigneur aurait assurément détourné la somme pour sortir d’autres embarras plus pressans. Ce fut dans ces conjonctures qu’il tenta un emprunt secret à l’insu de sa femme. On a vu comment Marco avait contribué au succès de la négociation. Le chiffre de cet emprunt ne s’élevait pas à 10 millions de svansics, mais à 100 francs. Au point de vue du patricien, le salaire de Marco n’était point de ces dettes qui compromettent l’honneur. L’humble condition du créancier le rendait peu dangereux, et il y aurait eu conscience de payer un homme avec qui les échappatoires n’étaient pas encore épuisées. Ce qui importait bien davantage, c’était de solder les pertes de jeu, de rendre des politesses, de faire des cadeaux à quelques maîtresses de maison, des libéralités aux domestiques, et surtout de s’ouvrir de nouveaux crédits par l’appât de l’argent comptant. Lorsque le patricien eut touché les 100 francs, sa mine triomphante et rajeunie inspira des soupçons à la dogaresse ; mais la saison des eaux commençait, et tes dames partirent pour Recoaro le lendemain du bal dont Marco avait observé les préparatifs.

Le nicolotto, rendu à sa vocation par les remontrances de son jeune frère, mit sous la protection de la madone des contrebandiers sa fortune, ses amours et son mariage, empêché par la misère. Dans une ven-dita-di-vino, Marco, debout et appuyé contre un mur, observait les buveurs de vin noir, un doigt posé sur sa bouche comme la statue d’Harpocrate. Du fond du cabaret, un homme à barbe rousse lui répondit par un clignement d’yeux. C’était un entrepreneur de contrebande en conférence avec deux vieux barcarols. Marco s’approcha de cette respectable compagnie son bonnet à la main.

— Vous avez passé l’âge, disait l’entrepreneur aux vieux barcarols. Voici un jeune gaillard qui n’hésitera point, j’en suis sûr.

— Il se fera prendre, répondit un des anciens.

— De quoi s’agit-il ? demanda Marco.

— D’aller à Fusina, dit le maître contrebandier.

— Le passage serait plus facile par Chioggia ou Torcello ; mais, puisque vous avez affaire à Fusina, c’est là qu’il faut aborder. Demain je ferai un essai à vide, et si je vois qu’on puisse franchir la ligne, je risquerai l’aventure à la tombée de la nuit. De quoi se composent vos marchandises ?

— D’une caisse de coutellerie, d’un ballot de toiles anglaises et de cinquante livres de tabac du Levant. La valeur est de 400 svanzics. Vous recevrez donc 4 napoléons d’argent. La différence du franc à la livre autrichienne sera pour la bonne-main[5].

En guise de signature, de cachet et de timbre, Marco fit un signe de croix, et le marché fut conclu. Venise étant un port franc, les marchandises de tous les pays y peuvent entrer ; c’est à les empêcher d’en sortir pour se répandre sur le territoire autrichien que la douane applique sa vigilance. Au beau milieu du jour, une gondole traversait le canal de la Giudecca, qui est un véritable bras de mer, et se dirigeait obliquement vers la route de la terre ferme. Des promeneurs de la rive des Zattère qui la suivaient du regard pensèrent d’abord qu’elle menait un étranger à l’église du Rédempteur ; bientôt après, on supposa qu’elle portait un de ces Anglais qui vont, hors de la ville, contempler l’eau du canal Orfano, célèbre par les noyades nocturnes des victimes du conseil des dix. En effet, la gondole tourna dans le canal Orfano ; mais à peine y eut-elle couru vingt brasses qu’elle fit un quart de tour et glissa rapidement vers Fusine. Dans ce moment, une barque de douaniers à quatre rames, qui déboucha par hasard à la pointe du Champ-de-Mars, se mit à la poursuite de la gondole et gagna de vitesse sur elle. Le sous-officier de la douane cria aux fuyards d’arrêter. Marco et son frère, n’ayant pas à redouter le cas de flagrant délit, puisque leur gondole était vide, n’obéirent point à l’ordre. Le douanier, qui était un brutal, s’arma d’une longue rame, et, quand il fut à portée du nicolotto récalcitrant, il le frappa de toutes ses forces. Marco s’affaissa sous le coup ; il avait une épaule démise.

Digia puisait de l’eau dans la cour du palais ducal, lorsque le petit Coletto, bégayant de rage et d’effroi, lui vint annoncer que Marco était à l’hôpital civil pour avoir perdu les bonnes grâces de la madone des contrebandiers. À ce mot terrible d’hôpital, la Pagota, oubliant ses seaux de cuivre sur la margelle du puits, partit au galop et ne s’arrêta qu’à Sainte-Marie-Formose, où elle offrit en passant une bougie de cinq sous à une autre madone de mœurs plus douces et moins ennemie des lois et de l’autorité. Comme la plupart des hommes du peuple, Marco avait une horreur profonde pour l’hôpital, fondée sur cette idée absurde qu’on y laisse mourir les malades afin de procéder à leur autopsie, autre sujet d’appréhension plus affreux que la mort même. Digia trouva le patient au désespoir ; il venait de subir une opération douloureuse et se croyait à demi dépêché pour le grand voyage. Immobile par force dans un appareil bien serré, Marco, dont le mâle visage était baigné de larmes, entendit près de son lit les sanglots, de son frère et de sa maîtresse, qui le regardaient comme un homme perdu, et il témoigna par des gémissemens sourds qu’il partageait leur sentiment. Une jeune sœur hospitalière, attirée par ce concert lamentable, vint reprocher doucement au malade son ingratitude et à Digia son ignorance. L’évidence et la raison ne triomphent pas facilement du préjugé dans les cervelles d’une Pagota et d’un nicolotto ; cependant les paroles fermes de la religieuse ébranlèrent ces esprits incultes. Marco daigna croire que du moins cette bonne sœur n’était pas de connivence avec ses bourreaux, et Digia reçut sans trop d’incrédulité l’assurance que son amant lui serait rendu au bout de six semaines. En effet, grâce aux soins intelligens de la sœur, Marco sortit vivant de cet hôpital si redouté. Il était faible encore et incapable de travailler ; Digia pourvut aux frais de la convalescence en vendant ses boucles d’oreilles à un orfèvre des Procuratie. Cette dernière ressource épuisée, les deux fiancés se retrouvèrent enfin sains de corps, mais absolument sur la paille.

Telles étaient les épreuves cruelles qui arrachaient à la Pagota ces larmes qu’elle semait sur son chemin en préparant un bain froid. Quand la parona de casa m’eut raconté ce qu’on vient de lire, l’heure du dîner approchant, je me rendis à la trattoria de M. Marseille, où une salle particulière était réservée aux Français. Je racontai à mes compatriotes, parmi lesquels se trouvait l’ingénieur, les aventures de Digia et de Marco, leurs amours et leur misère. Le péché de contrebande nous parut véniel, ou du moins chèrement expié. Un des convives prit l’initiative d’une souscription en faveur de ces amans malheureux, et l’ingénieur promit d’autoriser le doge à reporter sur la créance de Marco ces fameux à-compte mensuels qui devaient éteindre l’emprunt de cent francs. Ma padrona, que nous chargeâmes de faire agréer le montant de la souscription, réussit dans son ambassade. — Nous apprîmes plus tard qu’elle n’avait détourné à son profit que le tiers de la somme. — Marco, ranimé par cette aubaine imprévue, marcha le front haut et se crut sous la protection officielle du gouvernement français. Déjà il s’occupait d’acheter le voile de mariage, les souliers et les gants de sa fiancée, lorsqu’un incident de théâtre vint compliquer la situation.

