Scènes de la vie du clergé/Le Roman de M. Gilfil/4

Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
Librairie Hachette et Cie (Scènes de la vie du clergép. 164-181).

CHAPITRE IV

Trois mois après ces événements, vers la fin d’automne de 1763, les cheminées du manoir de Cheverel fumaient d’une manière inaccoutumée et les domestiques attendaient avec agitation le retour de leur maître et de leur maîtresse absents depuis deux ans. Grand fut l’étonnement de Mme Bellamy, la femme de charge, lorsque M. Warren sortit de la voiture une petite fille aux yeux noirs. Mme Sharp fut heureuse de pouvoir raconter aux principaux domestiques l’histoire de Caterina, agrémentée de nombreux commentaires, tandis qu’ils prenaient ensemble un agréable verre de grog chez la femme de chambre.

Cette chambre eût paru confortable à toute société désirant se réunir pendant une froide soirée de novembre. La cheminée à elle seule faisait tableau ; c’était un large et profond réduit dont le milieu était occupé par un autel de briques peu élevé, d’où les grandes bûches de bois sec envoyaient des myriades d’étincelles dans le noir canal de la cheminée ; sur le devant, le grand entablement de bois portait, habilement sculptée en vieilles lettres anglaises, la devise : « Crains Dieu et honore le roi ». La société est rangée en demi-cercle autour d’une table bien garnie près du brillant foyer. Le reste de la pièce est plongé dans une demi-obscurité où l’imagination peut s’exercer librement. À l’extrémité de la pièce est une imposante table de chêne posée sur quatre pieds massifs. Plus loin, le long du mur, de vastes dressoirs renferment d’inépuisables compotes d’abricots et d’abondantes provisions pour le sommelier. Un ou deux tableaux égarés sont arrivés jusque-là et font l’effet de taches d’un brun foncé sur les murs couleur chamois. Au-dessus d’une porte à double battant on voyait une peinture dans laquelle, grâce à quelques indices de visage aperçus dans l’ombre, on pouvait reconnaître une Madeleine. Beaucoup plus bas était suspendu un autre tableau sur lequel on distinguait une apparence de chapeau à plumes, avec quelques fragments de fraise, que Mme Bellamy affirmait représenter sir Francis Bacon, l’inventeur de la poudre à canon, suivant elle, et qui dans son opinion aurait pu mieux faire.

Mais, ce soir-là, l’esprit s’arrête peu sur le grand savant et trouve qu’un philosophe mort est bien moins intéressait que le jardinier vivant, qui est assis dans le demi-cercle autour du feu. M. Bates est le soir un des hôtes habituels de la femme de charge et préfère les plaisirs sociables qu’il y trouve, la conversation et le grog, à sa vie de célibataire dans sa chaumière, bâtie sur une petite île où l’on n’entend que le croassement des corneilles ou les cris de l’oie sauvage, sons poétiques peut-être, mais peu réjouissants.

M. Bates n’est point un être insignifiant. C’est un vigoureux natif du Yorkshire, d’environ quarante ans, dont la nature semble avoir coloré le visage dans un moment de presse, sans avoir le temps de s’occuper des nuances, car tout ce qui paraît au-dessus de sa cravate est uniforme, en sorte qu’à distance on ne distingue pas facilement où sont les lèvres. Vues de près, elles offrent une coupe particulière, et je m’imagine que cela a quelque influence sur le dialecte de M. Bates, dialecte qui, vous le verrez, est plutôt individuel que provincial. M. Bates possède en outre, comme tic, un perpétuel clignotement d’yeux, ce qui, joint à la couleur rougeâtre de son teint et à son habitude de pencher la tête en avant et de la balancer à droite et à gauche en marchant, lui donne l’air d’un Bacchus en tablier bleu que des réformes nouvelles de l’Olympe ont obligé de cultiver lui-même ses vignes. Cependant, de même que les gloutons sont souvent maigres, les hommes sobres sont souvent rubiconds ; et M. Bates est sobre, de cette sobriété mâle, anglaise, qui peut supporter quelques verres de grog sans aucune altération appréciable dans les idées.

