Scènes de la vie du clergé/Tribulations du révérend A. Barton/9

Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
Librairie Hachette et Cie (Scènes de la vie du clergép. 100-106).

CHAPITRE IX

On la mit dans la fosse, la douce jeune mère, son bébé dans les bras, et la neige de Noël était épaisse sur les tombes. Ce fut M. Cleves qui officia. À la première nouvelle du malheur de M. Barton, il était venu à cheval de Tripplegate demander s’il pouvait être de quelque utilité, et son silencieux serrement de main avait pénétré le cœur d’Amos, comme la secousse douloureuse du retour de la chaleur vitale pénètre le cœur du malheureux qu’une commotion a rendu inerte.

La neige était épaisse sur les tombes et le jour froid et sombre ; il y eut bien des yeux tristes pour regarder la noire procession passer de la cure à l’église et de l’église à la fosse ouverte. Il y avait au cimetière des hommes et des femmes qui avaient lancé de grossières plaisanteries sur leur pasteur et l’avaient accusé légèrement de péché ; mais lorsqu’ils le virent pâle et hagard suivre le cercueil, il fut pour eux consacré à nouveau par cette grande affliction, et ils le regardèrent avec une pitié respectueuse.

Tous les enfants étaient là, car Amos l’avait voulu ainsi, pensant que quelque souvenir de ce moment solennel pourrait leur rester, même au petit Walter, et confirmer ce qu’il pourrait entendre dire plus tard de sa chère maman. Il conduisait lui-même Patty et Dickey, puis venaient Sophy et Fred ; M. Brand avait demandé à porter Chubby, et Nanny suivait avec Walter. Ils firent cercle autour de la fosse, tandis qu’on descendait le cercueil. Seule des cinq enfants, Patty comprenait que maman y était renfermée et qu’une vie nouvelle et plus triste commençait pour son père et pour elle-même. Elle était pâle et tremblante, mais elle serra les mains plus fortement à mesure que le cercueil descendait, et ne laissa échapper aucun sanglot. Fred et Sophy, de deux ou trois ans plus jeunes, quoiqu’ils eussent vu leur mère dans le cercueil, pensaient assister à quelque spectacle étrange. Ils n’avaient pas encore appris à déchiffrer cette terrible énigme de la destinée humaine : la maladie et la mort. Dickey s’était révolté contre ses vêtements noirs ; on lui dit que ce serait désobéir à sa maman que de ne pas les mettre, et il se soumit aussitôt ; et maintenant, quoiqu’il eût entendu Nanny dire que sa mère était dans le ciel, il avait l’idée vague qu’elle reviendrait le lendemain lui dire qu’il avait été sage et qu’elle lui laisserait vider sa boîte à ouvrage. Il restait à côté de son père avec ses belles joues roses et ses yeux bleus grands ouverts, regardant tantôt M. Cleves et tantôt le cercueil et pensant déjà qu’il pourrait jouer avec Chubby à ce jeu-là, quand ils seraient à la maison.

L’enterrement terminé, Amos rentra avec ses enfants dans sa maison, cette maison où, une heure auparavant, se trouvait le corps chéri de Milly, où les volets étaient à moitié fermés et que la tristesse semblait avoir séparée du reste du monde. Maintenant, Milly était partie ; la lumière du jour, réfléchie par la neige, remplissait toutes les chambres ; la cure semblait de nouveau faire partie du monde comme chaque jour, et Amos, pour la première fois, sentit qu’il était seul, que jour après jour, mois après mois, année après année, il faudrait vivre sans l’amour de Milly. Le printemps viendrait, et elle ne serait pas là ; l’été, elle n’y serait pas ; et il ne l’aurait plus à ses côtés, près du feu, dans les longues soirées d’hiver. Toutes les saisons lui paraissaient décolorées ; et combien seraient désespérantes les journées de soleil qui devaient venir ! Elle était loin de lui ; et il ne pourrait plus lui montrer son amour, il ne pourrait plus réparer ses oublis passés en remplissant les jours à venir par sa tendresse.

Oh ! qu’elle est angoissante, cette pensée que nous ne pourrons jamais dédommager nos morts du peu d’affection que nous leur avons témoigné, des réponses légères que nous avons faites à leurs demandes, du peu de respect que nous avons montré à cette âme humaine et sacrée qui vivait si près de nous et qui était la chose la plus divine que Dieu nous eût donné de connaître !

Amos Barton avait été un mari affectueux, et, tant que Milly était restée près de lui, il n’avait jamais été traversé par la pensée que peut-être son affection pour elle n’était pas assez vive et vigilante ; mais maintenant il revivait de toute leur vie passée ensemble, avec cette terrible clarté de la mémoire et de l’imagination que donne la souffrance, et il sentait comme si son amour même avait besoin qu’on lui pardonnât sa pauvreté et son égoïsme.

