Scènes de la vie du clergé/Le Roman de M. Gilfil/6

Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
Librairie Hachette et Cie (Scènes de la vie du clergép. 200-203).

CHAPITRE VI

Le matin suivant, lorsque Caterina fut réveillée de son lourd sommeil par Martha lui apportant de l’eau chaude, le soleil brillait, le vent était tombé, et les heures de souffrance nocturne lui semblaient n’avoir été qu’un songe, malgré la fatigue de ses membres et la douleur de ses yeux. Elle se leva et s’habilla, dominée par une singulière sensation d’insensibilité, comme si rien ne pouvait plus la faire pleurer, et même elle sentit une espèce d’impatience de se rendre au milieu de la société qu’elle avait fuie la veille, afin d’être débarrassée de cet état d’inertie par le contact de ses semblables. La vue du bienfaisant soleil du matin nous rend facilement honteux de nos fautes et de nos folies, lorsqu’il vient à nous comme un ange aux ailes brillantes, et Tina s’accusa d’avoir été la veille sotte et méchante. Ce jour-là elle voulait essayer d’être bonne, et, lorsqu’elle s’agenouilla pour faire sa courte prière, la même qu’elle avait apprise par cœur à l’âge de dix ans, elle ajouta : « Ô mon Dieu, aide-moi à supporter ».

Ce jour-là sa prière fut exaucée, car, sauf quelques remarques qu’on lui fit au déjeuner sur sa pâleur, elle passa tranquillement la matinée, miss Assher et le capitaine Wybrow étant sortis à cheval. Le soir il y eut du monde à dîner, et, après que Caterina eut un peu chanté, lady Cheverel, se rappelant qu’elle était souffrante, l’envoya se coucher, et elle s’endormit bientôt profondément. Le corps et l’âme doivent renouveler leurs forces pour souffrir, tout comme pour jouir.

Le lendemain, le temps étant pluvieux, il fallut rester à la maison. Il fut décidé qu’on visiterait tout l’intérieur du château et qu’on entendrait l’histoire des changements apportés dans l’architecture et celle des portraits de famille et des diverses raretés de la galerie.

La société, excepté M. Gilfil, se trouvait réunie au salon lorsqu’on fit cette proposition ; et, quand miss Assher se leva, elle se tourna vers le capitaine, s’attendant à ce qu’il se lèverait aussi ; mais il garda sa place vers le feu et se mit à lire le journal.

« Ne venez-vous pas, Anthony ? dit lady Cheverel, remarquant le mouvement de miss Assher.

— Je vous prie de vouloir m’excuser, répondit-il en se levant pour ouvrir la porte. Je me sens un peu de frisson ce matin, et j’ai peur des chambres froides et des courants d’air. » Miss Assher rougit, mais ne dit rien et sortit, suivie par lady Cheverel.

Caterina était assise à son ouvrage près de la fenêtre. C’était la première fois qu’elle et Anthony allaient se trouver seuls ensemble ; auparavant elle avait vu qu’il cherchait à l’éviter. Mais maintenant certainement il désirait lui parler, lui dire peut-être quelques paroles bienveillantes. Bientôt il quitta le coin du feu et vint s’asseoir en face d’elle.

« Eh bien, Tina, comment avez-vous passé votre temps ? »

Le ton aussi bien que les paroles étaient offensants pour elle : le ton si différent de celui d’autrefois ; les mots étaient si insignifiants, si froids. Elle répondit avec un peu d’amertume :

« Je pense que vous n’avez pas besoin de le demander. Cela vous est assez indifférent.

— Est-ce là tout ce que vous avez d’aimable à me dire après ma longue absence ?

Je ne sais pas pourquoi vous vous croyez le droit d’attendre de moi des choses aimables. »

Le capitaine garda le silence. Il désirait éviter les allusions au passé et les commentaires sur le présent. Et cependant il voulait être bien avec Caterina. Il aurait voulu lui témoigner de l’amitié, lui faire des présents, en un mot qu’elle le trouvât très bon pour elle. Mais les femmes sont si déraisonnables. Il n’y a pas moyen de les amener à voir les choses telles qu’elles sont. « Je pensais, dit-il enfin, que vous deviez avoir une bonne opinion de moi, d’avoir fait ce que j’ai fait. J’espérais que vous comprendriez que c’était ce qu’il y avait de mieux pour chacun de nous, ce qu’il y avait de mieux aussi pour votre bonheur.

— Oh ! je vous prie, ne faites pas la cour à miss Assher pour me rendre heureuse », répondit Tina.

En cet instant la porte s’ouvrit, et miss Assher entra pour prendre son ouvrage, qui était sur le clavecin. Elle jeta un coup d’œil rapide sur Caterina, dont le visage était coloré, et, après avoir dit au capitaine, avec un léger ton d’ironie : « Puisque vous avez des frissons, je suis étonnée que vous vous asseyiez près de la fenêtre », elle sortit aussitôt.

Le fiancé n’eut pas l’air décontenancé ; il resta un moment sans parler ; puis, s’approchant de Caterina et lui prenant la main : « Allons, Tina, dit-il, regardez-moi avec bonté et soyons amis. Je serai toujours votre ami.

— Je vous remercie, répondit-elle en retirant sa main. Vous êtes trop généreux. Mais je vous prie de vous éloigner. Miss Assher pourrait rentrer.

— Au diable miss Assher ! » dit Anthony, ressentant le charme d’autrefois auprès de Caterina. Il passa son bras autour de la taille de la jeune fille et appuya sa joue contre la sienne ; mais au même instant, le cœur gonflé et sentant ses larmes près de couler, Caterina le repoussa et s’enfuit.