Sur le quai des Esclavons, trois étrangers vêtus diversement causaient ensemble en prenant le café noir, à un sou la tasse, devant la porte d’un petit limonadier. Ils se rencontraient pour la première fois, mais ils n’avaient rien à faire et ne songeaient qu’à tuer le temps. Le plus âgé des trois, qui portait le riche costume rouge des Albanais, venait à Venise pour y ramasser, chez les changeurs, des thalers à la reine de Bavière, qui, transportés dans son pays, gagnaient en valeur 30 centimes par pièce. Le second, coiffé d’une espèce de vieux turban et chaussé de grandes bottes, apportait à Venise de l’ail de Dalmalie, et répandait au loin l’acre parfum de sa marchandise. Le troisième, beaucoup plus jeune que les deux autres, portait le pantalon collant, les brodequins et la veste à la hussarde. Ses cheveux ras, plutôt jaunes que blonds, ses yeux clairs comme ceux d’un oiseau de proie, ses moustaches cirées, la raideur militaire de ses attitudes, formaient le contraste le plus complet avec les mines basanées, les poses naturelles et la nonchalance orientale de ses compagnons. Le seigneur albanais et le seigneur dalmate, après avoir bien raisonné de leurs négoces respectifs, auraient cru manquer de politesse en ne témoignant point le désir de connaître ce jeune homme qui les écoutait depuis long-temps ; c’est pourquoi ils l’invitèrent à parler à son tour. Le jeune homme ôta de sa bouche une grosse pipe de porcelaine et répondit d’un ton bref et un peu altier :

— Je suis Croate. Une affaire de famille m’attire à Venise. Puisque vos seigneuries le désirent, je leur dirai, ce qui se passe dans mon pays. Je fais partie d’une colonie militaire, et je vais plus souvent à l’exercice qu’à la charrue. De temps à autre, un inspecteur arrive à l’improviste et nous réunit subitement au moyen d’un signal d’alarme, comme si le feu était au village. Nos femmes et nos mères préparent à l’instant des vivres pour trois jours, et nous descendons dans la rue le fusil sur l’épaule et le sac au dos. Ou nous emmène quelquefois fort loin ; nous exécutons des manœuvres et des marches forcées ; nous couchons au bivouac, et puis nous rentrons à la maison.

— Et l’on vous paie sans doute une solde, dit l’Albanais, pour vous indemniser de vos frais et de votre peine ?

Le Croate jeta un regard d’épervier sur la façade fraîchement restaurée du palais Danieli.

— Notre solde est là-dedans, répondit-il, et nous saurons bien nous indemniser le jour où l’on nous permettra de descendre en Lombardie.

— J’entends, reprit l’Albanais : vous comptez sur la guerre et le butin ; mais il faut être les plus forts.

— On dit que nous sommes là-haut cent cinquante mille hommes toujours prêts à marcher.

— Je préfère mon commerce au vôtre, murmura l’Albanais.

— Et moi de même, ajouta le Dalmate. La guerre n’engendre rien de bon. Pour un thaler de butin que le soldat prélève sur une pauvre cité, il cause au pays un dommage de mille thalers en pure perte. Jeune homme, les vents perpétuels de la Croatie vous ont trempé comme l’acier ; mais celui qui défend son nid, sa femme et ses enfans a la vie dure. La solde que vous espérez coûterait trop cher ; vous ne toucherez pas à ces palais, à ces chefs-d’œuvre précieux qu’on vient admirer de tous les coins du monde.

— Je déteste Venise, s’écria le jeune homme ; pas de quartier pour Venise !

— On ne vous la livrera point, dit l’Albanais ; ce morceau-là n’est pas pour les barbares.

Une Pagota qui courait sur le quai des Esclavons s’arrêta devant les trois buveurs de café.

— Bonjour, Knapen ! dit-elle au Croate. Que venez-vous donc faire dans cette Venise que vous détestez ?

— Je viens vous y chercher, Digia, répondit Knapen, et si je n’ai point commencé par aller chez vous, c’est que j’avais des renseignemens à recueillir sur votre conduite. J’ai appris ce que je voulais savoir ; nous pouvons nous expliquer à l’instant même. Depuis trois mois, vos parens attendent vainement la nouvelle de votre mariage. Ils ne vous ont point envoyée ici pour y devenir la maîtresse d’un gondolier. Vous avez donné vos épargnes à votre amant, et vos boucles d’oreilles, vendues à un orfèvre, ont servi à l’entretien de cette canaille, qu’un délit de contrebande avait conduit à l’hôpital. Je regrette de troubler des amours si honorables, mais il faut me suivre ; nous retournerons ensemble à Pago.

— Vous êtes mal informé, dit la jeune fille avec fermeté. Prenez de meilleurs renseignemens. Marco est un galant homme, et mon mariage n’a été différé que par des circonstances malheureuses, une banqueroute, un accident, une blessure grave. Demeurez ici trois semaines encore, et vous assisterez à mes noces. Je ne dis pas cela pour vous narguer, Knapen ; votre silence dédaigneux m’a trop bien appris…

— Et ma présence à Venise, interrompit le Croate, n’en concluez-vous rien ?

— Vous n’aviez pas attendu ma réponse pour donner votre cœur à un autre. À quoi bon vous écrire ? Mais aujourd’hui vous êtes séduite, et je viens vous tirer de la honte.

— Il n’y a point de honte, entendez-vous cela ? s’écria la Pagota en colère ; il n’y a point de fille séduite.

— Oh ! reprit Knapen, vous voilà bien acclimatée ! trompeuse comme une Vénitienne ! Vous avez déjà pris le parler enfantin et lascif des femmes de ce pays. Cependant, lisez cette lettre de votre père, et, si vous refusez ensuite de me suivre, j’irai annoncer au vieux Dolomir qu’il a perdu la cadette de ses filles.

Digia prit la lettre ; mais elle ne savait pas lire et se défiait de Knapen. Le seigneur albanais vint à son secours en lui donnant lecture de la mercuriale paternelle. C’étaient des reproches et des injures en style de paysan, et, bien que le lecteur s’efforçât d’en adoucir la crudité, Digia changeait de visage. À la fin, lorsqu’elle entendit que le vieux Dolomir la menaçait de sa malédiction, si elle ne rentrait chez lui avec François Knapen, elle chancela et tomba évanouie dans les bras du Dalmate. Les deux vieillards, naturellement lents et empêchés, ne savaient comment ranimer cette fillette pâmée. L’un lui frappait dans les mains en l’appelant cara fia, et l’autre lui jetait de l’eau en criant : « Elle s’en va ! Dieu saint ! serait-elle morte ? » Knapen immobile la regardait fixement.

— Vous êtes dur, jeune homme, dit l’Albanais quand Digia eut rouvert les yeux.

— Duristime, ajouta le Dalmate, et de plus injuste ou aveugle, car cette fille est innocente, et vous feignez d’en douter. La lettre du père n’a point de sens, puisqu’elle suppose l’enfant séduite.

— Digia Dolomir, dit le Croate sans s’émouvoir, je vous somme de me suivre à Pago.

— Mon bon Knapen, murmurait Digia, ne soyez pas impitoyable. Je ne puis partir.

— Quand vous serez majeure, reprit Knapen, vous pourrez vous faire courtisane, si telle est votre envie ; mais vous n’avez que dix-huit ans, et il faut vous résigner à vivre bien quelque temps encore.

