Scènes de la vie du clergé/Le Roman de M. Gilfil/5

Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
Librairie Hachette et Cie (Scènes de la vie du clergép. 182-199).

CHAPITRE V

L’inexorable tic-tac de la pendule que rien n’arrête a pour ceux qui redoutent l’avenir une palpitation douloureuse, rendue plus vive par une crainte maladive. Il en est de même de la grande horloge de la nature. Les pâquerettes et les primevères cèdent la place aux herbes ondulées parsemées des tons chauds de l’oseille rouge ; celles-ci disparaissent à leur tour et les prairies offrent le spectacle d’émeraudes enchâssées dans les haies touffues ; le blé à tête dorée commence à plier sous le poids des riches épis ; les moissonneurs sont courbés sur leur travail, et les gerbes sont bientôt liées ; puis voici que des lignes de chaume s’allongent à côté de bandes d’un rouge brun que la charrue retourne pour les préparer à recevoir la semence nouvellement battue. Et ce passage d’une beauté à une autre, qui, pour les heureux, est comme une mélodie continue, annonce à plus d’un cœur humain l’approche de l’angoisse prévue, et semble le précipiter vers l’instant où l’appréhension sera suivie de la désespérante réalité.

Combien cet été de 1788 sembla se hâter cruellement pour Caterina ! Certainement les roses disparurent plus tôt et les baies du frêne de montagne furent plus promptes à rougir pour annoncer l’automne où elle allait être seule en face de son malheur, où elle verrait Anthony offrir à une autre ses doux accents, ses doux propos et ses doux regards.

Avant la fin de juillet, le capitaine avait annoncé, par lettre, que lady Assher et sa fille allaient quitter la chaleur et la gaieté de Bath pour les tranquilles ombrages de leur habitation de Farleigh, et qu’il était invité à se joindre à la société qui s’y réunissait. Ses lettres montraient qu’il était en très bons termes avec les deux dames, et ne faisaient mention d’aucun rival. Aussi sir Christopher était-il plus animé et plus gai qu’à l’ordinaire. Puis, vers la fin d’août, arriva la nouvelle que le capitaine Wybrow était accepté comme prétendant, et, après beaucoup de lettres de compliments et de félicitations échangées entre les deux familles, il fut convenu qu’en septembre lady Assher et sa fille viendraient en visite au manoir de Cheverel, où Béatrice ferait connaissance avec ses parents futurs et où l’on arrêterait tous les arrangements définitifs. Jusque-là le capitaine Wybrow resterait à Farleigh et accompagnerait ces dames pendant leur voyage.

En attendant ces visites, chacun, au manoir de Cheverel, avait quelques préparatifs à faire. Sir Christopher était fréquemment en conférences avec son intendant et son jurisconsulte, et avait des ordres à donner à tout le monde, particulièrement à Francesco, pour qu’il terminât le salon. M. Gilfil fut chargé de procurer un cheval de dame, miss Assher étant habile écuyère. Lady Cheverel eut à faire des visites inaccoutumées et à envoyer des invitations. Les gazons, les allées et les plates-bandes de M. Bates offraient toujours une telle perfection qu’il n’y avait rien d’extraordinaire à faire au jardin, sinon à gronder un peu plus le jardinier en second, ce que ne négligea point M. Bates.

Heureusement pour Caterina, elle eut aussi sa tâche pour l’aider à passer ce long temps de tristesse ; ce fut de terminer un coussin de fauteuil, pour compléter l’ameublement brodé du salon de famille, travail de toute une année de lady Cheverel, et la seule partie digne d’attention du mobilier du manoir. Elle s’occupa de cette broderie, les lèvres froides et le cœur palpitant, heureuse de pouvoir ainsi pendant la journée dissimuler l’envie de pleurer que ramenaient chez elle la nuit et la solitude. Elle avait peine à se contenir quand sir Christopher s’approchait d’elle. Les yeux du baronnet étaient plus brillants et sa démarche plus élastique que jamais ; il lui semblait que les intelligences les plus lourdes et les plus épaisses pouvaient seules ne pas être enchantées de vivre dans un monde où tout allait si bien. Cher vieux monsieur, il avait traversé la vie, un peu fier de la puissance de sa propre volonté, et maintenant il réussissait dans son dernier projet, et le manoir de Cheverel serait l’héritage d’un petit-neveu. Il pouvait même avoir l’espoir de vivre assez longtemps pour voir le petit-neveu possesseur déjà d’une barbe naissante. Pourquoi pas ? On est encore jeune à soixante ans.

