Scènes de la vie du clergé/Tribulations du révérend A. Barton/10

Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
Librairie Hachette et Cie (Scènes de la vie du clergép. 107-109).

CHAPITRE X

Enfin arriva la terrible semaine où Amos et ses enfants durent quitter Shepperton. Son départ causa un regret général, non que personne parmi ses paroissiens trouvât ses dons spirituels remarquables ou éprouvât une grande édification à l’entendre. Mais ses malheurs lui avaient gagné leurs meilleures sympathies, et c’est toujours une source d’amour. Ses douleurs firent ce que ses sermons n’avaient pu faire : elles lui ouvrirent auprès de ses paroissiens la source de la sympathie, et il y eut dès lors un lien réel entre lui et son troupeau.

« Mon cœur souffre, dit Mme Hackit à son mari, pour ces pauvres enfants, privés de mère, qui vont au milieu d’étrangers et dans une vilaine ville, où l’on ne peut se procurer de bonne nourriture et où il faut payer très cher pour en avoir de mauvaise. »

Mme Hackit avait l’opinion vague que la vie de ville était une combinaison de cours renfermées, de porc ladre et de linge sale.

Une même sympathie envers leur pasteur se manifestait parmi les paroissiens les plus pauvres. Le vieux Tozer, dont les articulations étaient raides et qui était encore en état de subvenir faiblement à ses besoins par quelques petits travaux de jardinage, arrêta Mme Cramp, la femme de peine, comme elle retournait chez elle en revenant de la cure, où elle était allée aider Nanny à faire les paquets la veille du départ, et s’informa très particulièrement du sort futur de M. Barton.

« Ah ! le pauvre homme, lui répondit-elle, je suis fâchée pour lui. Il n’avait pas beaucoup de bien-être ici, mais il sera encore plus mal là-bas. La moitié d’un pain vaut mieux que point du tout. »

Les adieux avaient tous été faits avant ce dernier soir : et, après que tous les arrangements furent terminés, Amos sentit l’oppression de cet instant pendant lequel on n’a rien à penser qu’au triste avenir, à la séparation qui vous éloigne de ce qu’on aime et de ce qui vous est familier, et à cette entrée glaciale dans ce qui est nouveau et étranger. Dans tout départ se trouve l’image de la mort.

Peu après dix heures, quand il eut renvoyé Nanny se coucher, afin qu’elle eût un peu de repos avant la fatigue du lendemain, il se glissa doucement hors de la maison pour faire une dernière visite à la tombe de Milly. La nuit était sans lune, mais le ciel étincelait d’étoiles, et leur clarté suffisait à montrer que l’herbe avait poussé sur la fosse et qu’il y avait une pierre sépulcrale où des lettres brillantes sur un fond noir disaient que là reposait Amélie, la femme bien-aimée d’Amos Barton, morte dans sa trente-cinquième année, laissant un mari et six enfants pour pleurer sa perte. Les derniers mots de l’inscription étaient : « Que ta volonté soit faite ! »

Amos s’avançait maintenant vers le tertre chéri qu’il allait quitter, peut-être pour toujours. Il resta quelques minutes à lire et relire les mots de la pierre sépulcrale, comme pour s’assurer que tout ce passé heureux et malheureux était une réalité. Car l’amour s’effraye des moments d’insensibilité et d’indifférence qui s’introduisent peu à peu dans le domaine de l’affliction, et il s’efforce de rappeler la vivacité de la première angoisse.

Par degrés, comme ses yeux s’arrêtaient sur les mots « Amélie, la femme bien-aimée », des flots d’amertume gonflèrent son cœur ; il se jeta sur la tombe, qu’il entoura de ses bras, en baisant le froid gazon.

« Milly, Milly, m’entends-tu ? Je ne t’ai point assez aimée, je n’ai pas été assez tendre pour toi, mais il est trop tard maintenant. »

Les sanglots vinrent arrêter ses paroles, et de chaudes larmes inondèrent son visage.