— Point d’injures ! dit le seigneur albanais. Entendons-nous, jeune homme. À la fin de ce mois, je pars pour Trieste, Pago et Zara. Si dans trois semaines la petite n’est pas mariée, je la reconduirai chez son père sur mon brigantin.

— Digia Dolomir, reprit Knapen, êtes-vous, oui ou non, rebelle à l’autorité de votre père ? Refusez-vous, oui ou non, de lui obéir ?

— J’obéirai, dit la jeune fille. Quand voulez-vous partir ?

— Demain, par le bateau de Trieste.

Les passagers du pyroscaphe, réunis sur la rive de Saint-Blaise le lendemain, furent troublés dans leur sollicitude pour leurs bagages par une querelle violente entre deux hommes. Maître Marco, son bonnet noir sur l’oreille, les manches retroussées jusqu’au coude, les jambes écartées, le cou tendu comme le gladiateur combattant, s’opposait à l’embarquement de sa maîtresse. François Knapen s’avança d’un air calme et déterminé, les yeux fixés sur ceux de son adversaire, les poings serrés à la hauteur du visage, également préparé à l’attaque ou à la parade. Le seigneur albanais et le vieux Dalmate, qui rôdaient sur le quai, admirèrent l’élégance de formes et la pose académique de ce beau nicolotto, près duquel le Croate, avec sa taille moyenne et ses jambes grêles, semblait un mirmidon ; mais il leur parut aussi que Marco faisait trop de démonstrations dans les préliminaires du combat. Les spectateurs qui s’intéressaient à lui auraient souhaité moins de paroles, moins de menaces et plus de promptitude à l’action, car ils ne doutaient point qu’il ne dût écraser l’ennemi. Il l’aurait écrasé en effet, s’il eût déployé son adresse et ses forces au lieu de son éloquence. Par malheur, le jeune Croate ne se laissa pas intimider ; il marcha droit à son homme et lui porta un coup de poing que Marco évita en se jetant de côté, en sorte que le passage se trouva libre, et la bataille finit par la retraite d’un des combattans. Knapen fit descendre dans le canot sa compagne de voyage et lui baisa la main avec une aisance mililaire qui ne déplut pas aux spectateurs, et peut-être à Digia elle-même. Bientôt après, la cloche donna le signal du départ ; le pyroscaphe disparut derrière les arbres de l’île des Giardini, et le pauvre Marco, seul et abandonné, se mit à pleurer comme un enfant.


IV.

Minuit, dans nos climats, est une heure maussade. Paris même, qui passe à bon droit pour une ville de plaisir, se transforme en un sombre couvent aussitôt que les pendules ont sonné le douzième coup. Tout se ferme ; les lumières s’éteignent ; le consommateur attablé dans un café se voit mis à la porte. À moins de poursuivre sur un trottoir la conversation interrompue, il faut rentrer chez soi. Je ne sais quelle brusquerie et quelle mauvaise humeur percent dans nos coutumes et dans l’exécution des plus simples mesures de police. En Italie au contraire, l’usage qu’on observe avec le plus de scrupule est celui de ne jamais déranger les gens. Qui veut dormir va se coucher ; qui veut veiller reste debout. À l’heure où le Parisien, expulsé de tous les lieux publics, se met au lit sans sommeil, la place Saint-Marc est un charmant salon où l’on cause en plein air avec les dames, où l’on joue aux échecs en prenant des rafraîchissemens, car, depuis la Fête-Dieu jusqu’à la Toussaint, les portes des cafés sont enlevées de leurs gonds, ce qui me paraît un moyen sûr de les laisser ouvertes.

Par une splendide nuit d’août, l’ingénieur de la saline et moi, nous devisions paisiblement, à une heure fort avancée, devant une table du café Florian, et nous goûtions avec délices la liberté de vivre dehors, en mangeant quantité de glaces. L’ingénieur était à la veille de partir pour visiter les salines de l’Istrie et de Pago. Dans son désir aimable de m’avoir pour compagnon, il me donnait d’excellentes raisons de quitter ces mares d’eau chaude et croupissante, cet amas de pierres calcinées par le soleil, où nous cuisions, disait-il, tantôt dans un four, tantôt au bain-marie. — C’est ainsi que l’impie traitait la reine de l’Adriatique. — Il est vrai que la canicule avait amené le terrible fléau des zanzares, dont les piqûres et le bourdonnement nous tenaient dans une alarme perpétuelle. Les hirondelles, que je croyais frileuses, venaient de s’enfuir à la recherche d’un ciel moins ardent. Mais Venise ressemble à ces femmes dangereuses dont on aime jusqu’aux défauts. Sous les railleries de l’ingénieur, je sentais le dépit et les regrets de l’homme d’affaires envieux des loisirs d’autrui, et, quand je lui répondis que j’opposerais une moustiquaire aux zanzares et que je louerais une gondole au mois pour me faire traîner comme un sybarite, tant que durerait la chaleur, il n’insista plus.

— Puisque vous allez à Pago, lui dis-je, informez-vous de notre protégée Digia Dolomir ; tentez une démarche en sa faveur, et, si elle aime encore son nicolotto, tâchez de la ramener à Venise. Pendant ce temps- là, je prendrai Marco à mon service, et l’espoir de revoir sa maîtresse l’empêchera d’être infidèle.

— J’aurai peut-être plus de peine, me répondit l’ingénieur, à vaincre l’obstination d’un paysan qu’à obtenir un arrêt de la chambre aulique : cependant, pour vous être agréable et pour m’exercer à la persuasion, je plaiderai la cause de Digia.

En conduisant l’ingénieur au bateau de Trieste, je lui rappelai sa promesse, et je me rendis ensuite au palais Faliero, où je trouvai Marco profondément endormi sur le tapis de sa gondole. Il n’ignorait pas l’intérêt que j’avais pris à ses amours, et, quand je lui proposai de me servir, il voulut à toute force me baiser la main, formalité nécessaire à l’engagement réciproque.

— Je t’avertis, lui dis-je, que je n’ai point l’honneur de descendre en ligne masculine des défenseurs de Famagonste, ni des assassins de François Carrare ; mais je te paierai un demi-mois d’avance en bons napoleoni d’arzento, et, sur ma recommandation, le seigneur ingénieur ramènera de Pago la petite Dolomir.

— Excellence, s’écria Marco en saisissant la rame, je vous servirai sans autre salaire que le pain et l’eau. Où faut-il porter votre seigneurie ?

— Aux archives générales des Frari.

Le petit Coletto, déjà debout à son poste, fit un cri de chouette, et la gondole fendit l’eau dormante, comme si toute la douane eût été à ses trousses. Marco, non content de me servir en qualité de barcarol, voulait encore remplir les fonctions de valet de chambre. Il m’éveillait le matin, s’emparait de mes habits et se querellait avec les gens de la maison, qui, ne soupçonnant point que la reconnaissance pût inspirer tant de zèle, pensèrent que j’avais fait un héritage. Un jour, il me sembla que maître Marco, en lavant sa gondole, chantait avec plus de verve et de gaieté qu’il ne convenait à un amant au désespoir. Lorsqu’il vint prendre mes ordres, je remarquai que ses cheveux frisés avec un soin ridicule, pendaient en longs tire-bouchons sur ses oreilles, comme une coiffure de femme. Il portait à sa boutonnière une rose grosse comme un chou. Je lui demandai qui lui avait donné cette fleur ; il me répondit avec le zézaiement gracieux de son dialecte : — Xè una bela toza, paron.

— Une belle jeune fille, repris-je, ne donne pas une rose sans qu’on l’en prie.

Go pregà, sior si.