Sir Christopher avait toujours quelque plaisanterie à dire à Caterina : « À présent, petit singe, il faut que vous prépariez votre plus belle voix ; vous êtes le ménestrel du château, vous le savez, et vous aurez une jolie robe et un ruban neuf. Il ne faut pas vous habiller trop bocagèrement, quoique vous soyez un oiseau chanteur », ou bien : « Votre tour d’être mariée viendra, Tina. Mais ne prenez pas de ces méchants airs fiers. Je veux qu’on traite Maynard avec douceur. »

L’affection de Caterina pour le vieux baronnet l’aidait à sourire, tandis qu’il lui frappait sur la joue et la regardait avec bonté ; mais c’était alors qu’elle retenait le plus difficilement ses larmes. La conversation et la présence de lady Cheverel étaient moins embarrassantes, car Sa Seigneurie n’éprouvait qu’une satisfaction calme de cet événement de famille, et, outre cela, cette satisfaction était légèrement modérée par un peu de jalousie du plaisir que sir Christopher se faisait de revoir lady Assher, restée dans son souvenir avec tous les charmes de sa beauté de seize ans, avec laquelle il avait échangé de doux regards avant de partir pour ses premiers voyages. Lady Cheverel serait morte plutôt que de l’avouer, mais elle ne pouvait s’empêcher d’espérer qu’il serait déçu à la vue de lady Assher, et qu’il serait presque honteux de l’avoir annoncée si charmante.

M. Gilfil étudiait Caterina pendant ce temps avec des sentiments mélangés. Ses souffrances trouvaient de l’écho dans son cœur : mais il voyait avec satisfaction qu’un amour qui ne pouvait jamais arriver à bien ne fût plus entretenu par de fausses espérances ; et comment aurait-il pu ne pas se dire : « Peut-être, dans quelque temps, Caterina se lassera de pleurer ce fat au cœur froid, et alors… ».

Le jour marqué arriva ; le plus brillant soleil de septembre éclairait les tilleuls jaunissants, lorsque à cinq heures la voiture de lady Assher entra sous le portique. Caterina, assise dans sa chambre, occupée à son ouvrage, entendit le bruit des roues, suivi bientôt du fracas des portes qu’on ouvrait et fermait et du son des voix dans les corridors. Se rappelant que le dîner était à six heures et que lady Cheverel lui avait demandé d’être de bonne heure au salon, elle se leva à la hâte pour s’habiller et fut charmée de se sentir tout d’un coup forte et courageuse. La curiosité de voir miss Assher, la pensée qu’Anthony était dans la maison, le désir de ne pas paraître sans attrait, amenèrent du vermillon sur ses lèvres et lui aidèrent à se parer. On lui demanderait ce soir-là de chanter, et elle chanterait bien. Il ne fallait pas que miss Assher la crût tout à fait insignifiante. Aussi mit-elle sa robe de soie grise à perles et ses rubans cerise avec autant de soin que si elle eût été la fiancée ; elle n’oublia point les boucles d’oreilles que sir Christopher avait dit à lady Cheverel de lui donner, « parce que les petites oreilles de Tina étaient jolies ».

Malgré sa hâte, elle trouva sir Christopher et lady Cheverel déjà au salon, causant avec M. Gilfil ; ils lui dirent combien miss Assher était belle, mais tout à fait différente de sa mère ; elle ressemblait apparemment à son père.

« Ah, ah ! dit sir Christopher en se retournant pour regarder Caterina, comment trouvez-vous ceci, Maynard ? Avez-vous jamais vu Tina aussi jolie ? Vraiment, cette petite robe grise a été faite d’un morceau de celle de milady, n’est-ce pas ? Il ne faut guère, pour habiller le petit singe, plus d’étoffe qu’il n’en faudrait pour un mouchoir de poche. »