« Par mes boutons ! fit M. Bates, que la conclusion du récit de Mme Sharp amena à proférer sa plus forte exclamation, je ne me serais pas attendu à cela de la part de sir Christopher et de milady ; amener dans ce pays un enfant étranger ; je vous garantis qu’il n’en arrivera rien de bon. Dans ma première place — c’était dans une vieille abbaye, entourée du plus grand verger que vous ayez jamais vu — se trouvait un valet français qui volait des bas de soie, des chemises, des bagues, et tout ce qui pouvait lui tomber sous la main, et qui finit par s’enfuir avec la cassette à bijoux de madame. Ils se ressemblent tous, ces étrangers. C’est dans leur sang.

— Bien, dit Mme Sharp de l’air d’une personne qui, ayant des idées libérales, savait où les arrêter, je ne veux pas prendre le parti des étrangers ; j’ai de bonnes raisons pour savoir ce qu’ils sont pour la plupart ; ce n’est pas moi qui dirai qu’ils ne ressemblent pas à des païens ; la quantité d’huile qu’ils mangent suffit pour soulever le cœur d’un chrétien. Malgré cela, et quoique j’aie dû soigner l’enfant pendant le voyage, je ne puis rien dire, sinon que milady et sir Christopher ont fait une bonne chose en faveur d’une innocente qui ne connaît pas sa main droite de sa main gauche, en l’amenant où elle apprendra à parler quelque chose de mieux qu’un jargon et où elle sera élevée dans la vraie religion. Car, pour ce qui concerne ces églises étrangères, dont sir Christopher est fou, je ne sais pas pourquoi, ornées de ces peintures d’hommes et de femmes qui se montrent comme le bon Dieu les a faits, je crois, pour ma part, que c’est un péché d’y entrer.

— Il est probable que vous verrez encore plus d’étrangers, dit M. Warren qui aimait à faire enrager le jardinier, car sir Christopher a engagé quelques ouvriers italiens pour travailler aux changements de la maison.

— Des changements ! s’écria Mme Bellamy alarmée. Quels changements ?

— Mais, répondit M. Warren, sir Christopher, à ce que j’ai compris, va faire du vieux manoir quelque chose d’entièrement nouveau, en dedans comme en dehors. Il y a en route des portefeuilles remplis de plans et de peintures. La maison sera tout en pierre dans le style gothique, à peu près comme les églises, vous savez, et les plafonds seront supérieurs à tout ce qu’on a jamais vu dans le pays, sir Christopher y ayant consacré beaucoup d’étude.

— Bonté divine ! s’écria Mme Bellamy ; nous serons empestés de chaux et de plâtre, et la maison sera pleine d’ouvriers qui babilleront avec les bonnes et feront du dégât à n’en plus finir.

— Vous pouvez en être sûre, madame Bellamy, dit M. Bates. Toutefois je ne nierai pas que le style gothique ne soit assez joli ; c’est étonnant avec quelle vérité ces tailleurs de pierre lui donnent la forme d’ananas, de trèfle et de roses. Et j’ose dire que sir Christopher fera une belle chose du manoir et qu’il n’y aura pas beaucoup de maisons de gentilshommes dans le pays qui en approchent ; surtout avec un si beau jardin, de si vastes terrains d’agrément et des espaliers dont le roi George serait fier.

— Bon, je ne puis croire que la maison puisse devenir meilleure qu’elle ne l’est, gothique ou non gothique, dit Mme Bellamy ; je dois le savoir, car il y a eu quatorze ans à la dernière Saint-Michel que j’y fais des conserves et des confitures. Mais que dit milady de tout cela ?

— Milady est trop avisée pour contredire sir Christopher dans les choses auxquelles il tient, dit M. Bellamy qui n’aimait pas le ton critique de la conversation. Sir Christopher en fera à sa tête ; c’est ce dont vous pouvez être sûrs. Il fera bien, il est né gentilhomme et il a de l’argent. Mais voyons, monsieur Bates, remplissez votre verre, et nous boirons à la santé et au bonheur de Son Honneur et de milady, et puis vous nous chanterez un air. Sir Christopher ne revient pas tous les soirs d’Italie. »

On adopta sans hésitation ce motif de toast ; M. Bates, pensant que son chant n’en était pas une conséquence logique, n’eut pas l’air d’entendre la seconde partie de la proposition de M. Bellamy. Quant à Mme Sharp, qui s’était toujours posée comme n’ayant pas la moindre idée d’épouser M. Bates, quoique ce fût un homme aussi sensé et d’un teint aussi frais que pût le désirer une femme pour son mari, elle se joignit à l’appel de M. Bellamy.