— Comment, drôle, tu l’as priée ! Est-ce ainsi que tu gardes la foi promise ? Je te retirerai ma protection et j’écrirai au seigneur ingénieur de ne plus s’occuper de toi.

— Doucement ! dit Marco d’un ton patelin. Le teinturier de la rue des Fabri a chez lui, dans ce moment, une jeune nièce que j’ai connue à Murano. C’est la fille la plus rieuse du monde. Quand je passe devant sa porte, elle me jette de l’eau et m’appelle vilain noir. Puis-je endurer ces attaques sans y répondre ? Soyez juste, excellence ; j’aurais l’air d’une bête, d’un malappris ou d’un philosophe ennemi des femmes. On se lasse de pleurer en attendant sa fiancée. D’ailleurs tout cela n’est que pour le badinage.

— Ces badinages peuvent mener loin ; je ne les approuve point, Marco.

— Patron, la Muranelle a de l’esprit ; son oncle gagne de l’argent. Qui sait si le seigneur ingénieur ramènera Digia ?

— Un proverbe français dit qu’il ne faut point courir deux lièvres à la fois.

— Courir deux lièvres est impossible, excellence ; mais deux filles, c’est fort différent. Que Digia revienne, et je l’épouse ; sinon, je tâcherai d’attraper l’autre. Quel mal voyez-vous à cela ?

Si Marco eût connu les proverbes français, il m’aurait opposé celui qui conseille d’avoir deux cordes à son arc ; mais l’égoïsme le guidait plus sûrement que la sagesse des nations. En sortant de chez, moi, je rencontrai sur le pont des Dai le savant abbé ***, chanoine de Saint-Marc. Nous causions ensemble de documens que je cherchais touchant la mort de Stradella, lorsqu’il me montra une jeune fille coiffée du grand voile de Murano, qui s’avançait les yeux baissés par la rue des Fabri. — Regardez, me dit l’abbé à haute voix, regardez ce charmant modèle de vierge.

La Muranelle entendit ces paroles flatteuses, et nous remercia par un sourire et une inclination de tète. — Gageons, reprit l’abbé, qu’une Parisienne ne répondrait pas avec tant de douceur au compliment d’un passant.

— Patron, dit Marco en me tirant par mon habit, c’est la nièce du teinturier. Dites un peu si elle ressemble à un lièvre, et si j’ai tort de courir après elle ?

— Eh bien ! cours donc, répondis-je, Vénète que tu es ; je vois bien que tu ne comprendras jamais l’imprudence et la lâcheté de ta conduite.

Tandis que les agaceries de la Muranelle détournaient Marco du bon chemin, l’ingénieur français, au milieu de ses graves préoccupations, trouvait encore une heure à donner aux intérêts de la pauvre Digia. Doué d’une force de volonté peu commune, exercé à lutter contre l’entêtement et l’obtusion d’esprit, il voulait frapper juste et fort dans les petites affaires comme dans les grandes. Sur le port peu fréquenté de Pago, il rencontra le seigneur albanais et le vieux Dalmate dont je lui avais parlé. Le premier cherchait de ville en ville des piastres à la reine de Bavière ; l’autre, ayant vendu ses aulx, retournait à Zara sur le brigantin de son ami. L’ingénieur pensa que ces deux figures pittoresques pouvaient lui prêter un concours utile, et il les pria de l’accompagner chez le bonhomme Dolomir. On les conduisit à la porte du bourg, dans une méchante vendita, où le père de Digia débitait, avec privilège, de la bière exécrable et du trois-six falsifié. À l’aspect de ces trois étrangers magnifiquement vêtus, Dolomir, habitué à ne servir que des sauniers ou des matelots, parut saisi, comme s’il eût reçu la visite du puissant et romanesque Aaroun-al-Raschid. Un coup d’œil rapide suffit à l’ingénieur pour observer sur la face de cet homme la grossièreté de son esprit, mais il remarqua aussi l’étonnement naïf du sauvage. Digia s’était retirée, pâle et tremblante, dans un coin. Une demi-douzaine d’enfans, les uns stupéfaits, les autres épouvantés, entrèrent dans une étable, où leur mère les poussa en leur commandant de se taire. Tous les yeux étaient fixés sur l’habit rouge de l’Albanais, et quand le Français prit la parole, le cabaretier et sa femme pensèrent qu’il remplissait l’emploi d’interprète dans la maison de ce grand personnage.

— Dolomir, dit l’ingénieur, nous avons à vous entretenir de votre fille Digia ; mais nous ne venons point ici pour vous contester votre autorité paternelle : vous ferez de nos avis ce qu’il vous plaira. Répondez sans défiance à cette question : Quels motifs vous ont déterminé à rappeler votre fille de Venise ? C’était à dessein que l’ingénieur attaquait son adversaire par son côté le plus faible, en l’obligeant à parler dès le début de la conférence. Cette tactique acheva d’intimider le vieux Dolomir, qui se mit à balbutier.

— Excusez… dit-il, que vos seigneuries me pardonnent mon ignorance. Un pauvre Pagoto ne peut s’exprimer en beau langage.

— Parlez comme vous savez, reprit l’ingénieur, pourvu que ce soit avec franchise.

Le père commença un récit obscur et trivial, où l’on démêlait qu’il avait cru sa fille débauchée par le gondolier Marco, à cause de la mauvaise réputation des nicolotti.

— Vous vous trompiez, interrompit le Français. Votre fille allait bien réellement épouser Marco, lorsque vous l’avez envoyé quérir. Ce très haut seigneur albanais et ce très honorable seigneur dalmale sont venus ici pour témoigner en faveur de Digia. Il est étrange qu’un père ne sache pas reconnaître par lui-même la vérité sur une telle question. Il faut qu’on vous ait abusé. Nous voulions tous du bien à votre fille. Vous nous avez privés du plaisir de la marier.

— Je lui ai trouve un autre mari, dit le père, reprenant un peu d’assurance.

— Oui, poursuivit l’ingénieur, François Knapen, n’est-ce pas ? C’est lui qui vous a excité à maltraiter votre fille ; c’est lui qui l’a calomniée.

Magari ! murmura Dolomir, plût à Dieu qu’il l’eût calomniée !

— Vous avez la tête dure, à ce que je vois. Et vous, Digia, comment ne protestez-vous point ?

— Hélas ! s’écria la jeune fille en pleurant, je ne fais autre chose du matin au soir ; mais ce Knapen a ensorcelé mon père.

— Ensorcelé, ajouta la vieille mère, c’est le mot exact.

— Nous briserons le sortilège, reprit l’ingénieur. Qu’on cherche Knapen et qu’on l’amène devant moi.

— Me voici, dit le jeune Croate, qui se tenait caché derrière la porte du cellier. Knapen entra et regarda l’ingénieur d’un air insolent.

— Avancez, monsieur, lui dit l’ingénieur français. Nous allons vous prouver que vous avez mal agi et porté le désordre dans cette famille.

— Je suis curieux de voir cela.

— Rien n’est plus facile. Si l’on vous proposait en mariage une fille perdue de mœurs, l’épouseriez-vous ?

— Non, monsieur, répondit Knapen.

— Comment appelleriez-vous celui-là qui prendrait pour compagne ; de toute sa vie la maîtresse d’un autre ?

Le Croate sentit le coup trop tard ; il garda le silence.

— Nous l’appellerions tous un homme vil, poursuivit l’ingénieur. Eh bien ! monsieur, de deux choses l’une : ou vous avez trompé Dolomir et calomnié sa fille, ou vous êtes cet homme que je viens de qualifier, puisque vous recherchez la main de Digia. Qu’avez-vous à répondre ?

