Scènes de la vie du clergé/Le Roman de M. Gilfil/7

Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
Librairie Hachette et Cie (Scènes de la vie du clergép. 204-210).

CHAPITRE VII

Caterina s’était dégagée du bras d’Anthony par un effort suprême, semblable à celui de l’homme qui conserve tout juste assez de présence d’esprit pour s’apercevoir que les vapeurs de charbon le priveront de sentiment s’il ne se précipite à l’air pur ; mais, quand elle fut dans sa chambre, elle était encore trop enivrée par ce retour d’anciennes émotions, trop agitée par cet élan soudain de tendresse chez celui qu’elle aimait, pour savoir ce qui dominait en elle, de la peine ou du plaisir. Il lui semblait qu’un miracle se fût opéré dans son petit monde intérieur, qui rendait l’avenir plus indécis, et qu’une vapeur matinale légère, encore un peu confuse, allait colorer les teintes grises d’une sombre journée.

Elle sentait le besoin d’un mouvement rapide, le désir de sortir et de marcher malgré la pluie. Heureusement, une petite éclaircie dans les nuages semblait promettre que, vers le milieu du jour, le temps serait plus beau. Caterina se dit : « J’irai aux Mousses et je porterai à M. Bates la cravate de laine que je lui ai tricotée ; de cette manière, lady Cheverel ne sera pas étonnée que je sois sortie ».

À la porte du vestibule elle trouva établi sur la natte le vieux chien courant Rupert, bien déterminé à faire jouir de sa société la première personne assez sensée pour faire une promenade. Comme il avançait sa grosse tête sous la main de Caterina, en remuant la queue pour lui souhaiter le bonjour et sautant pour lui lécher le visage, elle fut toute reconnaissante de ces témoignages d’amitié. Les animaux sont des amis si agréables ; ils ne font ni questions ni reproches.

Les Mousses étaient une portion retirée de la propriété, entourée par un petit ruisseau qui s’échappait de l’étang, et Caterina aurait difficilement pu choisir, par une journée humide, une promenade moins convenable ; quoique la pluie eût diminué et qu’elle cessât bientôt, il tombait encore une assez forte averse des arbres qui surplombaient la plus grande partie du chemin. Mais elle trouva le soulagement qu’elle cherchait à son agitation dans la nécessité fatigante d’ouvrir à son parapluie un passage dans la verdure. Cet exercice pénible avait sur son corps délicat la même influence qu’un jour de chasse sur la jalousie et la tristesse de M. Gilfil, qui parfois avait recours à cet innocent calmant, la fatigue.

Lorsque Caterina atteignit le joli petit pont de bois qui formait la seule entrée des Mousses, le soleil avait dissipé les nuages et, brillant à travers les branches des grands ormes entourant la chaumière du jardinier, changeait les gouttes de pluie en diamants et faisait relever la tête aux fleurs affaissées. Les corneilles redoublaient leur croassement monotone, paraissant aussi trouver de grandes ressources de conversation dans le changement du temps. Le sol, moussu, recouvert de larges palettes de plantes marécageuses, indiquait que la demeure de M. Bates était humide, même pendant les beaux jours ; mais l’opinion de son propriétaire était qu’un peu d’humidité extérieure ne pouvait faire aucun mal à un homme qui ne néglige pas l’antidote souverain, le rhum et l’eau.

Caterina aimait ce nid. Chaque objet lui en était familier, depuis les jours où M. Bates l’y portait sur son bras, alors qu’elle cherchait par de petits cris à imiter le croassement des corneilles et battait des mains en voyant les grenouilles vertes sauter dans l’herbe humide, ou en examinant d’un air grave les poules gloussantes du jardinier. Dans ce moment, ce lieu lui parut plus joli que jamais ; il était si loin du chemin de miss Assher, de cette beauté parfaite et de ses petites remarques polies. Elle pensa que M. Bates ne serait pas encore rentré pour dîner et qu’elle se reposerait en l’attendant.