Lady Cheverel, sereine et radieuse par la certitude, qu’un seul coup d’œil lui avait donnée, de l’infériorité de lady Assher, sourit, et Caterina se trouva dans un de ces moments d’empire sur soi-même qui sont comme le reflux de la marée entre les conflits de la pensée. Elle alla vers le piano et prépara sa musique, n’étant point insensible au plaisir d’être regardée, et pensant que, dès que le capitaine Wybrow entrerait, elle lui parlerait tout à fait gaiement. Mais, lorsqu’elle l’entendit venir, et qu’elle le sentit près d’elle, son cœur tressaillit. Elle n’eut la conscience de rien jusqu’au moment où il lui serra la main, en lui disant de son ancien ton dégagé : « Eh bien, Caterina, comment vous portez-vous ? Vous avez l’air tout à fait florissant. »

Elle sentit le rouge de la colère monter à ses joues, voyant qu’il était capable de parler avec une si parfaite indifférence. Ah ! il était donc trop profondément amoureux d’une autre personne pour qu’il pût se rien rappeler de ce qu’il avait naguère ressenti pour elle. Mais bientôt elle comprit combien elle était absurde de croire qu’il pourrait lui montrer quelque tendresse. Ce conflit d’émotions lui fit paraître longs les quelques instants qui s’écoulèrent jusqu’à ce que la porte se rouvrît et que son attention fût absorbée par l’entrée des deux dames.

La fille ne paraissait que plus remarquable par le contraste qu’elle offrait avec sa mère, femme d’âge moyen, aux épaules arrondies, qui avait une fois possédé la beauté passagère d’une blonde et dont les traits étaient actuellement peu marqués et l’embonpoint prématuré. Miss Assher était grande et d’une taille souple, quoique forte, avec un mélange de grâce et d’assurance. Ses cheveux, d’un brun foncé, sans poudre, tombaient en boucles autour de son visage et couvraient ses épaules. La brillante teinte carmin de ses joues rondes, la délicatesse de son nez donnaient l’impression d’une beauté splendide, bien que ses yeux bruns fussent très ordinaires, son front étroit et ses lèvres minces. Elle était en deuil, et le noir mat de son costume de crêpe, rehaussé çà et là par des ornements de jais, faisait ressortir l’éclat de son teint et la blancheur de ses bras, nus depuis le coude. Le premier coup d’œil était éblouissant, et, comme elle était debout, abaissant les yeux avec un gracieux sourire sur Caterina, que lady Cheverel lui présentait, la pauvre petite créature reconnut elle-même, pour la première fois, toute la folie de son rêve passé.

« Nous sommes enchantées de votre habitation, sir Christopher, dit lady Assher avec une certaine majesté qui semblait plutôt empruntée que naturelle ; je suis sûre que votre neveu a été scandalisé du désordre de Farleigh. Le pauvre sir John s’inquiétait si peu de bien tenir la maison et les terres ! Je lui en parlais souvent ; mais il répondait : « Bah, bah ! aussi longtemps que mes amis trouveront chez moi un bon dîner et une bouteille de bon vin, ils ne s’inquiéteront pas de mes plafonds enfumés. » Il était si hospitalier, sir John !

— J’ai trouvé la maison, vue depuis le parc, dès que l’on a passé le pont, remarquablement belle, dit miss Assher, interrompant assez vivement sa mère, comme si elle craignait que celle-ci ne se lançât dans quelques phrases malencontreuses, et le plaisir du premier coup d’œil a été d’autant plus grand qu’Anthony n’avait rien voulu nous décrire. Il ne voulait pas gâter notre première impression en risquant de nous donner de fausses idées. Je me réjouis de visiter la maison, sir Christopher, et d’apprendre l’histoire de tous vos plans architecturaux, qui, d’après Anthony, vous ont coûté tant de peine et d’étude.

— Prenez garde à vous, en amenant un vieillard à parler du passé, ma chère, dit le baronnet. J’espère que nous vous trouverons quelque passe-temps plus agréable que de feuilleter mes vieux dessins. Notre ami, que voici, M. Gilfil, a trouvé pour vous une superbe jument, et vous pourrez parcourir le pays tant que le cœur vous en dira. Anthony nous a parlé de vos talents d’amazone. »

Miss Assher se tourna vers M. Gilfil avec son plus brillant sourire et le remercia avec la grâce expansive d’une personne qui désire qu’on la trouve charmante et qui est sûre du succès.