François Knapen, déconcerté, lança un regard de colère à l’ingénieur français.

— Lorsqu’on aime, dit-il en hésitant, on passe sur bien des petites choses…

— Ce n’est point une petite chose, interrompit l’ingénieur, que la réputation d’une jeune fille. Voulez-vous que je vous dise sur quelle chose vous avez passé ? Par amour et par jalousie, vous avez employé de mauvais moyens d’atteindre votre but et d’écarter un rival. Vous avez volé à votre maîtresse l’affection et l’estime de son père, pour vous assurer une femme que vous estimiez vous-même, et dont vous connaissiez l’innocence, le bon cœur, la douceur et les autres qualités. Il n’y a que l’amour et la jalousie qui puissent atténuer une faute si grave, un procédé si cruel et si malhonnête. Mais vous pouvez encore racheter cette faute en la confessant avec humilité, en réparant le mal, en faisant à la justice et à la vérité le sacrifice d’un amour qui n’est point partagé, en rendant à la jeune fille la tendresse de son père et le mari que vous lui avez enlevé par des manœuvres coupables. Si vous vous résignez de bonne grâce à ce pénible effort, le beau rôle sera tout-à-fait de votre côté. Nous vous plaindrons, nous essaierons de vous consoler, et nous dirons qu’il fallait que votre amour fût bien profond pour avoir entraîné si loin un garçon capable de dévouement et de générosité. En somme, c’est ce que vous avez de mieux à faire, car votre première thèse n’est plus soutenable, et si vous y persistiez, votre honneur n’en réchapperait pas. Pour vous en convaincre, regardez seulement la mine du pauvre Dolomir, qui a compris enfin son erreur et ses préventions injustes.

Le Croate, se voyant perdu, ne cherchait plus qu’une issue pour son orgueil. Il n’accepta point la position humble que lui offrait son adversaire.

— Puisque Digia ne peut se résoudre à m’aimer, dit-il avec émotion, je renonce à elle. Soyez donc satisfait. Cette conspiration contre mon bonheur, qui vous amène de si loin, a réussi au gré de vos désirs. Je n’ai rien à dire de plus, et je ne veux ni consolations ni réparation d’honneur.

— Bien ! Knapen, reprit l’ingénieur, voilà du courage. Ne croyez pas que je sois venu pour vous ravir encore votre fierté. Vous la sauverez du naufrage, et j’avais tort de vous en demander le sacrifice. Donnez-moi la main pour l’unique fois de votre vie, car il faut que je retourne ce soir à Fiume, d’où je me rendrai à Trieste et puis à Venise, et je ne reviendrai probablement jamais à Pago.

Un éclair de joie brilla dans les yeux de faucon du Croate, tandis qu’il donnait la main à ce maudit inconnu qui renversait tous ses complots en un moment. Le Français devina qu’après son départ Knapen tenterait de se relever ; mais il ne lui laissa pas long-temps cette espérance. — Maître Dolomir, dit-il, j’emmène avec moi votre fille. Procurez-moi une barque pour pouvoir traverser le détroit, et pendant ce temps-là votre femme va me faire à dîner.

— Ma fille !… une barque !… à dîner ! répéta le père avec étonnement. Je ne donne pas à manger, excellence ; ma boutique est une bierrerie.

— Vous allez m’opposer votre grand mot, reprit l’ingénieur en riant : Non è usato, ce n’est pas l’usage. Mauvais négociant ! Apprenez qu’en France, si on demandait à manger à un maréchal ferrant, il se mettrait à la cuisine, soit par obligeance, soit par génie du commerce.

— Seigneur français, dit l’Albanais au costume rouge, mon panier de vivres est à votre disposition. Nous dînerons ensemble, si vous voulez me faire cet honneur.

Le mousse du brigantin apporta des viandes froides et du vin qu’on servit sur la table de la vendita, et les trois seigneurs étrangers mangèrent ensemble de bon appétit. Digia, dont la mine était radieuse, changeait les assiettes avec empressement, tandis que la mère préparait le petit bagage de sa fille. On était au dessert, qui se composait d’amandes et de pommes, lorsque Dolomir vint annoncer que les patrons de barques ne voulaient point prendre la mer à cause du vent contraire.

— Ces gens-là, dit le vieux Dalmate au seigneur français, vont s’appliquer à vous retenir à Pago, et vous verrez qu’ils emmèneront cette nuit la jeune fille dans l’intérieur de l’île pour l’empêcher de partir avec vous.

— Mon brigantin ne craint pas le gros temps, dit l’Albanais. Nous irons ensemble à iume, si nous trouvons seulement un pilote courageux, car il nous faut un marin du pays pour nous diriger.

Digia courut chercher le meilleur pilote qui fût dans l’île : c’était un vieux marin point timide, et qui connaissait à merveille les côtes ; mais il déclara nettement que la traversée était impossible. L’île de Pago forme avec le rivage de Croatie un canal étroit, fort dangereux par certains vents, et où l’on se brise d’un côté ou de l’autre, pour peu qu’on dévie du juste chemin.

— Vous l’entendez, dit le père Dolomir.

— Si vos seigneuries ont envie de se noyer, ajouta Knapen, l’occasion est belle.

L’Albanais et le Dalmate ne savaient que résoudre. L’archipel de l’Adriatique est plein de passages périlleux, et la bonne foi du vieux pilote ne pouvait être suspectée. Digia consternée interrogeait sa mère du regard. La mère observait avec inquiétude les signes d’intelligence qu’échangeaient ensemble Dolomir et Knapen. Le Français ne perdait pas un coup de dents, et cassait des amandes avec l’entrain d’un écolier. Le tour des pommes arriva ; il prit la plus grosse en demandant une assiette, et, au moment d’entamer le fruit avec son couteau, il s’arrêta, comme pour reprendre haleine : — Qu’as-tu donc, pauvre Digia ? dit-il, tu parais agitée !

— Excellence, répondit la Pagota, si nous ne partons pas ce soir, je ne reverrai pas Venise.

— Qui parle de ne point partir ? reprit l’ingénieur. Ah ! je me rappelle : cet honnête pilote croit qu’il y a du danger, et qu’on ne peut pas sortir du détroit. Asseyez-vous là, mon brave, et buvez d’abord un verre de vin. Si l’on vous offrait le double du prix ordinaire pour franchir la pointe de l’île, que penseriez-vous du vent contraire et des écueils ? Réfléchissez un moment.

— J’ai bien du regret de vous refuser, monseigneur, répondit le vieux marin ; nous gagnons si peu ! mais la mer est la maîtresse, et nous ne commandons pas au vent.

— Diable ! puisque le verre de vin et la double paie n’adoucissent point la fureur des vagues, je vois que cela est sérieux ; et combien de temps durera ce vent contraire ?

— Trois jours et trois nuits, excellence, sans interruption aucune.

— C’est comme dans notre canal de Brazza, dit le Dalmate.

— Tout-à-fait de même, reprit le pilote. L’île de Brazza forme un détroit semblable à celui de Pago.

— Mais on peut doubler la pointe de Brazza par tous les temps avec un bon brigantin et un pilote de sang-froid.

— Sans doute, excellence, et, pour sortir du canal de Pago, c’est encore la même chose. Assurez-moi que les esprits malins, déchaînés par ce maudit vent de biais, ne me troubleront ni la vue ni le cœur : je vous tiendrai au beau milieu de la passe sans broncher ; mais voilà où est la difficulté. S’il prend fantaisie aux démons de nous briser, je verrai de travers, le cœur me manquera, et adieu la compagnie !