« Allons, monsieur Bates, chantez la Femme du roi. J’aime mieux entendre un bon vieil air anglais comme celui-là que toutes leurs roulades italiennes. »

M. Bates, ainsi flatté, mit les pouces dans les emmanchures de son gilet, se renversa sur sa chaise de façon à regarder le zénith, et entonna avec un remarquable staccato l’air de la Femme du roi d’Aldivalloch. On peut trouver dans cette mélodie des répétitions trop nombreuses, mais c’était là son grand charme pour les auditeurs présents, qui pouvaient renforcer le chœur. Quant aux paroles, tout ce que la prononciation de M. Bates leur permit de comprendre, c’est que la femme du roi trompait son mari, sans qu’ils pussent deviner de quelle façon.

La chanson de M. Bates mit le comble à la bonne entente de la soirée, et l’on se sépara bientôt après : Mme Bellamy pour rêver peut-être à de la chaux vive se répandant au milieu de ses bocaux de conserves, ou à des filles de chambre folles d’amour et oublieuses de leurs devoirs, et Mme Sharp pour se créer d’agréables visions de ménage dans la jolie chaumière de M. Bates, ayant du fruit et des légumes à discrétion et n’ayant plus à répondre à aucun appel de sonnette.

Caterina dissipa bientôt tous les préjugés contre le sang étranger ; quels préjugés pourraient résister à l’innocence et au babil d’un enfant ? Elle fut bientôt la favorite de toute la maison et relégua au second plan le limier favori de sir Christopher, ainsi que les beaux canaris de Mme Bellamy et la plus belle poule de M. Bates. La conséquence en fut que dans l’espace d’une journée elle soumettait chacun à ses caprices, en commençant par Mme Sharp, puis obtenant ses entrées dans le magnifique salon de Sa Seigneurie, où parfois elle goûtait la noble faveur de monter à cheval sur le genou de sir Christopher, qui l’emmenait ensuite faire une visite aux écuries, où Caterina apprit bientôt à entendre sans pleurer l’aboiement des limiers enchaînés et à dire avec un semblant de bravoure, tout en se serrant contre sir Christopher : « Ils font pas mal à Tina ». Puis venait le tour de Mme Bellamy, qui sortait quelquefois pour cueillir les feuilles de rose et de lavande et qui rendait Tina fière et heureuse en lui laissant porter une poignée de ces fleurs dans son tablier, et encore plus heureuse quand on étendait la récolte sur des draps pour la faire sécher et qu’assise au milieu comme une petite grenouille elle recevait une pluie odorante. Un autre de ses plaisirs était de fréquents voyages avec M. Bates dans les jardins potagers et les serres chaudes, où les riches grappes de raisins blancs et rouges pendaient du plafond, hors de la portée de la petite main brune qui se tendait de leur côté, quoiqu’elle fût sûre de recevoir ailleurs quelque fruit ou quelque fleur. Enfin, dans les longs et uniformes loisirs de cette grande maison de campagne, il se trouvait toujours quelqu’un qui n’avait rien de mieux à faire que de jouer avec Tina. En sorte que le petit oiseau méridional eut son nid du nord doublé de tendresse. Il n’était que trop probable que, sous une pareille influence, sa nature aimante et sensible deviendrait d’une susceptibilité excessive, ce qui la rendrait impuissante à faire face à de dures réalités ; d’autant plus qu’il y avait en elle des mouvements de fierté rebelles à toute discipline un peu sévère ; aussi la seule précocité que montra Caterina fut une certaine habileté à se venger. À l’âge de cinq ans elle se vengea d’une permission refusée en versant de l’encre dans le panier à ouvrage de Mme Sharp ; et une autre fois, que lady Cheverel lui avait retiré sa poupée parce qu’elle en léchait avec amour le visage peint, elle grimpa immédiatement sur une chaise et jeta par terre un vase de fleurs posé sur une console. Ce fut à peu près la seule occasion où la colère l’emporta sur son respect pour lady Cheverel ; cette dame avait sur l’enfant l’ascendant qu’obtient toujours la bonté, alors qu’au lieu de se manifester en vaines caresses elle se montre sérieusement et constamment bienfaisante.