Aucune consolation extérieure ne put contrebalancer l’amertume de ce chagrin. Mais la consolation intérieure vint s’offrir. Des visages froids redevinrent bienveillants, et les paroissiens cherchèrent dans leur tête ce qu’ils pourraient faire de mieux pour aider leur pasteur. M. Oldinport lui écrivit pour lui exprimer sa sympathie et joignit à sa lettre un autre billet de vingt livres, en priant M. Barton de lui permettre de contribuer ainsi à soulager son esprit des inquiétudes pécuniaires, accablé qu’il était d’une douleur que tous ses paroissiens devaient partager. Il lui offrait en outre ses services pour placer ses deux filles aînées dans un pensionnat fondé expressément pour les filles de ministres. M. Cleves réussit à obtenir trente livres de ses confrères ecclésiastiques plus riches, et, y ajoutant lui-même dix livres, il envoya la somme à Amos avec les expressions les plus délicates de confraternité chrétienne et d’amitié virile. Miss Jackson oublia ses anciens griefs et vint passer quelques mois avec les enfants de Milly, apportant autant d’aide matérielle qu’elle pouvait en tirer de son petit revenu. Tels furent les secours réels qui soulagèrent Amos du poids des embarras d’argent ; et les attentions amicales, les regards affectueux qu’il rencontrait partout dans sa paroisse, lui faisaient sentir que le froid glacial qui avait accueilli ses devoirs pastoraux pendant le séjour de la comtesse à la cure était complètement dissipé, et que les cœurs de ses paroissiens lui étaient rendus.

Personne ne murmurait le nom de la comtesse, maintenant ; car le souvenir de Milly sanctifiait son mari, comme jadis était sanctifiée la place où un ange de Dieu s’était arrêté.

Quand le printemps vint, Mme Hackit demanda à garder Dickey à demeure chez elle, et ce séjour fit faire de grands progrès au développement de l’enfant. Chaque matin on lui permettait, la poitrine chaudement enveloppée par les propres mains de Mme Hackit, mais les jambes nues et rouges, de courir partout en liberté, de persécuter le dindon en se moquant de son gloussement, et de demander au groom pourquoi les chevaux ont quatre jambes ou d’autres questions aussi transcendantes. Puis M. Hackit prenait Dickey sur son cheval quand il chevauchait autour de la ferme, et Mme Hackit avait toujours un gros biscuit prêt à satisfaire la faim du petit garçon. En sorte que Dickey avait considérablement modifié sa manière de voir à l’endroit des baisers de Mme Hackit.

Les miss Farquhar se firent des amis de Fred et de Sophy, auxquels elles entreprirent de donner deux fois par semaine des leçons d’écriture et de géographie ; et Mme Farquhar inventait pour les petits toutes sortes d’amusements. Le plaisir de Patty était de rester à la maison ou de se promener avec papa ; et lorsqu’il s’asseyait près du feu le soir, quand les autres enfants étaient couchés, elle apportait un tabouret, et, le posant aux pieds de son père, elle s’y plaçait et appuyait sa tête contre ses genoux. Alors il posait la main sur cette tête blonde, et il sentait que l’amour de Milly n’était pas tout à fait absent de sa vie.

Le temps se passa ainsi jusqu’au retour du mois de mai ; l’église fut entièrement terminée et revêtue de sa nouvelle splendeur ; M. Barton se remit à ses devoirs de paroisse avec une nouvelle énergie. Mais un matin, c’était un matin très brillant, et les mauvaises nouvelles aiment quelquefois à voler par le beau temps, il arriva pour M. Barton une lettre dont l’adresse était de l’écriture du vicaire titulaire de Shepperton. Amos l’ouvrit avec inquiétude et une sorte de pressentiment. La lettre annonçait que M. Carpe s’était décidé à venir résider lui-même à Shepperton, et qu’en conséquence les devoirs de M. Barton, comme pasteur de cette paroisse, allaient prendre fin.

Oh ! quelle douloureuse perspective ! au moment même où Shepperton était devenu l’endroit où il désirait le plus rester, où il avait des amis qui connaissaient ses chagrins, où il vivait près de la tombe de Milly, étant de ces hommes qui s’attachent à tout ce qui peut matériellement relier leur esprit au passé. Son imagination n’était pas vive et avait besoin d’être aidée par les sensations présentes.

Il éprouva un sentiment d’amertume à la pensée que le désir de M. Carpe de résider à Shepperton n’était qu’un prétexte pour l’éloigner, afin de pouvoir plus tard donner la cure à son beau-frère, que l’on savait en quête d’une nouvelle position.

Enfin, il fallait se soumettre et, sans perdre de temps, s’occuper de chercher une autre cure. Après quelques mois, Amos dut renoncer à l’espoir de trouver près de Shepperton une paroisse, et il se décida à en accepter une dans un comté éloigné. Cette paroisse était dans une grande ville manufacturière, où ses promenades devaient se restreindre à des rues bruyantes et à de sombres allées, et où ses enfants n’auraient plus de jardin pour s’ébattre, ni de fermes à visiter.

C’était un nouveau coup qui frappait l’homme déjà meurtri.