« Ne me remerciez pas, je vous prie, dit M. Gilfil, jusqu’à ce que vous ayez essayé la jument. Elle a été montée par lady Sara Linter pendant ces deux dernières années ; mais le goût d’une dame peut n’être pas celui d’une autre en fait de chevaux comme en bien d’autres choses. »

Pendant cette conversation, le capitaine Wybrow, appuyé contre la cheminée, se contentait de répondre aux coups d’œil animés de miss Assher, en laissant tomber sur elle de dessous sa paupière indolente un regard indifférent.

« Elle est bien amoureuse de lui », pensa Caterina. Mais elle était soulagée en voyant Anthony faire sa cour d’une manière aussi passive. Elle trouva qu’il avait l’air pâle et plus languissant qu’à l’ordinaire. « S’il pouvait ne pas l’aimer beaucoup, s’il pensait quelquefois au passé avec regret, je crois que je pourrais supporter ce mariage et même être satisfaite du bonheur de sir Christopher. »

Pendant le dîner, un petit incident la confirma dans ses espérances. Quand les entremets sucrés furent sur la table, il se trouva une gelée en face du capitaine Wybrow, et, comme il désirait en prendre, il en offrit d’abord à miss Assher, qui rougit et dit d’un ton un peu sec : « Ne savez-vous point encore que je ne prends jamais de gelée ?

— Vraiment ? dit le capitaine, dont les perceptions n’étaient pas assez fines pour observer cette intonation ironique. Je pensais que vous l’aimiez. Il y en avait toujours sur la table à Farleigh.

— Vous ne paraissez pas prendre beaucoup d’intérêt à savoir ce que j’aime ou ce que je n’aime pas.

— Je suis trop dominé par l’heureuse pensée que vous m’aimez », répondit-il sur un ton léger.

Personne, à l’exception de Caterina, ne remarqua ce petit épisode. Sir Christopher écoutait avec une attention polie l’histoire que lui faisait lady Assher de son dernier cuisinier, de première force pour les consommés, ce qui le rendait très agréable à sir John. Il tenait beaucoup à ses consommés, sir John, et ils avaient gardé cet homme pendant six ans, malgré sa mauvaise pâtisserie. Quant à lady Cheverel et à M. Gilfil, ils regardaient Rupert, le chien favori, qui avait passé sa grosse tête par-dessous le bras de son maître et faisait la revue des mets, après avoir flairé le contenu de l’assiette du baronnet.

Lorsque les dames eurent passé au salon, lady Assher se mit en devoir de développer à lady Cheverel ses réflexions sur la coutume d’enterrer les gens en costume de laine.

« Certainement on doit avoir un costume de laine, parce que c’est l’usage, vous savez ; mais cela n’empêche personne de porter de la toile dessous ; je disais toujours : Lorsque sir John mourra, je l’enterrerai avec sa chemise, et c’est ce que j’ai fait. Je vous conseillerais d’en faire autant avec sir Christopher. C’était un homme grand et gros, sir John, avec son nez comme Béatrice ; il était difficile pour ses chemises. »

Miss Assher, pendant ce temps, s’était assise près de Caterina, et, avec cette affabilité souriante qui semble dire : « Je ne suis pas du tout fière, quoique vous puissiez le penser » :

« Anthony, fit-elle, me dit que vous chantez admirablement ; j’espère que nous vous entendrons ce soir.

— Volontiers, dit Caterina sans sourire ; je chante toujours quand on me le demande.

— Je vous envie un si agréable talent. Figurez-vous que je n’ai pas d’oreille ; je ne puis saisir le plus petit air ; et j’aime tant la musique. N’est-ce pas malheureux ? Mais j’en jouirai pendant mon séjour ici ; le capitaine Wybrow dit que vous en faites tous les jours.

— J’aurais cru que vous ne deviez pas aimer la musique, puisque vous n’avez pas l’oreille juste, dit simplement Caterina.

— Je vous assure que j’en ai la passion, et Anthony l’aime tellement ; ce serait si délicieux si je pouvais jouer et chanter pour lui, quoiqu’il dise qu’il aime mieux que je ne chante pas, parce que cela ne s’accorde pas avec l’idée qu’il se fait de moi. Quel genre de musique préférez-vous ?

— Je ne sais pas. J’aime toute belle musique.

— Et aimez-vous autant l’équitation que la musique ?

— Non ; je ne monte jamais. Je crois que je serais très effrayée.

