Scènes de la vie du clergé/Le Roman de M. Gilfil/19

Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
Librairie Hachette et Cie (Scènes de la vie du clergép. 271-288).

CHAPITRE XIX

La triste et longue semaine se termina enfin. L’enquête judiciaire avait établi la mort subite. Le docteur Hart, qui connaissait l’état antérieur de la santé du capitaine Wybrow, avait émis l’opinion que la mort était depuis longtemps imminente en raison de cette maladie de cœur chronique, et qu’elle avait été amenée par quelque émotion inattendue. Miss Assher fut la seule personne qui connût le motif pour lequel le capitaine Wybrow s’était rendu dans le Haut Bois, mais elle n’avait pas nommé Caterina. M. Gilfil et sir Christopher en savaient assez pour conjecturer que l’émotion violente à laquelle le capitaine avait succombé était due au rendez-vous assigné à la jeune fille.

Toutes les recherches au sujet de celle-ci avaient été sans résultat, et elles l’étaient d’autant plus qu’on partait de l’idée qu’elle s’était détruite. Personne ne remarqua l’absence des bagatelles qu’elle avait prises dans sa commode ; personne ne connaissait le portrait, ni ne savait qu’elle conservât ses pièces de sept shillings, et l’on n’avait jamais remarqué qu’elle portât ou non des boucles d’oreilles en perles. Elle avait quitté la maison, pensait-on, sans rien prendre avec elle ; il était impossible qu’elle pût être allée loin, et elle avait dû se trouver dans un état d’excitation mentale qui ne rendait le suicide que trop probable. Les mêmes endroits, à trois ou quatre milles à la ronde du manoir, furent visités et revisités ; chaque mare, chaque fossé du voisinage furent examinés.

Maynard pensait quelquefois qu’elle avait pu trouver la mort sans la chercher, par suite du froid et de l’épuisement ; et il ne se passa pas de jour sans qu’il parcourût les bois des environs, interrogeant les monceaux de feuilles sèches, comme s’il était possible que ce corps chéri pût y être caché ! Puis il lui vint une autre pensée terrible, et il parcourait de nouveau toutes les chambres inhabitées de la maison, pour s’assurer encore qu’elle n’était point cachée derrière quelque meuble, quelque porte ou quelque rideau, et qu’il ne courait point le risque de l’y trouver, la folie dans les yeux, le regardant fixement et ne le voyant point.

Mais, enfin, ces cinq longues nuits, ces cinq longues journées étaient passées, les funérailles venaient de s’accomplir, et les voitures rentraient en traversant le parc. Lorsqu’elles étaient parties, il pleuvait très fort ; maintenant, les nuages se dissipaient, et un rayon de soleil brillait à travers les branches mouillées. Ce rayon de soleil tomba sur un homme à cheval, qui avançait lentement, et que M. Gilfil reconnut pour Daniel Knott, le cocher qui, dix ans auparavant, avait épousé la fraîche Dorcas.

Chaque nouvel incident suggérait à M. Gilfil la même pensée ; et son regard ne tomba pas plus tôt sur Knott qu’il se dit : « Vient-il nous dire quelque chose de Caterina ? » Puis il se rappela combien Caterina avait aimé Dorcas ; elle avait toujours quelque présent à lui faire lorsque Knott venait au manoir. Tina serait-elle allée chez Dorcas ? Mais son cœur défaillit de nouveau à la pensée que Knott venait parce qu’il avait appris la mort du capitaine Wybrow et qu’il désirait savoir comment son ancien maître avait supporté ce coup.

Dès que le cavalier atteignit la maison, Maynard monta à son cabinet d’étude et s’y promena avec agitation, désireux mais effrayé de descendre pour parler à Knott, dans la crainte que sa faible espérance ne fût dissipée. Quiconque eût regardé ce visage, ordinairement si plein d’une calme bienveillance, aurait vu que la souffrance de la semaine écoulée y avait laissé de profondes traces. Pendant le jour il avait constamment erré, à pied ou à cheval, soit pour chercher lui-même, soit pour diriger les recherches des autres. La nuit il n’avait pas connu le sommeil, sinon par des assoupissements intermittents, pendant lesquels il lui semblait trouver Caterina morte. Il se réveillait alors en sursaut et passait de cette angoisse factice à l’angoisse réelle, en pensant qu’il ne la reverrait jamais. Ses yeux gris clair paraissaient éteints et inquiets, ses lèvres, épaisses naguère, étaient singulièrement serrées, et son front, jusqu’à ce jour lisse et ouvert, était contracté par la douleur. Il n’avait pas seulement perdu l’objet d’une passion de quelques mois ; mais l’être qu’il avait enveloppé de tout son pouvoir d’aimer. Pendant des années Caterina avait été nécessaire à sa vie comme l’air et la lumière ; et, maintenant qu’elle était partie, il lui semblait que tout plaisir avait perdu sa raison d’être ; le ciel et la terre pouvaient bien exister, mais le charme et le plaisir en étaient bannis pour toujours.