Bientôt l’heureuse monotonie du manoir de Cheverel fut interrompue, comme M. Warren l’avait annoncé. Les routes qui traversaient le parc furent sillonnées par les chariots qui amenaient des pierres d’une carrière voisine ; la cour verdoyante se couvrit de poussière de chaux, et la calme habitation résonna du bruit des marbriers. Pendant les dix années suivantes, sir Christopher s’occupa de la métamorphose architecturale de son habitation, anticipant ainsi, poussé par son goût individuel, sur cette réaction générale dirigée en faveur du gothique contre l’insipide imitation du style palladien, réaction qui a marqué la fin du xviiie siècle. Il avait pris cette œuvre à cœur, avec la détermination de la suivre personnellement, ce qui excitait le dédain des grands chasseurs de renard ses voisins ; ceux-ci s’étonnaient fort de ce qu’un homme ayant du meilleur sang anglais dans les veines fût assez faible pour faire des économies sur la cave et réduire ses équipages à deux vieux chevaux de carrosse et une jument de selle, pour le plaisir d’enfourcher un dada et de jouer à l’architecte. Les femmes ne lui reprochaient que faiblement les économies relatives aux écuries et à la cave ; mais elles mettaient toute leur éloquence à plaindre cette pauvre lady Cheverel, qui n’avait que trois chambres habitables, qui devait être incommodée par le bruit et risquait de voir sa santé attaquée par des odeurs malsaines de vernis. C’était aussi pénible pour elle que si elle avait eu un mari asthmatique. Pourquoi sir Christopher ne prenait-il pas à son intention une maison à Bath, ou, s’il voulait passer son temps à surveiller les ouvriers, quelque part dans le voisinage du manoir ? Cette pitié était tout à fait gratuite, comme c’est souvent le cas ; car, bien que lady Cheverel ne partageât pas l’enthousiasme architectural de son mari, elle avait trop de rectitude de jugement à l’égard de ses devoirs d’épouse, et une trop profonde considération pour sir Christopher, pour regarder la soumission comme un désagrément. Quant à sir Christopher, il était parfaitement indifférent à la critique. Mais, pour moi, qui ai vu le manoir de Cheverel tel qu’il le légua à ses héritiers, j’attribue plutôt ce projet d’embellissement, qu’il avait conçu et poursuivi pendant de longues années, à l’enthousiasme du génie aussi bien qu’à une force de volonté inflexible ; et, en parcourant ces salles aux splendides plafonds si mesquinement meublées, j’ai compris comment avait été employé tout l’argent économisé, avant de s’occuper du confortable, et j’ai senti qu’il y avait en ce vieux baronnet anglais quelque chose de cet esprit supérieur qui distingue l’art du luxe, et qui rend hommage au vrai beau avant de s’occuper de son propre agrément.

À mesure que la laideur du manoir de Cheverel se convertissait en beauté, un changement tout aussi marqué se produisait chez Caterina. L’enfant au teint jaune devenait une jeune fille presque blanche, sans grande beauté, à la vérité, mais dont la grâce un peu aérienne, les grands yeux noirs suppliants et la voix dont les tendres notes basses rappelaient les accents amoureux de la colombe, offraient un charme tout particulier. À l’inverse du bâtiment, toutefois, le développement de Caterina n’était le résultat d’aucuns soins systématiques et attentifs. Elle croissait à peu près comme les perce-neige qu’un jardinier n’est pas fâché de voir dans son enclos, mais qu’il ne prend point la peine de cultiver. Lady Cheverel lui enseigna à lire, à écrire et à réciter son catéchisme ; M. Warren, qui était bon comptable, lui donna des leçons d’arithmétique ; et Mme Sharp l’initia à tous les mystères de l’aiguille. Pendant longtemps on ne pensa pas à lui donner une éducation plus soignée. Il est très probable que jusqu’à son dernier jour Caterina crut que la terre restait immobile et que le soleil et les astres tournaient autour ; c’est du reste ce que croyaient aussi Hélène, Didon, Desdemona et Juliette : ce qui me fait espérer que vous ne trouverez point pour cela Caterina moins digne d’être une héroïne de roman. La vérité est qu’avec le chant son talent unique était d’aimer ; il est probable qu’en cela elle l’aurait emporté sur les femmes les plus savantes en astronomie. Quoique orpheline et protégée, cette disposition suprême trouvait à s’exercer suffisamment au manoir de Cheverel, et Caterina avait plus de gens à aimer que bien de petites ladies et de petits gentlemen entourés de relations de famille. Je crois que la première place dans son cœur d’enfant fut occupée par sir Christopher ; car les petites filles sont portées à s’attacher de préférence à celui avec lequel il est rarement question de discipline. Après le baronnet venait Dorcas, la gaie demoiselle aux joues rosées qui servait de lieutenant à Mme Sharp et remplissait le rôle du miel dans une potion amère. Ce fut un triste jour pour Caterina que celui où Dorcas épousa le cocher et crut prendre une place élevée dans le monde en se chargeant de la surveillance d’un cabaret dans la bruyante ville de Sloppeter. Une petite boîte de porcelaine portant la devise : Chère au cœur, malgré la distance, que lui envoya Dorcas comme souvenir, faisait encore, dix ans plus tard, partie des trésors de Caterina.