— Nous partirons, dit l’ingénieur. Écoute-moi, mon brave, et bois un second verre de vin. — Je suis d’une province de France qu’on appelle la Vendée. Il y avait une fois dans un petit port de mon pays un étranger qui voulait s’embarquer par un temps affreux, et sortir du bras de mer que forme l’île de Ré avec le continent. C’était le soir. On. voyait une multitude de phares allumés sur des pointes de rocher pour avertir les navigateurs qu’une mort certaine les attendait au pied de ces écueils, où se brisaient les vagues de l’Océan plus hautes que des montagnes. L’étranger offrit au pilote qui le devait conduire le double du prix ordinaire ; mais le vieux marin, tout courageux qu’il était, n’osait point exposer sa vie et celle de l’équipage. Quoiqu’il sût son métier, il craignait la malice des démons de la côte, car l’enfer a des factionnaires et des employés préposés aux naufrages sur le rivage de la France tout comme dans l’archipel adriatique. Cependant l’étranger, qui dînait paisiblement avec deux seigneurs de ses amis, soutenait qu’on pouvait partir avec tant d’assurance et d’opiniâtreté, que le pilote se mit à l’examiner attentivement. Cet inconnu ne présentait rien de bizarre dans sa personne. Il portait seulement les cheveux hérissés sur le front et la barbe longue.

En parlant ainsi, le Français passa la main dans ses cheveux, qu’il dressa sur sa tête, et il lira sa barbe d’un air sardonique.

— Quand on eut servi le dessert, poursuivit le narrateur, l’étranger prit une grosse pomme et l’enveloppa, comme ceci, dans sa serviette ; puis il saisit un couteau bien aiguisé, qu’il leva en l’air en disant au pilote : « Si je viens à bout de couper cette pomme jusqu’au cœur d’un seul coup, à travers la serviette, sans entamer le linge, croiras-tu encore que les malins de la côte puissent noyer aisément un homme de mon espèce ? » Le pilote jura par toute sorte d’images, objets de son adoration, qu’il partirait, si le seigneur étranger accomplissait ce miracle. Il n’était qu’à moitié de ses bavardages superstitieux, lorsque le voyageur laissa retomber le couteau en frappant de toutes ses forces. La lame pénétra jusqu’au cœur de la pomme ; mais, en la retirant, il se trouva que la serviette n’était pas le moins du monde entamée, ce qui assurément tenait du prodige.

L’ingénieur français, comme pour joindre la démonstration au récit, avait enveloppé la pomme dans la serviette et frappé fortement avec le couteau. Dolomir vit la lame pénétrer au cœur du fruit, et il s’écria que son linge était perdu ; mais l’ingénieur retira le couteau, et montra la serviette parfaitement intacte, au grand ébahissement de la compagnie. Ce tour d’adresse, fort simple quand on le sait faire, était inconnu à Pago. Les témoins, ne doutant plus que ce Français endiablé n’eût le pouvoir de traiter les esprits de la tempête comme des valets, se demandaient si leur hôte était un sorcier ou le diable lui-même. Le vieux Dalmate regardait de travers ce convive étrange, qui savourait d’un air innocent et sensuel la pomme coupée par l’entremise des esprits. Le seigneur albanais, doué d’une imagination moins impressionnable, bien qu’il ne connût point le tour, comprit que ce devait être un escamotage ; mais il feignit une surprise extrême. — À présent, dit-il, je ne vois plus ce qui peut nous retenir dans ce port ; mon brigantin ne risque rien. Si le pilote hésite encore, nous partirons sans lui. Le seigneur français tiendra la barre du gouvernail ; plût au ciel que j’eusse toujours un timonier comme lui !

— Vous avez la foi ! dit Knapen, qui avait remarqué un léger sourire sur les lèvres de l’Albanais. Peut-être suis-je capable aussi de vous mener à Fiume sans avoir jamais tenu la barre. Attendez seulement que je coupe une autre pomme de la même façon que monsieur ; si je réussis, vous me donnerez le gouvernail, et je vous promets que nous périrons ensemble.

Le Croate prit une pomme qu’il enveloppa dans le coin d’une serviette. Le Français, en regardant ces préparatifs, déguisait sous un air narquois une inquiétude dont il ne pouvait se défendre ; mais Knapen n’eut pas le soin de laisser au linge la liberté de se détendre et d’entrer dans la coupure avec la lame ; en outre il frappa obliquement, et il fit une large blessure à la serviette, ce qui excita la gaieté de toute l’assistance, à l’exception du père Dolomir.

— Eh bien, mon brave, partons-nous’ ? dit l’ingénieur au pilote.

— Je suis à vos ordres, excellence, répondit le vieux marin.

— Tu n’auras point peur des esprits, et le cœur, la main et les yeux ne broncheront point ?

— Non plus que si j’étais de bronze, monseigneur.

— Allons, Digia, prends ton bagage, embrasse tes parens, et vous, Dolomir, donnez votre bénédiction à cette aimable enfant.

Après la cérémonie des embrassemens et de la bénédiction, l’ingénieur s’empara du bras de la jeune fille et partit en avant, suivi des deux vieillards aux costumes orientaux. Le vent soufflait avec violence ; la mer moutonnait, et le ciel chargé de nuages avait un aspect sombre et menaçant. On ne voyait pas une voile dans le détroit ; mais l’équipage albanais, n’étant point de la paroisse, avait d’autres superstitions que celles de Pago, Le petit navire était neuf et bien construit. Le pilote se mit à la barre avec confiance. Le brigantin déploya ses ailes blanches, sortit du port et gagna le milieu du canal en bondissant sur les vagues. Dolomir et sa femme, assis sur une pierre, le virent manœuvrer avec précision ; bientôt il franchit le passage le plus dangereux et laissa derrière lui les écueils. Les deux bonnes gens rentrèrent au logis en soupirant, et l’orgueilleux Knapen, qui ne voulait pas montrer son dépit, erra sur les terrains nus des salines pour y pleurer sans témoins.

Aux nuits brûlantes de la canicule avaient succédé les nuits tempérées de septembre, lorsque je retrouvai l’ingénieur assis un soir, à sa place accoutumée, devant le café Florian. Je le savais ennemi des écritures inutiles aussi bien que des paroles en l’air ; c’est pourquoi je ne m’étonnais point de n’avoir reçu aucune lettre de lui. Sans attendre mes questions, il s’empressa de m’annoncer que Digia était à Venise, et puis il me raconta tous les détails de son expédition. Dans la crainte que Marco, avec son incorrigible légèreté, ne fût pas convenablement préparé au retour de sa maîtresse, je voulus l’en avertir. En sortant, je lui avais donné rendez-vous à la rive de la Piazzetta. Je l’y cherchai à dix heures du soir ; point de Marco. Je revins à onze heures ; point de gondole. Le drôle, habitué à de longues lacunes dans son service, avait profité de mon peu d’exigence pour mener deux Anglais au couvent des Arméniens, et de là au Lido. Coletto et lui me vinrent conter le lendemain l’histoire d’un prétendu accident beaucoup trop riche en invention pour être vraisemblable. J’abrégeais mes reproches pour arriver à la nouvelle du retour de Digia, lorsqu’on frappa doucement à ma porte. Marco ouvrit et se trouva nez à nez avec la belle Muranelle. La jeune fille s’avança au milieu de la chambre et me fit une révérence en écartant le grand voile qui enveloppait son visage.

— Pardonnez-moi, me dit-elle avec pétulance ; de venir importuner votre seigneurie si matin ; mais il faut absolument que je parle à une personne qui ait de l’autorité sur ce nicolollo. Depuis un mois, votre gondolier me fait la cour…

— Vous l’avez voulu, interrompit Marco.