Tandis qu’il se promenait de long en large, il entendit des pas dans le corridor et un coup frappé à sa porte. Sa voix trembla en disant : « Entrez », mais il éprouva une sensation de douleur quand il vit Warren entrer avec Daniel Knott.

« Knott est venu, monsieur, apporter des nouvelles de miss Sarti. J’ai pensé que le mieux était de vous l’amener d’abord. »

M. Gilfil s’avança vers le vieux cocher et lui serra la main ; mais il fut incapable de parler et se borna à lui faire signe de s’asseoir, tandis que Warren quittait la chambre. Il était tout à l’examen de la figure ronde de Daniel, et attendait avec avidité ce qu’il avait à lui dire.

« C’est Dorcas, monsieur, qui m’a dit de venir ; nous ne savons rien de ce qui est arrivé au manoir. Son esprit est tourmenté de crainte au sujet de miss Sarti, et elle m’a fait seller Blackbird ce matin, et quitter le labourage, pour en venir informer sir Christopher. Peut-être avez-vous appris, monsieur, que nous ne tenons plus les Clefs en croix à Sloppeter à présent ; un oncle à moi est mort il y a trois ans et m’a laissé un héritage ; il était intendant du chevalier Ramble, qui avait en main ces grandes fermes ; et nous avons pris une petite ferme de quarante acres ou à peu près, parce que Dorcas ne s’est plus souciée de tenir le cabaret quand elle a été entourée d’enfants. Le plus joli endroit que vous ayez jamais vu, monsieur, avec de l’eau derrière la maison, pour le bétail.

— Pour l’amour de Dieu, dit Maynard, apprenez-moi ce qui concerne miss Sarti. Ne vous arrêtez pas à me dire rien d’autre maintenant.

— Oui, monsieur, dit Knott, presque effrayé de la véhémence du ministre ; elle est arrivée à la maison dans le char du voiturier, mercredi, vers neuf heures du soir ; Dorcas est accourue dehors, car elle avait entendu le char s’arrêter, et miss Sarti a jeté les bras autour du cou de Dorcas en lui disant « Recevez-moi, laissez-moi entrer ». Et elle est presque tombée évanouie. Alors Dorcas m’a appelé, je suis sorti bien vite et j’ai porté la jeune demoiselle dans la maison, et elle est revenue à elle bientôt après ; elle a ouvert les yeux, et Dorcas lui a fait boire une cuillerée de rhum et d’eau ; nous avons du fameux rhum, que nous avons rapporté des Clefs en croix, et Dorcas n’en veut laisser boire à personne. Elle dit qu’elle le garde pour les cas de maladie ; mais, quant à moi, je pense que c’est dommage de boire du bon rhum, quand votre bouche ne sent aucun goût : vous pouvez aussi bien alors prendre les drogues du docteur. Cependant Dorcas l’a mise au lit ; elle est restée couchée depuis, comme privée de sentiment, elle ne parle pas et ne prend qu’un peu de potage, quand Dorcas l’en prie. Nous commençons à avoir peur et nous ne pouvons nous imaginer ce qui lui a fait quitter le manoir. Dorcas craint qu’il ne soit arrivé quelque malheur. Aussi, ce matin, n’y pouvant plus tenir, elle m’a tourmenté jusqu’à ce que je sois venu pour voir ; et comme ça j’ai fait vingt milles sur Blackbird, qui croyait pendant tout ce temps labourer et qui se retournait raide tous les trente pas, comme s’il était au bout d’un sillon. J’ai eu un rude temps à passer avec lui, je vous le dis, monsieur !