Son second talent, vous le savez déjà, était la musique. Lorsque lady Cheverel s’aperçut que Caterina avait l’oreille excessivement juste et une voix très remarquable, elle en fut bien satisfaite, ainsi que sir Christopher. Son éducation musicale devint aussitôt l’objet d’un vif intérêt. Lady Cheverel y consacra beaucoup de temps, et, la rapidité des progrès de Caterina dépassant toutes les espérances, on engagea pendant plusieurs années un maître de chant italien à passer quelques mois au manoir de Cheverel. Ce don inattendu apporta un grand changement dans la position de Caterina. Après les premières années pendant lesquelles on choie les petites filles comme de petits chiens ou de petits chats, il vient un temps où l’on comprend moins à quoi elles peuvent être bonnes, surtout lorsque, ainsi que Caterina, elles ne promettent ni talents ni beauté ; il n’était donc pas étonnant que pendant cette période peu intéressante on ne formât aucun plan pour son avenir. Elle pourrait toujours aider Mme Sharp, en supposant qu’elle ne fût pas bonne à autre chose. Ce rare don du chant la rendit chère à lady Cheverel, qui, aimant la musique par-dessus tout, l’associa bientôt aux plaisirs du salon. Peu à peu elle en vint à être regardée comme faisant partie de la famille, et les domestiques commencèrent à comprendre que miss Sarti, après tout, serait une dame.

« C’est juste aussi, dit M. Bates ; elle n’a pas la taille d’une fille devant gagner son pain par son travail : elle est aussi gentille et délicate qu’une fleur de pêcher, très semblable à une linotte, ayant le corps tout juste assez gros pour contenir sa voix. »

Mais longtemps avant que Tina fût arrivée à cette époque de son histoire, une nouvelle vie commença pour elle à l’arrivée d’un compagnon plus jeune qu’aucun de ceux qu’elle avait connus jusqu’alors. Elle n’avait que sept ans lorsqu’un pupille de sir Christopher, âgé de quinze ans, nommé Maynard Gilfil, commença à venir passer ses vacances au manoir de Cheverel et n’y trouva aucune société qui lui convînt mieux que celle de Caterina. Maynard était un enfant aimant, qui conservait du goût pour les lapins blancs, les écureuils et les cochons d’Inde, même après l’âge où les jeunes messieurs regardent ordinairement ces choses comme puériles. Il était très adonné à la pêche et à la menuiserie, considérée comme un bel art quand il n’a aucun but d’utilité. Dans toutes ces occupations c’était son plaisir d’avoir Caterina près de lui, de lui donner de petits noms affectueux, de répondre à ses questions et de la voir trotter près de lui, comme vous pouvez voir trotter un épagneul de Blenheim après un grand chien d’arrêt. Chaque fois que Maynard retournait au pensionnat, il y avait une petite scène lors de la séparation. « Vous ne m’oublierez pas, Tina, avant que je revienne ? Vous garderez bien toutes les cordes de fouet que nous avons faites, et vous ne laisserez pas périr le cochon d’Inde. Allons, donnez-moi un baiser et promettez-moi de ne pas m’oublier. »