— Oh non ! vous ne le seriez pas du tout, après un peu d’exercice. Je n’ai jamais été le moins du monde craintive. Je crois qu’Anthony a plus peur pour moi que moi-même ; et, depuis que j’ai monté avec lui, j’ai dû être plus attentive, car il est très inquiet à mon sujet. »

Caterina ne répondit pas, mais elle pensa : « Que j’aimerais qu’elle me laissât tranquille ! Elle ne veut que me faire admirer son bon naturel et parler d’Anthony. »

Miss Assher pensait au même instant : « Cette miss Sarti me semble une stupide petite créature. Ces musiciens sont quelquefois ainsi. Mais elle est plus jolie que je ne m’y attendais ; Anthony disait qu’elle ne l’était pas. »

Par bonheur, en ce moment lady Assher attira l’attention de sa fille sur les coussins brodés, et miss Assher, s’approchant du sofa, fut bientôt en conversation avec lady Cheverel au sujet de la tapisserie et de la broderie en général, tandis que sa mère, se trouvant de trop de ce côté, vint s’asseoir auprès de Caterina.

« J’ai appris que vous chantez supérieurement, fut sa phrase d’introduction. Tous les Italiens chantent si bien. J’ai voyagé en Italie avec sir John immédiatement après notre mariage, et nous sommes allés à Venise, où l’on se promène en gondole, vous savez. Vous ne mettez pas de poudre, je vois. Béatrice non plus, quoique plusieurs personnes pensent que ses cheveux paraîtraient plus beaux avec de la poudre. Quelle perfection de cheveux elle a, n’est-ce pas ? Notre dernière femme de chambre la coiffait beaucoup mieux que celle que nous avons maintenant ; mais imaginez-vous qu’elle portait les bas de Béatrice. »

Caterina, considérant cette question comme une banalité, trouva superflu de répondre, jusqu’à ce que lady Assher ajouta : « Pouvions-nous la garder ? » comme si l’assentiment de Tina était essentiel pour le repos de son esprit. Après un léger « non », elle poursuivit :

« Les femmes de chambre donnent mille ennuis, et vous ne pouvez vous imaginer combien Béatrice est difficile pour son service. Je lui dis souvent : « Ma chère, vous ne pouvez trouver une perfection ». Cette robe qu’elle porte maintenant, certainement elle lui va parfaitement à présent, mais elle a été défaite et refaite deux fois. Elle est comme le pauvre sir John : il était si difficile pour ses vêtements, sir John. Lady Cheverel est-elle difficile ?

— Un peu. Mais Mme Sharp est sa femme de chambre depuis vingt ans.

— J’aimerais que nous pussions garder Griffin pendant vingt ans. Mais j’ai peur que nous ne soyons obligées de nous en séparer ; sa santé est si délicate, et elle est si obstinée qu’elle ne veut pas prendre d’amers, comme je l’y engage. Vous paraissez délicate aussi. Permettez-moi de vous recommander de prendre du thé de camomille, le matin, à jeun. Béatrice a une si bonne santé qu’elle ne prend jamais de remède ; mais si j’avais eu vingt filles et qu’elles eussent été délicates, je leur aurais donné du thé de camomille. Cela fortifie la constitution d’une manière étonnante. Voyons, voulez-vous me promettre de prendre du thé de camomille ?

— Je vous remercie ; je ne suis pas du tout malade, dit Caterina. J’ai toujours été pâle et maigre : c’est ma nature. »

Lady Assher était sûre que le thé de camomille produirait un changement remarquable, Caterina devait essayer. Elle continua à bavarder d’une manière insipide jusqu’à ce que l’entrée des messieurs fît diversion ; alors elle s’attacha à sir Christopher, qui se dit qu’au point de vue poétique il valait mieux ne pas rencontrer, après un laps de quarante ans, l’objet de son premier amour.

Le capitaine Wybrow se joignit naturellement à sa tante et à miss Assher, et M. Gilfil, voyant Caterina seule et muette, tâcha de la distraire en lui racontant qu’un de ses amis s’était rompu le bras et avait crevé son cheval le matin même ; il n’avait pas l’air de s’apercevoir qu’elle ne l’écoutait pas et qu’elle regardait à l’autre bout de la chambre. Une des tortures de la jalousie, c’est de ne pouvoir jamais détourner les yeux de ce qui l’excite.