— Dieu vous bénisse d’être venu, Knott ! dit M. Gilfil en serrant de nouveau la main du vieux cocher. À présent, descendez prendre quelque chose et vous reposer. Vous resterez ici cette nuit ; bientôt j’irai vous demander quel est le plus court chemin pour aller chez vous. Je vais me préparer à partir tout de suite à cheval, dès que j’aurai parlé à sir Christopher. »

Une heure plus tard, M. Gilfil galopait sur une vigoureuse jument vers le petit village boueux de Callam, cinq milles plus loin que Sloppeter. Il retrouva encore un peu de gaieté dans le soleil de l’après-midi, un peu de plaisir à voir fuir à ses côtés les arbres des haies, et à se sentir « bien en selle », tandis que sa noire Kitty bondissait sous lui et que l’air sifflait coupé par sa marche rapide. Caterina n’était pas morte ; il l’avait retrouvée ; il saurait par son amour et sa tendresse la rappeler à la vie et au bonheur. Après cette semaine de désespoir, la réaction était si violente que ses espérances se reportèrent au point le plus élevé qu’elles eussent jamais atteint. Caterina en viendrait à l’accepter ; elle serait à lui. Ils avaient passé par toute cette voie sombre et désespérée afin qu’elle pût connaître la puissance de son amour. Combien il le chérirait, son petit oiseau aux yeux brillants et au doux gosier que faisaient vibrer l’amour et la musique ! Il se réfugierait en lui, et la pauvre petite poitrine qui avait été si meurtrie serait à jamais en sûreté. Il y a toujours dans l’amour d’un homme brave et fidèle un fond de tendresse maternelle ; il reflète ces rayons de tendresse protectrice qui l’ont pénétré lorsqu’il reposait sur les genoux de sa mère.

Au crépuscule il entra dans le village de Callam, et, ayant demandé le chemin de la maison de Daniel Knott à un laboureur qui retournait chez lui, il apprit qu’elle était près de l’église, qui laissait voir son lourd clocher tapissé de lierre sur une légère élévation. Cette indication rendait plus facile le moyen de reconnaître la charmante habitation décrite par Daniel, « le plus joli endroit que vous ayez jamais vu ».

M. Gilfil n’eut pas plus tôt atteint la porte d’entrée de la cour du bétail, qu’il fut aperçu par un garçon de neuf ans aux cheveux de lin, prématurément revêtu de la « toge virile », soit blouse, qui courut à sa rencontre pour le faire entrer. En un instant Dorcas fut à sa porte, le rose de ses joues ne paraissant que plus vif, en raison de trois autres paires de joues qui se groupaient autour d’elle et du gras bébé aux yeux étonnés qu’elle portait sur le bras et qui suçait avec un calme plaisir une longue croûte de pain.

« Est-ce M. Gilfil, monsieur ? dit Dorcas en faisant une profonde révérence, tandis qu’il s’avançait à travers la paille humide, après avoir attaché son cheval.

— Oui, Dorcas ; j’ai trop grandi pour que vous me reconnaissiez. Comment est miss Sarti ?

— Tout à fait la même chose que Daniel vous l’a dit, monsieur ; car je suppose que vous venez du manoir, quoique vous soyez venu étonnamment vite.

— Oui, Daniel est arrivé au manoir à peu près à une heure, et j’en suis parti aussitôt que j’ai pu. Elle n’est pas plus mal, n’est-ce pas ?

— Point de changement, monsieur, ni mieux, ni plus mal. Voulez-vous entrer, monsieur, s’il vous plaît ? Elle est couchée, elle ne fait attention à rien, pas plus qu’un enfant de huit jours, et elle me regarde aussi vaguement que si elle ne me connaissait pas. Oh ! qu’est-ce que cela signifie, monsieur Gilfil ? Pourquoi a-t-elle quitté, le manoir ? Comment sont milady et Son Honneur ?

— En grand chagrin, Dorcas. Le capitaine Wybrow, le neveu de sir Christopher, est mort subitement. Miss Sarti l’a trouvé étendu mort, et je pense que ce choc a affecté son esprit.