— Oui, je l’ai voulu, perfide ! reprit la Muranelle, parce que j’ignorais que tu avais une maîtresse, une fiancée ; mais, toi, lu le savais bien. Tout à l’heure je viens d’apprendre que cette fiancée arrive de Pago pour t’épouser, et l’on me dit cela quand j’ai pris l’habitude de t’écouter, et que mon pauvre cœur n’a plus ni force ni courage. Il faut pourtant opter entre la Pagola et moi ; j’espère encore que tu me choisiras, et vous, seigneur français, intercédez pour moi, et donnez l’ordre à votre serviteur de m’aimer, comme il le doit.

— Mon enfant, répondis-je, la conduite de Marco est abominable ; mais on n’aime point les gens par ordre. Tout ce que je puis faire, c’est de commander à ce libertin d’opter à l’instant. Malgré l’engagement sérieux qu’il a pris avec la Pagota, s’il se prononce en votre faveur, il vous épousera.

— Nenni ! excellence, dit Marco sans s’émouvoir, je ne l’épouserai point. La toza ferait une maîtresse gentille, amusante et coquette ; pour une femme, il est besoin de qualités plus solides. C’est Digia que je prendrai.

Les yeux de la jeune fille lancèrent des feux rouges ; elle frappa du pied en s’écriant d’une voix rauque : — Tu épouseras donc une fille borgne et défigurée, car je lui arracherai un œil pour te le jeter à la face.

L’expression de la férocité ne dura qu’un moment sur le visage de madone de la Muranelle. La rougeur de la honte lui monta jusqu’au front ; ses lèvres tremblèrent, et comme elle sentit que l’éruption des larmes allait éclater, elle sortit précipitamment. Je m’attendais à pareille scène avec Digia, et je commençais à regretter mon intérêt mal placé pour les amours d’un mauvais garnement ; mais la Pagota ne se montra point. Trois jours s’écoulèrent sans qu’on pût découvrir où elle était. On ne l’avait pas vue à son ancien domicile, et les petites porteuses d’eau ne savaient pas même qu’elle fût à Venise. Elle reparut enfin le quatrième jour dans la cour du palais ducal, où elle puisa de l’eau pour servir ses cliens. Coletto me vint annoncer qu’il l’avait rencontrée toujours courant, mais qu’elle n’avait pas daigné le reconnaître. Marco s’était mis sur son passage et n’avait pas eu plus de succès ; elle l’avait repoussé de la main et s’était enfuie au galop, en lui criant de loin qu’il se trompait et qu’il prenait une Pagota pour une Muranelle. Lorsque Marco, l’oreille basse, me demanda conseil, je l’envoyai à tous les diables, en lui disant, que je ne voulais plus me mêler de ses affaires, et que je l’exhortais à réfléchir sur la sagesse des proverbes français.

Un soir, après le dîner, j’aperçus dans la rue Digia, qui marchait lentement, le menton incliné sur sa poitrine. Elle n’avait plus ses seaux de cuivre et paraissait fatiguée du travail de la journée. Son air abattu et découragé m’inquiéta. Je m’approchai tout près d’elle pour savoir où elle allait, car Venise, avec ses quatre cents ponts, ses détours infinis, ses rues étroites et ses recoins, semble bâtie exprès pour dérouter l’indiscret à la poursuite d’une femme. Digia me conduisit dans la Frezzaria, d’où elle sortit pour passer devant la petite église de San-Fantino. Elle arriva au bord du grand canal, qu’elle traversa au traghetto Saint-Samuel. Pour ne point la perdre de vue, je me jetai dans une gondole et je passai le grand canal au même traghetto. Sur la rive opposée, lorsqu’elle eut payé un sou au passeur, elle tourna dans une petite rue au bout de laquelle était un rio dont l’eau était claire et profonde. Je me retirai sous un portique pour l’observer sans qu’elle pût me voir. Digia resta long-temps immobile ; elle chantait à demi-voix une chanson populaire où les rimes en sdrucciolo revenaient fréquemment, selon le mode vénitien. Je distinguai ces paroles du refrain : « Aqua bela, dolce e tiepida… - belle eau douce et tiède, — celui qui n’a plus d’illusions - trouve encore un lit pour rêver - dans ta robe verte et l’impide[6]. » L’idée me vint que ce chant pouvait être le prélude d’une tentative de suicide. Je sortis de ma cachette. La Pagota ne m’entendit pas. Je fus obligé de lui poser la main sur l’épaule pour la tirer de sa rêverie.

— Digia, lui dis-je, la robe verte de la lagune n’est pas un lit de mort pour une fille chrétienne comme vous.

— Pourquoi ? me répondit-elle avec exaltation. L’eau me connaît bien ; j’y ai vécu et j’y mourrai. La lagune m’attire pour me bercer dans son sein.

— Dites plutôt que le chagrin vous pousse, Digia. La vie ne vous a pas été donnée à la condition qu’elle serait toujours heureuse et facile. Vous devez accepter le mal comme le bien jusqu’au terme fixé. D’où vient votre désespoir ? Est-ce de l’infidélité de votre amant ? Vous l’aimez donc, tout infidèle qu’il est ? Que ne lui pardonnez-vous alors ? Marco se repent de sa faute. Il a reçu une leçon dont il profitera ; vous aurez en lui un bon mari. Laissez-moi le soin de l’amener à vos pieds.

— Jamais ! dit la Pagota en se relevant. Ce sont les Vénitiennes intrigantes et rusées qui pardonnent des infidélités à charge de revanche. Moi, je suis de Pago ; je n’ai pas besoin d’indulgence et je ne pardonne pas. Dites à ce traître qu’il ne me reverra jamais.

La Pagota tourna les talons et s’enfuit comme Atalante. Je la laissai courir, et je retournai à Saint-Marc, où je racontai à mon ami l’ingénieur l’infidélité de Marco, le désespoir de Digia et le monologue de fâcheux augure que je venais d’entendre. Le mathématicien se moqua de mes inquiétudes. Ce que j’appelais désespoir n’était, selon lui, qu’une bouderie d’enfant ; mais il me reprocha d’avoir interrompu le monologue. Il pouvait arriver à présent que la Pagota se crût obligée de se noyer par point d’honneur.

— Si vous la mettez au pied de ce mur-là, elle sautera dans l’eau, ajouta l’ingénieur. Je vois bien qu’il me faudra donner la dernière main à cette affaire. Amenez Digia chez moi, et je lui poserai la question de telle sorte qu’en moins d’un quart d’heure elle prendra son parti d’être heureuse et d’épouser son nicolotto. Vous allez dire encore que je ne doute de rien ; mais, quand on a de son côté le bon sens, le plus fort est fait, il n’y a plus que la façon de s’en servir.

Le lendemain, je montai une longue faction aux puits du palais ducal, et j’y trouvai enfin Digia. Elle consentit à me suivre chez le seigneur français qui l’avait enlevée à François Knapen. En entrant dans le bureau de la saline, je tirai ma montre, et je dis à l’ingénieur qu’il n’avait qu’un quart d’heure. Il me répondit que cinq minutes suffiraient. Il se tourna ensuite vers Digia, et lui dit avec une bonté calme :

— Assieds-toi, ma mignonne, et sois attentive. J’ai appris que, dans un accès de douleur, lu avais eu la pensée de mourir, et cela n’est pas bien. Lorsque je t’ai sauvée des filets du Croate, j’ai contracté envers ta famille une grande responsabilité. On t’a permis de me suivre, à la condition de te marier à Venise : c’est là le but de ton voyage. Que pensera-t-on de mon intervention et de ton absence, si ce but n’est pas atteint ? Tu compromets à la fois ma réputation et la tienne. On croira que tu vis mal, et que je suis complice d’une intrigue.

