Scènes de la vie du clergé/Le Roman de M. Gilfil/20

Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
Librairie Hachette et Cie (Scènes de la vie du clergép. 289-293).

CHAPITRE XX

Une semaine plus tard, Caterina fut invitée à se mettre en route, dans une voiture confortable, sous les soins de M. Gilfil et de sa sœur, Mme Heron, dont les doux yeux bleus et les manières affables consolaient la pauvre enfant meurtrie, d’autant plus que Tina avait pour cette dame des sentiments d’égalité fraternelle qu’elle n’avait point encore connus. Sous la bienveillance de la supériorité peu caressante de lady Cheverel, elle avait toujours conservé une certaine contrainte et une admiration respectueuse, et elle trouvait une douceur, jusque-là inconnue, auprès d’une jeune et aimable femme, semblable à une sœur aînée, se penchant sur elle d’un air caressant et lui parlant avec un doux accent d’amitié. Maynard était presque mécontent de se sentir heureux, tandis que l’esprit et le corps de Tina étaient encore si affaiblis ; mais le nouveau bonheur d’agir comme son ange gardien, d’être auprès d’elle à chaque heure du jour, de tout préparer pour son bien-être, de chercher à découvrir un rayon dans ses yeux, était trop envahissant pour laisser grande place à la crainte ou au regret.

Le troisième jour, la voiture s’arrêta à la porte de la cure de Foxholm, où le révérend Arthur Heron se présenta sur le seuil, pressé de féliciter sa Lucy de son retour, et tenant par la main un enfant de cinq ans, à large poitrine et aux cheveux d’un blond chaud, qui faisait claquer avec vigueur un petit fouet de chasse.

Nulle part on n’aurait vu un gazon plus égal, des allées mieux tenues, ou un portail plus joliment festonné de plantes grimpantes, qu’à la cure de Foxholm, abritée par les hêtres et les châtaigniers, située à mi-côte d’une jolie pelouse verte surmontée par l’église et dominant un village qui s’étendait au milieu de pâturages et de prairies entourées de haies sauvages et de grands arbres.

Le feu brillait au salon et dans la petite chambre à coucher rose qui devait être celle de Caterina, parce qu’elle était opposée au cimetière de l’église et avait vue sur une maison de ferme, avec son petit groupe de meules en ruche, son tranquille troupeau de vaches et son bruit matinal et joyeux. Mme Heron, avec l’instinct d’une femme impressionnable, avait écrit à son mari de faire préparer cette chambre pour Caterina. D’heureuses poules tachetées, grattant le sol avec adresse pour en retirer quelques graines, font quelquefois plus pour un cœur malade qu’un bosquet rempli de rossignols ; il y a quelque chose d’irrésistiblement calmant dans la vivacité des poulets huppés, dans la vue des chiens de berger peu caressés et des patients chevaux de ferme buvant leur eau trouble avec plaisir.

Ce n’était pas sans raison que dans cette habitation, nid commode, sans rien d’imposant qui rappelât le manoir de Cheverel, M. Gilfil espérait que Caterina pourrait peu à peu secouer la vision du passé et se remettre de sa langueur et de sa faiblesse. Il pensa ensuite à faire échange de fonctions avec le vicaire de M. Heron, afin d’être constamment près de Caterina et de surveiller ses progrès. Elle paraissait aimer qu’il fût près d’elle, et attendait son retour avec une certaine impatience ; quoiqu’elle lui parlât rarement, elle était plus satisfaite quand il était assis près d’elle et qu’il serrait sa petite main d’une étreinte puissamment protectrice. Oswald, ou familièrement Ozzy, l’enfant à large poitrine, fut aussi un compagnon sans prix. Avec quelque chose des traits de son oncle, il en avait aussi hérité un goût prématuré pour une ménagerie domestique, et était très impérieux dans les demandes qu’il adressait à Tina pour qu’elle prît de l’intérêt à ses cochons d’Inde, à ses écureuils et à ses loirs. Elle semblait quelquefois avec lui voir quelques rayons de son enfance perçant les nuages de plomb, et bien des heures d’hiver s’écoulèrent plus facilement pour elle dans la chambre d’Ozzy.

Mme Heron n’était pas musicienne et n’avait pas d’instrument ; mais M. Gilfil eut soin de faire apporter un clavecin, que l’on plaça, toujours ouvert, dans le salon, espérant que, quelque jour, le sentiment de la musique se réveillerait chez Caterina et qu’elle serait attirée vers l’instrument. Mais l’hiver était presque passé, et M. Gilfil avait attendu en vain. Le plus grand progrès dans l’état de Tina n’était pas allé au delà de la passivité et de l’acquiescement, un sourire reconnaissant, une complaisance pour les caprices d’Oswald et une compréhension plus étendue de ce qui se faisait ou se disait autour d’elle. Quelquefois elle commençait quelque petit ouvrage de femme ; mais elle semblait trop languissante pour le continuer ; ses doigts l’abandonnaient bientôt, et elle retombait dans une immobilité rêveuse.

Enfin, un de ces brillants jours de la fin de février, où les rayons du soleil annoncent l’approche du printemps, Maynard s’était promené avec elle et Oswald autour du jardin, pour regarder les perce neige, et elle se reposait sur le sofa après la promenade. Ozzy, en errant autour de la chambre, à la recherche de quelque plaisir défendu, vint près du clavecin et frappa du manche de son fouet une des touches graves du clavier.

Cette vibration parcourut Caterina comme un choc électrique ; il sembla qu’une âme nouvelle entrait en elle et la remplissait d’une vie plus profonde et plus significative. Elle regarda autour d’elle, se leva et se dirigea vers l’instrument. En un moment ses doigts erraient avec leur ancienne méthode sur les touches, et son âme flottait dans son véritable élément de délicieuse sonorité, comme la plante aquatique qui, restée maigre et chétive sur le sol, se dilate en liberté et en beauté quand elle est de nouveau baignée dans son élément.

Maynard remercia Dieu. Un pouvoir actif était révélé et devait consacrer une nouvelle époque dans la guérison de Caterina.

Bientôt des notes pures se mêlèrent avec les sons plus durs de l’instrument, et peu à peu la voix de la malade prit plus de puissance.

Le petit Ozzy était debout au milieu de la chambre, la bouche ouverte et les jambes écartées, frappé comme d’une crainte respectueuse devant cette nouvelle faculté chez « Tine-tine », comme il l’appelait ; il avait pris l’habitude de la considérer comme un camarade de jeu fort peu habile et ayant grand besoin qu’il l’instruisît. Un génie surgissant de sa tasse de lait, avec de grandes ailes, ne l’aurait pas étonné davantage.

Caterina redisait ce même air d’Orphée que nous l’avons entendue chanter bien des mois auparavant, au commencement de ses chagrins. C’était le Ho perduto, l’air favori de sir Christopher, et ses notes paraissaient porter sur leurs ailes tous les plus tendres souvenirs de sa vie, lorsque le manoir de Cheverel était encore une maison sans tristesse. Les longs jours heureux de l’enfance et de l’adolescence. reprenaient le dessus après un court intervalle de faute et de tristesse.

Elle s’arrêta et fondit en larmes, les premières qu’elle eût versées depuis qu’elle était à Foxholm. Maynard ne put s’empêcher de s’élancer vers elle, de passer le bras autour de sa taille et de baiser ses cheveux. Elle s’appuya contre lui et avança sa petite bouche pour un baiser.

La plante au tissu délicat a besoin de s’attacher à un soutien. L’âme qui venait de renaître à la musique renaissait aussi à l’amour.