— Quoi, vraiment ! ce beau jeune gentilhomme qui devait être l’héritier, à ce que m’avait dit Daniel. Je me rappelle l’avoir vu en visite au manoir quand il était petit garçon. Je crois bien que cela doit être un grand chagrin pour Son Honneur et pour milady. Mais cette pauvre miss Tina ! elle l’a trouvé étendu mort ? Vraiment, vraiment ! »

Dorcas avait introduit M. Gilfil dans la cuisine, pièce aussi agréable que peuvent l’être les meilleures cuisines dans les fermes qui n’ont pas de parloir ; le feu s’y reflétait dans une brillante rangée d’assiettes et de plats d’étain ; les tables de sapin, frottées de sable, étaient si propres qu’elles invitaient à y poser la main, la boîte à sel dans un coin de la cheminée, et une chaise à trois pieds de l’autre côté, les murs élégamment tapissés de plaques de lard et le plafond orné de jambons suspendus.

« Asseyez-vous, monsieur, je vous prie, dit Dorcas en avançant la chaise à trois pieds ; et permettez-moi de vous offrir quelque chose après votre voyage. Viens, Becky, viens prendre le bébé. »

Becky, demoiselle aux bras rouges, sortit de la cuisine du fond et prit l’enfant, que ses sentiments ou sa graisse laissèrent indifférent à ce transfert.

« Que désirez-vous prendre, monsieur ? que puis-je vous offrir ? Je puis dans un instant vous griller une tranche de lard, et j’ai du thé, ou peut-être vous préférerez de l’eau et du rhum. Je sais que nous n’avons rien de ce que vous avez l’habitude de manger et de boire ; mais, monsieur, ce que j’ai, je serai fière de vous l’offrir.

— Je vous remercie, Dorcas ; je ne puis rien prendre. Je n’ai ni faim ni soif. Causons de Tina, N’a-t-elle pas parlé du tout ?

— Jamais depuis ses premières paroles : « Chère Dorcas, a-t-elle dit, recevez-moi chez vous ». Ensuite elle s’est évanouie et n’a pas dit un seul mot depuis, J’obtiens d’elle qu’elle mange un peu ; mais elle ne s’occupe de rien. J’ai pris avec moi Bessie de temps en temps, — ici Dorcas souleva sur ses genoux une petite fille de trois ans, aux cheveux bouclés, qui roulait un coin du tablier de sa mère et regardait le monsieur avec de grands yeux ronds, — les gens font quelque attention aux enfants lorsqu’ils ne prennent garde à rien autre. Et nous avons cueilli au jardin des crocus d’automne, et Bessie les tenait dans sa main et les a posés sur le lit. Je savais combien miss Tina aimait les fleurs quand elle était petite. Mais elle a regardé Bessie et les fleurs tout comme si elle ne les voyait pas. Ça fend le cœur de voir ses yeux. Je crois qu’ils se sont encore agrandis ; ils ressemblent à ceux de mon pauvre bébé, quand il était devenu si maigre, avant de mourir. Et ses petites mains, si vous pouviez seulement les voir. Mais j’ai grand espoir, monsieur, que votre présence lui remettra l’esprit. »

Maynard avait aussi cette espérance, mais il sentait le brouillard de la crainte s’épaissir autour de lui, après le peu d’heures de chaude lumière et de joyeuse confiance qu’il avait passées depuis le moment où il avait d’abord appris que Caterina était vivante. Il se sentait envahi par la pensée que son intelligence et son corps ne pourraient peut-être pas se remettre de la secousse qu’ils avaient éprouvée, que le fil délicat de sa vie était peut-être au bout.

« Allez, Dorcas, allez voir comment elle est, mais ne lui dites point que je suis ici. Peut-être vaudrait-il mieux que j’attendisse demain pour la voir, et cependant ce serait bien dur de passer encore une nuit ainsi. »

Dorcas remit par terre la petite Bessie et sortit. Les trois autres enfants, y compris le jeune Daniel en blouse, se tenaient debout devant M. Gilfil et l’examinaient avec encore plus de timidité, maintenant que leur mère n’était plus là. Il attira à lui la petite Bessie et la prit sur ses genoux. Elle secoua ses boucles blondes de dessus ses yeux, qu’elle leva sur lui, en disant :

« Vous venez pour voir la dame ? Vous la ferez parler ? Que lui ferez-vous ? Vous l’embrasserez ?

— Aimez-vous qu’on vous embrasse, Bessie ?

— Non, dit Bessie en baissant immédiatement sa tête très bas, pour échapper au baiser.

— Nous avons deux petits chiens, dit le jeune Daniel, enhardi en voyant l’aménité du monsieur. Il y en a un qui a des taches blanches. Voulez-vous les voir ?