Bientôt chacun sentit le besoin de se reposer du bavardage, surtout sir Christopher : « Voyons, Tina, dit-il, n’aurons-nous pas un peu de musique ce soir avant de nous établir aux cartes ? — Votre Seigneurie joue aux cartes, je pense ? ajouta-t-il en se ravisant et se tournant vers lady Assher.

— Oh oui ! Le pauvre cher sir John voulait faire son whist tous les soirs. »

Caterina se mit aussitôt au piano et n’eut pas plus tôt commencé de chanter qu’elle s’aperçut avec délices que le capitaine Wybrow se glissait près de l’instrument et reprenait son ancienne position. Cette certitude donna une nouvelle puissance à sa voix, et, quand elle vit que miss Assher le suivait immédiatement, en feignant une vive admiration pour un chant pour lequel elle ne pouvait éprouver aucune jouissance, le sentiment de sa supériorité à cet égard donna plus d’éclat encore à son final de bravura.

« Vous êtes en voix mieux que jamais, Caterina, dit le capitaine Wybrow quand elle eut fini. Ceci est bien différent des petits sons flûtés de miss Hibbert dont nous nous contentions à Farleigh, n’est-ce pas, Béatrice ?

— Certainement. Vous êtes une personne bien digne d’envie, miss Sarti ; ne puis-je pas vous appeler Caterina ? J’ai si souvent entendu Anthony parler de vous, qu’il me semble vous connaître parfaitement. Vous me permettrez de vous appeler Caterina ?

— Oh oui ! chacun ici m’appelle Caterina, à moins qu’on ne m’appelle Tina.

— Allons, allons ! encore du chant, encore du chant, petit singe, cria sir Christopher de l’autre bout de la chambre. Nous n’en avons jamais assez. »

Caterina était toute disposée à obéir : car, tandis qu’elle chantait, elle était la reine du salon, et miss Assher était réduite à simuler l’admiration. Hélas ! vous voyez l’œuvre de la jalousie de cette pauvre jeune âme. Caterina, qui avait passé sa vie comme un petit oiseau chantant sans importance, s’abritant avec abandon sous les ailes protectrices, le cœur légèrement agité par quelques sentiments d’amour ou peut-être par quelque crainte facilement calmée, avait commencé à connaître les terribles palpitations du triomphe et de la haine.

Après le chant, sir Christopher et lady Assher se mirent au whist avec lady Cheverel et M. Gilfil, et Caterina s’assit à côté du baronnet, comme pour suivre le jeu et ne point gêner le couple amoureux. Au premier moment elle fut joyeuse de son triomphe et se sentit la force de l’orgueil ; mais, son regard se reportant près de la cheminée, où le capitaine Wybrow, assis à côté de miss Assher, se penchait vers elle d’un air épris, Caterina commença à éprouver une sensation pénible. Elle pouvait voir, presque sans regarder, qu’il prenait le bras de Béatrice pour examiner son bracelet ; leurs têtes étaient très rapprochées, les boucles de leurs cheveux se mêlant, et maintenant il posait les lèvres sur cette main. Caterina sentit le feu monter à ses joues ; elle ne put rester plus longtemps assise. Elle se leva, feignit de chercher quelque chose et enfin sortit du salon.

Une fois dehors, elle prit une lumière et, se hâtant à travers les corridors, elle monta à sa chambre, dont elle ferma la porte à clef.

« Oh ! je ne puis le supporter, je ne puis le supporter ! s’écria la pauvre enfant à haute voix, en croisant ses doigts et les serrant contre son front, comme si elle eût voulu les briser. Et cela continuera ainsi des jours et des jours, et sous mes yeux ! »

Elle chercha quelque chose à détruire pour calmer sa colère. Il y avait sur la table un mouchoir de batiste ; elle le prit, le lacéra tout en marchant de long en large ; puis elle en fit une balle serrée dans sa main.

« Et Anthony, il ne s’inquiète pas de ce que je ressens. Il a donc tout oublié : comment il disait qu’il m’aimait ; comment il prenait ma main dans la sienne, quand nous nous promenions ensemble ; comment il se tenait près de moi le soir pour regarder dans mes yeux. Oh ! c’est cruel, cruel ! » s’écria-t-elle de nouveau. Toutes ces heures passées d’amour revenaient à sa mémoire. Les pleurs jaillirent ; elle se jeta à genoux près de son lit et sanglota amèrement.