— Excellence, répondit la Pagota, ce n’est point ma faute si Marco m’a trompée et si je ne puis plus l’aimer.

— Tu ne l’aimes plus, soit, reprit l’ingénieur ; eh bien donc ! ne pensons plus à lui. Je te présente un autre parti, car il faut absolument que tu prennes un époux. Ambrosio, le plus jeune de mes gondoliers, est un garçon bien fait, sage et laborieux, dont je suis content, qui gagne quatre-vingts livres par mois. Il t’a vue, tu lui plais ; il faut l’accepter. Au lieu d’un mariage d’amour, ce sera un mariage de raison mais fort convenable. Ambrosio t’aimera ; il se conduira en galant homme, et tu seras heureuse. Quant à tes envies de suicide, je n’en parle pas ; tu ne voudrais pas me récompenser de mes peines et de mon amitié en me jouant un mauvais tour, en me donnant un chagrin qui empoisonnerait ma vie. Tant d’ingratitude serait incroyable, et je t’offenserais en insistant davantage sur ce point.

— Que vous êtes bon ! s’écria la Pagota. Non, je ne vous affligerai pas ; mais ce que vous me proposez est impossible : je ne veux pas d’Ambrosio.

— C’est que tu ne l’as encore regardé qu’avec indifférence ; aujourd’hui tu le verras sous les traits d’un futur mari, et il te paraîtra charmant. Je ne lui ai parlé de rien avant de te consulter. Nous allons maintenant l’appeler par cette fenêtre.

— Au nom du ciel ! attendez un moment, excellence…

Digia se tut, et baissa les yeux.

— Si par hasard, reprit l’ingénieur, ton aversion pour Marco n’était autre chose que de l’amour offensé, il faudrait prendre garde à cela. Interroge un peu ton cœur, et assure-toi de tes sentimens. Surtout pas de fausse honte ; considère-moi comme un père, et ne t’avise pas de dissimuler par orgueil une faiblesse qui nous tirerait tous de l’embarras où nous sommes.

La Pagota demeurait muette, mais on voyait sa poitrine se gonfler peu à peu.

— Choisis donc, poursuivit l’ingénieur, entre ces trois partis : pardonner à Marco, jeter un voile sur ses fautes et l’épouser, comme cela était convenu, ou agréer les hommages d’Ambrosio et permettre que je l’appelle par cette fenêtre pour lui annoncer que je lui ai trouvé une femme bonne et douce, ou bien enfin retourner immédiatement à Pago pour retomber sous la griffe du Croate, d’un homme que tu n’estimes point. Si je ne me trompe, le premier de ces trois partis serait incomparablement le meilleur.

— Le premier, murmura Digia… le premier en effet…

— Les cinq minutes sont passées, dis-je en regardant ma montre.

— Oui, répondit l’ingénieur, mais depuis deux minutes l’arrêt est rendu dans le cœur de la pauvre fille.

J’ouvris la porte de l’antichambre, où Marco attendait par mon ordre la fin de la conférence ; j’amenai l’accusé, en le tenant par l’oreille, jusqu’aux pieds de sa maîtresse. — Ton procès est gagné, lui dis-je. Tu en seras quitte pour faire amende honorable et baiser les mains de ton juge.

Le drôle, prosterné à deux genoux, commença un discours moitié sérieux et moitié comique, où il donnait à la Pagota le titre de messer grande et de très excellent et très juste seigneur. Messer grande était le préfet de police de l’ancienne république, le magistrat qui jugeait les délits et contraventions des gondoliers. Digia ne put s’empêcher de rire ; elle donna un soufflet à son amant, après quoi ils s’embrassèrent.

À trois semaines de là, le mariage fut célébré dans l’église de San-Nicolo, au fond du Canareggio. Nous conduisîmes les époux en gondole découverte, et pour la première fois de sa vie Marco voyagea par eau sans tenir la rame. Pendant la cérémonie, je vis le seigneur patricien au premier rang des invités. En sortant de l’église, il s’approcha de son ancien serviteur, et lui dit avec un dégagement admirable de sa position de débiteur insolvable : — Je t’avais bien prédit, Marco, que ma protection et mes bontés te mèneraient à la fortune. Ton bonheur est mon ouvrage, et je m’en réjouis.

Un congé de huit jours, que j’accordai à maître Marco, lui permit de goûter paisiblement ce bonheur qu’il devait au patricien pendant le premier quartier de sa lune de miel. Le jour où il reprit son service, il me présenta, de la part de sa femme, une branche de rosier grimpant sur laquelle étaient soixante roses, sans compter les boutons. L’ingénieur reçut un cadeau pareil.

Digia, devenue Vénitienne, quitta le costume de Pago. Le régime, le climat et le commerce des gens du pays la transformèrent en peu de temps ; elle mena son mari tantôt à la baguette et tantôt par la ruse, mais elle lui resta fidèle, pour montrer qu’elle n’était pas Vénitienne tout-à-fait. Ses cheveux d’un blond clair, mûris par le soleil, prirent cette belle teinte rousse que le Titien préférait aux autres nuances. Au bout de huit mois, quand je quittai Venise à mon grand regret, on voyait à la taille arrondie de la Pagota qu’elle donnerait bientôt un nicolotto de plus à la population passionnée du Canareggio.

Quant au magnifique seigneur doge, dès la première échéance de ces fameux à-compte mensuels qui devaient éteindre son emprunt, il était venu expliquer avec des fleurs d’éloquence de l’ordre le plus élevé comment il lui était absolument impossible pour cette fois de payer les trois francs convenus. Au second mois, mêmes fleurs de rhétorique et même résultat. D’échappatoires en échappatoires, il atteignit le bout de l’an. La dogaresse aux épaules carrées abusa de la complaisance de son locataire avec si peu de retenue, que l’ingénieur, un beau matin, décampa sans attendre l’expiration de son bail, et, à partir de ce moment, le patricien passa devant son sauveur, son excellent ami, son créancier, sans porter la main à ce chapeau de soie luisant comme un fanal, où l’œil sagace de Coletto avait discerné l’indice d’une banqueroute. D’autres expédiens, d’autres embarras, d’autres dettes réclamaient toute son attention, toutes les ressources de son génie. L’homme de qui le doge n’avait plus rien à espérer était rayé de la surface du globe, comme si le canal Orfano l’eût englouti.


Paul de Musset.
  1. La guerre des nicolotti et des castellani date du XIIIe siècle. Les premiers tirent leur nom de la paroisse de San-Nicolo, les seconds de celle de Saint-Pierre du Castello.
  2. La livre vénitienne ne vaut que 60 centimes.
  3. Sous ce nom mélodieux, le lecteur aura reconnu M. le baron de Rothschild.
  4. Beaucoup de palais de Venise se divisent aujourd’hui en autant de propriétés qu’il y a d’étages.
  5. Le svanzic ou livre autrichienne vaut 83 centimes de notre monnaie.
  6. En dialecte vénitien, les poètes font rimer ensemble tous les sdruccioli, c’est-à-dire les mots où l’accent est placé sur la syllabe anté-pénultième. Cette singulière règle de prosodie produit des effets très gracieux. Pour choisir un exemple parmi les mots connus des Parisiens, Cenerentola et Semiramide, qui sont des sdruccioli, riment ensemble à Venise.