— Oui, montrez-les-moi. »

Daniel sortit en courant et revint bientôt avec deux petits chiens encore aveugles, suivis par leur mère inquiète, et une scène animée commençait quand Dorcas revint.

« Il y a peu de changement ! Je crois que vous n’avez pas besoin d’attendre, monsieur. Elle est très tranquille, comme elle l’est toujours. J’ai allumé deux chandelles dans la chambre, pour qu’elle puisse bien vous voir : Vous voudrez bien excuser la chambre, monsieur. »

M. Gilfil fit un signe d’assentiment silencieux et se leva pour la suivre à l’étage supérieur. Ils entrèrent par la première porte, leurs pas faisant peu de bruit sur le sol de plâtre. Les rideaux, de toile à carreaux rouges, étaient tirés à la tête du lit, et Dorcas avait posé sa chandelle de ce côté-là de la chambre, pour que la lumière ne tombât pas d’une manière fatigante sur les yeux de Caterina. Quand elle eut ouvert la porte, Dorcas dit à voix basse : « Je ferai mieux de vous laisser, monsieur, je pense ».

M. Gilfil lui fit signe que oui et s’avança près du lit. Caterina était couchée, les yeux tournés contre le mur et ne paraissait pas s’être aperçue que quelqu’un fût entré. Ses yeux, comme Dorcas l’avait dit, paraissaient plus grands que jamais, peut-être parce que son visage était plus pâle et amaigri, et que ses cheveux étaient rassemblés en arrière sous un bonnet de Dorcas. Les petites mains, posées négligemment sur les draps, étaient plus maigres que jamais. Elle avait l’air plus jeune qu’elle ne l’était réellement, et quiconque eût vu pour la première fois ces mains effilées et ce petit visage aurait pensé qu’ils appartenaient à une fillette de douze ans éprouvée par une vive douleur.

Quand M. Gilfil s’avança et s’arrêta en face d’elle, la lumière tomba largement sur son visage. Une légère expression de surprise parut dans les yeux de Caterina ; elle le regarda avec attention pendant quelques instants, puis leva sa main, comme pour lui faire signe de se baisser vers elle, et murmura : « Maynard ».

Il s’assit sur le lit et se pencha vers elle : « Maynard, murmura-t-elle de nouveau, avez-vous vu le poignard ? »

Il suivit, pour lui répondre, sa première impulsion, qui se trouva la bonne :

« Oui, fit-il, je l’ai trouvé dans votre robe et je l’ai remis dans l’armoire. »

Il prit sa main dans les siennes et la pressa doucement, en attendant ce qu’elle dirait ensuite. Son cœur était si gonflé d’actions de grâces de ce qu’elle l’avait reconnu, qu’il put à peine contenir un sanglot. Bientôt les yeux de Caterina devinrent plus doux et leur regard moins fixe. Les larmes s’y amassaient lentement, et quelques grosses perles brûlantes roulèrent sur ses joues. Les écluses étaient ouvertes, le cœur se soulageait par un torrent de larmes ; puis vinrent de violents sanglots ; et pendant près d’une heure elle resta sans parler, tandis que le lourd poids glacé qui empêchait sa douleur de s’exhaler se fondait ainsi peu à peu. Que ces pleurs étaient précieux pour Maynard, qui, pendant tant de jours, avait frissonné à l’image constamment présente de Tina, avec le regard dur et sec de la folie !

Peu à peu les sanglots s’arrêtèrent ; elle commença à respirer doucement, calme et les yeux fermés. Maynard resta assis, sans s’inquiéter de la fuite des heures ni de la vieille pendule qui faisait entendre son fort tic-tac. Mais, vers les dix heures, Dorcas, impatiente de connaître le résultat de la visite, entra sur la pointe du pied. Sans bouger, il lui dit à l’oreille de lui fournir d’autres lumières, de voir à ce que le valet d’écurie prît soin de sa jument et d’aller se coucher, qu’un grand changement s’était opéré en Caterina, et qu’il veillerait sur elle.

Bientôt les lèvres de la malade remuèrent : « Maynard », murmura-t-elle de nouveau. Il se pencha vers elle et elle continua :

« Vous savez comme j’ai été méchante alors ? vous savez ce que je voulais faire du poignard ?