Elle se trompait. M. Bates était assis dans son fauteuil, son mouchoir de poche étendu sur son visage, et dormait, manière la plus commode de faire passer les heures inutiles qui séparent les repas, lorsque la pluie force un homme à rester à la maison. Réveillé par le furieux aboiement de son bouledogue enchaîné, il reconnut l’approche de sa petite favorite et se présenta à sa porte, où il paraissait d’une grandeur disproportionnée pour la hauteur de la chaumière. Le bouledogue, en même temps, se relâchant de son devoir officiel, commença un échange de caresses amicales avec Rupert.

Les cheveux de M. Bates étaient devenus gris ; mais son corps n’en était pas moins solide et son visage n’en paraissait que plus rouge, offrant un contraste pittoresque avec le bleu foncé de sa cravate de coton et de son tablier de toile noué en ceinturon autour de sa taille.

« Comment, miss Tiny, s’écria-t-il, comment avez-vous eu l’idée de sortir et de tremper vos pieds comme un petit canard russe, par un jour comme celui-ci ? Non pas que je ne sois charmé de vous voir. Ici, Esther, cria-t-il à sa vieille gouvernante contrefaite ; prenez le parapluie de la jeune dame et étendez-le pour le faire sécher. Entrez, entrez, miss Tiny, et asseyez-vous devant le feu pour sécher vos pieds ; vous prendrez quelque chose de chaud pour éviter de vous enrhumer. »

M. Bates, en se baissant pour passer sous les portes, l’introduisit dans son petit salon, et, secouant le coussin de tapisserie de son fauteuil, il l’approcha à une distance suffisante pour se rôtir au feu flamboyant.

« Je vous remercie, oncle Bates (Caterina conservait ses épithètes enfantines pour ses amis), pas tout à fait si près du feu, car je me suis réchauffée en marchant.

— Mais vos souliers sont tout mouillés ; il vous faut mettre les pieds sur le garde-feu. Quels grands pieds, n’est-ce pas ? à peu près comme une cuillère à soupe. Je ne sais trop comment vous pouvez réussir à vous tenir dessus. À présent, que voulez-vous boire de chaud ? Une goutte de vin de sureau, hein ?

— Non, rien, je vous remercie ; il y a peu de temps que j’ai déjeuné », dit Caterina en tirant l’écharpe de laine de sa poche. Les poches étaient vastes à cette époque. « Voyez, oncle Bates ; voilà ce que je suis venue vous apporter. C’est un ouvrage que j’ai fait pour vous. Il vous faut le porter cet hiver et donner votre vieille écharpe rouge au vieux Brooks.

— Eh ! miss Tiny, voilà qui est beau. Et vous avez fait tout ça de vos petits doigts pour un vieux comme moi ! Vous avez bien de la bonté ; soyez certaine que je la porterai et que j’en serai fier. Ces raies bleues et blanches la rendent joliment belle.

— Oui, cela ira mieux à votre teint que l’écarlate. Mme Sharp vous aimera plus que jamais quand elle vous verra avec cette écharpe neuve.

— Mon teint, petite malicieuse ; vous vous moquez de moi. Mais, en parlant de teint, quelle belle couleur la jeune dame, cette jeune fiancée, a sur les joues ! Elle est joliment belle à cheval ; elle se tient aussi droite qu’une perche, avec une tournure de statue ! Mme Sharp m’a promis de me placer derrière une porte quand les dames descendent pour dîner, afin que je la voie en grande toilette, avec toutes ses boucles et le reste. Mme Sharp dit qu’elle est presque plus belle que milady l’était à son âge ! et je pense qu’on n’en trouverait pas beaucoup dans le pays dont on puisse en dire autant.

— Oui, miss Assher est très belle, dit Caterina d’une voix étouffée, rendue au sentiment de sa propre insignifiance par l’impression que sa rivale faisait sur les autres.