Lorsque avec les années Maynard passa du pensionnat au collège, et que de mince garçon il devint un vigoureux jeune homme, leur camaraderie pendant les vacances prit une forme différente, mais conserva toujours une familiarité de frère à sœur. Chez Maynard, l’affection de jeune garçon était insensiblement devenue un ardent amour. Parmi les différentes espèces d’amour, celui qui commence dans la camaraderie d’enfance est le plus fort et le plus durable ; lorsque la passion vient s’unir à une longue affection, l’amour arrive à son point culminant. Et l’amour de Maynard Gilfil lui faisait préférer les tourments que lui infligeait Caterina à tout le plaisir qu’aurait pu inventer pour lui un génie bienveillant et qu’elle n’aurait point partagé. Il en est ainsi de ces hommes à la charpente robuste, depuis Samson jusqu’à nos jours. Tina, la petite précieuse, savait parfaitement que Maynard était son esclave, et son cœur à elle était tout à fait libre.

Maynard ne se faisait point illusion sur les sentiments de Caterina ; mais il nourrissait l’espérance qu’un moment ou l’autre elle tiendrait assez à lui pour accepter son amour. Aussi attendait-il patiemment le jour où il pourrait se hasarder à lui dire : « Catarina, je vous aime ! » Il se serait probablement contenté de très peu, étant un de ces hommes qui traversent la vie sans rien exiger pour eux, ne mettant aucune importance à l’élégance de leur habit, à la saveur de leur potage ou au salut plus ou moins humble d’un domestique. Il pensait que devenir commensal du manoir de Cheverel en qualité de chapelain et pasteur d’une paroisse voisine était pour lui d’un bon augure, jugeant à tort, d’après sa propre expérience, que l’habitude et l’affection conduisent nécessairement à l’amour. Sir Christopher satisfaisait plusieurs sentiments en installant Maynard au château en qualité de chapelain ; il aimait la dignité ancienne de cet apanage de famille ; il aimait la société de son pupille ; et, comme Maynard avait quelque fortune, il pourrait trouver une vie facile dans cette agréable maison, en ayant un cheval de chasse et en s’acquittant tranquillement de ses devoirs ecclésiastiques, jusqu’au moment où la cure de Cumbermoor serait libre et où il pourrait s’établir définitivement dans le voisinage du château. « Avec Caterina pour la vie, aussi », à ce que pensa bientôt sir Christopher, car, quoique le baronnet ne fût pas très prompt à imaginer ce qui était opposé à ses convenances, il voyait très vite ce qui pouvait s’accorder avec ses propres plans. La vérité sur les sentiments de Maynard ne lui avait pas échappé, et une question directe avait confirmé son opinion à ce sujet. Il arriva d’un saut à la conclusion que Caterina éprouvait le même sentiment, ou au moins l’éprouverait, quand elle serait en âge. Mais il était encore trop tôt pour rien dire ou rien faire de positif.

Sur ces entrefaites surgirent de nouvelles circonstances, qui, sans rien changer à ses projets, convertirent en inquiétudes les espérances de M. Gilfil et lui firent voir clairement que non seulement le cœur de Caterina ne lui appartiendrait probablement jamais, mais que ce cœur était entièrement donné à un autre.

Une ou deux fois, pendant l’enfance de Caterina, on avait reçu la visite au manoir d’un autre garçon, plus jeune que Maynard, un beau jeune homme à boucles brunes, élégamment vêtu, que Caterina avait regardé avec une timide admiration. C’était Anthony Wybrow, fils d’une sœur cadette de sir Christopher et choisi comme héritier du manoir de Cheverel. Le baronnet avait sacrifié une forte somme et même diminué les ressources au moyen desquelles il comptait mettre à exécution ses projets architecturaux, dans le but d’empêcher l’aliénation de sa propriété et de faire de ce neveu son héritier, poussé à cette démarche, je suis fâché de le dire, par une ancienne querelle avec l’aînée de ses sœurs : car la faculté de pardonner n’était pas une des vertus de sir Christopher. Enfin, à la mort de sa mère, Anthony, qui n’était plus un enfant aux cheveux bouclés, mais un grand jeune homme portant le grade de capitaine, devint le commensal du manoir de Cheverel, pendant ses absences de ce régiment. Caterina était alors une petite personne de seize à dix-sept ans, et je n’ai pas besoin de vous expliquer ce qui arriva naturellement.