— Est-ce que vous vouliez vous tuer, Tina ? »

Elle secoua la tête, puis garda quelque temps le silence. Enfin, le regardant solennellement, elle murmura : « Le tuer ».

« Tina, ma bien-aimée, vous ne l’auriez jamais fait. Dieu voit votre cœur ; il sait que vous êtes incapable de faire du mal à qui que ce soit. Il veille sur ses enfants et ne les laisse pas accomplir des choses qu’ils regretteraient cruellement. Cela n’a été que la fugitive colère d’un instant, et il vous pardonne. »

Elle retomba dans le silence jusqu’à près de minuit. Son esprit affaibli semblait cheminer difficilement pour suivre les détours de sa vie passée ; et, quand elle recommença à parler à voix basse, ce fut pour répondre aux paroles de Maynard.

« Mais j’avais eu de si mauvaises pensées pendant longtemps. J’étais si en colère ; je haïssais aussi miss Assher, et je ne m’inquiétais pas de ce qui pouvait arriver à qui que ce fût, parce que j’étais trop malheureuse moi-même. J’étais remplie de mauvaises passions. Personne n’a été si méchante que moi.

— Si, Tina, beaucoup de gens sont tout aussi méchants et plus méchants. J’ai souvent de très mauvaises pensées, et suis tenté de faire des choses blâmables ; mais j’ai plus de force que vous, et je puis mieux cacher mes sentiments et leur résister. Ils ne me dominent pas. Vous avez vu les petits oiseaux, quand ils sont très jeunes et commencent seulement à voler : comme leurs plumes sont hérissées quand ils sont effrayés ou en colère ; ils n’ont aucun pouvoir sur eux-mêmes, et la seule frayeur pourrait les faire tomber. Vous étiez comme un de ces petits oiseaux. La souffrance s’était tellement emparée de vous que vous ne saviez plus ce que vous faisiez. »

Il ne voulut point parler longtemps, craignant de la fatiguer par un trop grand nombre de pensées. Elle avait besoin de réfléchir longuement avant de pouvoir exprimer ses sentiments.

« Mais, puisque j’ai eu l’intention de le faire, dit-elle ensuite, c’est aussi mal que si je l’avais fait.

— Non, ma Tina, répondit Maynard lentement, mettant un léger intervalle entre chaque phrase ; nous pensons à faire de méchantes choses que nous ne ferions jamais. Nos pensées sont souvent pires que nous ne le sommes, de même qu’elles sont souvent meilleures. Et Dieu nous voit dans notre ensemble et non par pensées et actions séparées, comme nous voit notre prochain. Nous nous jugeons toujours mutuellement avec injustice, et nous pensons mieux ou plus mal les uns des autres que nous le méritons réellement, parce que nous n’entendons ou ne voyons que des paroles ou des actions isolées. Dieu sait que vous n’auriez pas pu commettre ce crime. »

Caterina secoua lentement la tête et garda le silence. Puis, un peu plus tard, elle dit :

« Je ne sais pas ; il me semblait le voir venir à ma rencontre, comme il l’aurait fait en réalité, et j’avais l’intention…, j’avais l’intention de le tuer.

— Mais, quand vous l’avez vu, dites-moi ce que vous avez fait, Tina.

— Je l’ai vu couché par terre et j’ai cru qu’il était malade. Je ne sais comment cela s’est fait alors, j’ai tout oublié. Je me suis agenouillée et je lui ai parlé, et il n’a pas fait attention à moi ; ses yeux étaient fixes, et j’ai commencé à penser qu’il était mort.

— Vous n’avez plus ressenti de colère depuis lors ?

— Oh non ! non ; c’est moi qui ai été plus coupable que personne ; c’est moi qui ai eu tort pendant tout ce temps.

— Non, ma Tina, la faute n’est pas toute de votre côté ; il a eu des torts ; il vous a provoquée, et les torts créent les torts. Quand les gens nous traitent mal, nous pouvons difficilement n’avoir pas de mauvaises pensées à leur égard. Mais ce second tort est plus excusable. Je suis plus coupable que vous, Tina ; j’ai souvent eu de très mauvaises pensées contre le capitaine Wybrow, et, s’il m’avait provoqué, comme il l’a fait à votre égard, j’aurais peut-être commis quelque plus mauvaise action.