— J’espère qu’elle est bonne aussi, et que ce sera une bonne nièce pour sir Christopher et pour milady. Mme Griffin dit pourtant qu’elle est plutôt difficile pour sa toilette. Mais elle est jeune, elle est jeune ; cela passera quand elle aura un mari et des enfants à qui penser. Sir Christopher est joliment content, à ce que je puis voir. Il m’a dit, l’autre jour : « Eh bien, Bates, que pensez-vous de celle qui sera votre jeune maîtresse ? » Et je lui ai dit : « Mais, Votre Honneur, je pense que c’est une plus jolie fille que je n’en ai jamais vu ; et je désire que le capitaine ait le bonheur d’avoir une belle famille, et que Votre Honneur ait la vie et la santé pour les voir. » M. Warren dit que le maître désire vivement avancer le mariage et qu’il aura lieu probablement avant la fin de l’automne. »

Tandis que M. Bates parlait, Caterina sentit une douloureuse contraction du cœur. « Oui, dit-elle en se levant, je crois qu’il en sera ainsi. Sir Christopher y tient beaucoup… Mais il faut que je parte, oncle Bates ; lady Cheverel peut avoir besoin de moi, et c’est l’heure de votre dîner.

— Non, mon dîner ne signifie rien : mais je ne dois pas vous retenir si milady a besoin de vous. Quoique je ne vous aie pas à moitié assez remerciée pour l’écharpe, le cache-nez, comme ils l’appellent. Sur ma foi, il est magnifique. Mais vous paraissez bien pâle et triste, miss Tiny ; je crains que vous ne soyez pas bien portante et que cette promenade dans l’humidité ne soit pas bonne pour vous.

— Si, si, dit Caterina en prenant son parapluie et se hâtant de sortir. Il faut que je parte ; ainsi, adieu. »

Elle se mit en route en appelant Rupert, tandis que le vieux jardinier, les mains dans ses poches, restait à la regarder et secouait la tête d’un air mélancolique. « Elle devient plus frêle et plus délicate que jamais, dit-il moitié à lui-même et moitié à Esther. Je ne serais pas étonné de la voir se faner et disparaître, comme les cyclamens que j’ai transplantés. Elle me fait penser à ces gentilles fleurs suspendues sur leurs petites tiges minces, si blanches et si tendres. »

La pauvre jeune fille retourna à la maison avec un frisson au cœur qui ne faisait que lui rendre plus sensible l’air froid du dehors. Les rayons dorés du soleil brillaient à travers les branches humides, et les oiseaux voletaient et gazouillaient leurs chants d’automne avec tant de douceur, qu’il semblait que leur gosier, aussi bien que l’air, fût plus pur après la pluie ; mais Caterina passait au milieu de toute cette joie et de cette beauté comme une pauvre levrette blessée, traînant péniblement son petit corps au milieu des touffes de trèfle qui n’avaient plus de parfum pour elle. Les paroles de M. Bates au sujet de la joie de sir Christopher, de la beauté de miss Assher et de l’approche du mariage tombaient lourdement sur elle, comme le poids d’une main glacée, la ramenant de son vague assoupissement à la perception de dures réalités. Il en est ainsi des natures faciles à émouvoir, dont les pensées ne sont que des ombres flottantes, créées par le sentiment ; pour ces natures, les mots sont des faits, et, lors même que leur fausseté est reconnue, ils n’en dominent pas moins leurs sourires et leurs pleurs. Caterina rentra dans sa chambre, comprenant que rien n’était changé à sa position de dépendance et d’infortune, mais plus blessée que jamais par la conviction du nouveau tort d’Anthony envers elle. Lui arracher une caresse, lorsqu’elle réclamait avec justice une expression de repentance, de regret ou de sympathie, n’était-ce pas faire d’elle moins de cas que jamais ?