On recevait peu de monde au manoir, et le capitaine Wybrow s’y serait fort ennuyé si Caterina n’eût été là. C’était vraiment agréable d’avoir pour elle quelques attentions, de lui parler d’un ton gracieux, de voir son léger frémissement de plaisir, le rouge lui monter au visage, lorsqu’il s’inclinait vers elle par-dessus le piano. C’était amusant aussi de contrecarrer le chapelain aux jambes robustes ! Quel homme oisif peut résister à la tentation de fasciner une femme et d’éclipser un autre homme ? surtout quand il se persuade qu’il n’a aucune mauvaise intention et qu’il laissera plus tard chaque chose reprendre son cours habituel. Au bout de dix-huit mois, cependant, durant lesquels le capitaine Wybrow avait passé une grande partie de son temps au manoir, il trouva que les choses en étaient venues à un point qu’il n’avait nullement prévu. Les doux accents avaient amené les tendres paroles, et celles-ci avaient provoqué en réponse des regards qui devaient forcément produire un crescendo amoureux. Se trouver adoré par une petite créature gracieuse, aux beaux yeux, au doux chant, est une agréable satisfaction, comparable à celle de fumer le plus fort latakié, et qui impose aussi le devoir de quelque réciprocité de tendresse.

Peut-être pensez-vous que ce capitaine Wybrow, sachant très bien qu’il serait ridicule à lui de songer à épouser Caterina, devait être un indigne mauvais sujet, pour chercher ainsi à gagner son affection ! Non point. C’était un jeune homme de sentiments calmes ; rarement il s’était laissé entraîner à une conduite dont il pût se repentir ; et la frêle petite Caterina était une femme qui parlait moins aux sens qu’à l’imagination et au cœur. Il avait des sentiments très bienveillants pour elle et en aurait été certainement amoureux, s’il avait pu l’être de qui que ce fût. Mais la nature ne l’avait pas doué de cette faculté. Elle lui avait donné une admirable tournure, les mains les plus blanches, les narines les plus délicates, et une forte dose de contentement de lui-même ; mais, pour empêcher une œuvre aussi parfaite d’être brisée, elle l’avait rendu incapable d’émotions fortes. On n’avait aucune peccadille de jeunesse à lui reprocher, et sir Christopher ainsi que lady Cheverel le considéraient comme le meilleur des neveux, l’héritier le plus convenable, plein de reconnaissance respectueuse à leur égard, et, par-dessus tout, guidé par le sentiment du devoir. Le capitaine Wybrow faisait toutes choses, même celles qui lui étaient le plus faciles et le plus agréables, par le sentiment du devoir intime ; il portait des costumes dispendieux parce que c’était un devoir de sa position ; c’est aussi par un sentiment du devoir qu’il se conformait à l’inflexible volonté de sir Christopher, à laquelle il eût été bien ennuyeux aussi bien qu’inutile de résister, et, eu égard à sa constitution délicate, par un sentiment de devoir il prenait un soin particulier de sa santé. Cette santé était le seul point qui donnât de l’inquiétude à ses amis, et c’est en raison de cela que sir Christopher désirait voir son neveu se marier de bonne heure, d’autant plus qu’une alliance selon le cœur du baronnet semblait pouvoir se conclure promptement. Anthony avait vu et admiré miss Assher, fille unique d’une dame objet du premier amour de sir Christopher, mais qui, ainsi que cela arrive souvent, avait épousé un autre baronnet. Le père de miss Assher était mort et elle se trouvait en possession d’une belle propriété. Si, comme cela était probable, elle venait à apprécier les qualités physiques et le caractère d’Anthony, rien ne pourrait rendre sir Christopher plus heureux que de voir un mariage qui empêcherait le manoir de Cheverel de tomber dans de mauvaises mains. Pourquoi Anthony, que lady Assher avait déjà bien reçu, comme neveu d’un ancien ami, n’irait-il pas à Bath, où elle était avec sa fille, donner suite à ces relations et obtenir une épouse très belle et d’une fortune suffisante ?

Le désir de sir Christopher fut communiqué à son neveu, qui l’assura aussitôt de son obéissance, par un sentiment de devoir. Caterina fut tendrement informée par son bien-aimé du sacrifice qu’on leur demandait, et trois jours après eut lieu la scène de séparation à laquelle nous avons assisté dans la galerie, la veille du départ du capitaine Wybrow.