— Oh non ! il n’avait pas si grand tort ; il ne savait pas combien il me faisait souffrir. Comment aurait-il pu m’aimer comme je l’aimais ? Et comment aurait-il pu épouser une pauvre petite créature comme moi ? »

Maynard ne répondit pas, et il y eut un silence, jusqu’à ce que Tina dit : « Puis j’étais si fausse ! personne ne savait combien j’étais coupable. Le padroncello ne le savait, pas ; il m’appelait son bon petit singe ; s’il l’avait su…, oh ! comme il m’aurait trouvée coupable !

— Ma chère Tina, nous avons tous nos fautes cachées, et, si nous nous connaissions bien, nous ne jugerions pas les autres si sévèrement. Sir Christopher lui-même a senti, depuis que le malheur l’a frappé, qu’il a été trop sévère et trop obstiné. »

De cette manière, avec ces aveux entrecoupés et ces réponses consolantes, les heures passèrent de la sombre nuit jusqu’au froid crépuscule matinal, et de ce premier crépuscule jusqu’aux premières lignes dorées de l’aurore. M. Gilfil sentit pendant ces longues heures le lien qui unissait pour toujours son cœur à Caterina acquérir une nouvelle fraîcheur et plus de sainteté. Il en est ainsi des relations humaines qui reposent sur la sympathie de l’affection : chaque nouveau jour de joie ou de tristesse est un nouveau motif, une nouvelle consécration pour l’amour, qui se nourrit de souvenirs aussi bien que d’espérances — l’amour, pour lequel une répétition perpétuelle n’est pas une fatigue, mais un besoin, et pour lequel une joie non partagée est le commencement de la douleur.

Les coqs commencèrent à chanter, les portes à s’ouvrir ; il y eut un bruit de pas dans la cour, et M. Gilfil entendit Dorcas vaquer aux soins de la maison. Ces bruits semblaient affecter Caterina, car elle le regarda avec inquiétude et lui dit :

« Maynard, est-ce que vous partez ?

— Non, je resterai ici, à Callam, jusqu’à ce que vous soyez mieux portante et que vous puissiez partir aussi.

— Jamais pour retourner au manoir. Oh non ! je vivrai pauvrement et je gagnerai moi-même mon pain.

— Bien, chérie, vous ferez ce que vous préférez. Mais j’aimerais que vous pussiez dormir, à présent. Essayez de reposer tranquillement, et bientôt vous pourrez peut-être vous lever un peu. Dieu vous a conservé la vie malgré cette affliction : ce serait un péché que de ne pas essayer de profiter de ce don le mieux possible. Chère Tina, vous essayerez ; la petite Bessie vous a une fois apporté des crocus : vous n’avez pas fait attention à ce pauvre petit être ; mais vous y ferez attention quand elle reviendra, n’est-ce pas ?

— J’essayerai », murmura Tina humblement, puis elle ferma les yeux.

Lorsque le soleil fut au-dessus de l’horizon, dissipant les nuages et répandant une agréable chaleur à travers la petite fenêtre plombée, Caterina dormait. Maynard réjouit le cœur de Dorcas par cette bonne nouvelle, et se rendit à l’auberge du village, reconnaissant envers la Providence de ce que Tina était redevenue elle-même. Évidemment son apparition à lui s’était mêlée aux souvenirs qui absorbaient son esprit, et avait amené le soulagement du fardeau qui l’oppressait : cela pouvait être le commencement d’un entier rétablissement. Mais ce corps était si affaibli, son âme si froissée, que la tendresse et les soins les plus attentifs seraient nécessaires. La première chose à faire était d’envoyer des nouvelles à sir Christopher et à lady Cheverel, puis d’appeler sa sœur, aux soins de laquelle il était décidé à remettre Caterina.

Le manoir même, si Tina eût désiré y retourner, aurait été, il le savait, le séjour le moins désirable pour elle en ce moment, chaque chambre, chaque meuble, chaque endroit devant lui rappeler une douleur récente. Si elle habitait pendant quelque temps chez sa douce et aimable sœur, qui avait une maison tranquille et un gentil petit garçon, Tina pourrait se rattacher à la vie et se remettre, du moins en partie, du choc qu’elle avait reçu. Quand il eut écrit ses lettres et fait un déjeuner sommaire, il fut bientôt en selle pour aller à Sloppeter mettre ses lettres à la poste et chercher un médecin à qui il pût confier la cause morale de l’abattement de Caterina.