Elle ne savait pas depuis combien de temps elle était là, lorsqu’elle entendit la cloche de la prière ; et, pensant que lady Cheverel enverrait peut-être quelqu’un pour s’informer d’elle, elle se leva et se déshabilla à la hâte, pour s’enlever toute possibilité de redescendre. Elle avait déjà dénoué ses cheveux et s’était couverte d’une robe de nuit, lorsqu’on frappa à sa porte : « Miss Tina, dit la voix de Mme Sharp, milady fait demander si vous êtes malade ? »

Caterina entr’ouvrit la porte : « Je vous remercie, ma chère madame Sharp, dit-elle, j’ai un violent mal de tête ; je vous prie de dire à milady que je me suis sentie souffrante après avoir chanté.

— Alors, bonté du ciel ! pourquoi n’êtes-vous pas au lit, au lieu de rester à grelotter là, pour vous tuer ? Allons, laissez-moi attacher vos cheveux et vous couvrir chaudement.

— Non, je vous remercie ; je serai bien vite au lit. Bonne nuit, ma chère Sharp ; ne grondez pas ; je serai sage, je vais me coucher. »

Caterina embrassa sa vieille amie ; mais madame Sharp ne se laissa pas persuader et insista pour voir son ancienne élève au lit ; puis elle emporta la lumière, que la pauvre enfant aurait désiré garder pour lui tenir compagnie.

Il lui fut impossible de rester longtemps couchée, à cause des battements de son cœur ; la petite figure blanche fut bientôt hors du lit, cherchant un soulagement dans la sensation du froid. Il faisait assez clair dans la chambre ; car la lune, presque en son plein, était haut dans le ciel, au milieu de nuages dispersés par le vent. Caterina ouvrit le rideau de la fenêtre, et, assise le front appuyé contre les vitres froides, elle regarda la vaste étendue du parc et des prairies.

Comme il paraît triste le clair de lune lorsqu’un vent violent agite et tourmente les arbres de son invisible souffle !

Les herbes brusquement ondulées font frissonner Caterina d’un froid sympathique, et les saules près de l’étang se courbent et semblent désespérés comme elle-même. Ce spectacle lui plaît par sa tristesse ; il lui semble y trouver quelque pitié. Ce n’est pas comme ce bonheur égoïste et insensible des amants, qui s’étale devant sa souffrance.

Elle appuya fortement son front contre la fenêtre, et ses pleurs coulèrent en abondance. Elle était reconnaissante de pouvoir pleurer, car la colère furieuse qu’elle avait ressentie tandis que ses yeux étaient secs l’épouvantait. Si cette effrayante sensation s’emparait d’elle en présence de lady Cheverel, elle ne serait pas capable de la maîtriser.

Puis elle pensait à sir Christopher, si bon pour elle, si heureux du mariage d’Anthony, et se faisait des reproches d’avoir eu de si mauvaises pensées !

« Oh ! je ne puis m’en empêcher, je ne puis m’en empêcher ! disait-elle à voix basse au milieu de ses sanglots. Ô mon Dieu, aie pitié de moi ! »

C’est de cette manière que Tina passa les longues heures de la nuit, jusqu’à ce qu’enfin, se sentant lasse, elle se remit au lit et s’endormit de fatigue.

Tandis que ce pauvre petit cœur était oppressé par un poids trop lourd, la nature continuait sa marche mesurée et inexorable dans sa beauté sévère et immuable. Les étoiles poursuivaient leur course éternelle ; les marées s’enflaient au niveau des algues qui les attendent ; le soleil aux antipodes éclairait le mouvement et la vie. Le courant de la pensée et de l’activité humaine se précipitait et s’élargissait. L’astronome était à son télescope ; les grands navires fendaient les flots ; l’activité laborieuse du commerce, le fier esprit de révolution, ne prenaient qu’un repos bien court, et les hommes d’État dans leur insomnie rêvaient à la crise possible du lendemain. Qu’étaient les angoisses de notre petite Tina dans ce torrent puissant, qui s’élançait d’un effrayant inconnu vers un avenir ignoré ? Elles avaient moins de valeur que le plus petit centre de vie s’agitant dans une goutte d’eau ; elles étaient cachées et dédaignées comme les pulsations douloureuses du petit cœur de l’oiseau qui, revenant vers son nid avec la nourriture longtemps cherchée, le trouve vide et brisé.