Scènes de la vie du clergé/Le Roman de M. Gilfil/18

Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
Librairie Hachette et Cie (Scènes de la vie du clergép. 267-270).

CHAPITRE XVIII

À midi toutes les recherches avaient été vaines, et, comme on attendait à chaque instant l’officier judiciaire, M. Gilfil ne put différer plus longtemps de révéler cette nouvelle calamité à sir Christopher, qui autrement aurait pu l’apprendre d’une manière trop subite.

Le baronnet était assis dans son cabinet de toilette, dont les sombres rideaux étaient tirés de manière à ne laisser entrer que peu de lumière. C’était la première entrevue que M. Gilfil avait avec lui ce matin-là, et il fut frappé de voir combien un seul jour et une seule nuit de douleur avaient vieilli le beau gentilhomme. Les lignes de son front et le tour de sa bouche s’étaient creusés ; son teint était plombé ; il y avait un renflement sous ses yeux, et ceux-ci, dans lesquels brillait habituellement un regard si vif, avaient cette expression vague indiquant que la vue se perd dans le souvenir.

Il tendit la main à Maynard, qui la pressa et s’assit près de lui en silence. Le cœur de sir Christopher fut attendri par cette sympathie muette ; des larmes coulèrent le long de ses joues.

Maynard sentait sa langue paralysée, il ne pouvait parler le premier ; il attendit que sir Christopher dît quelque chose qui pût l’amener aux cruelles paroles qu’il avait à prononcer.

Enfin le baronnet reprit assez d’empire sur lui-même : « Je suis très faible, Maynard, dit-il ; que Dieu m’aide ! Je ne croyais pas pouvoir être abattu à ce point ; j’avais fondé tant d’espérances sur ce jeune homme. Peut-être ai-je eu tort de ne point pardonner à ma sœur. Elle a déjà perdu un de ses fils, il y a peu de temps. J’ai été trop fier et trop obstiné.

— Ce n’est que par la souffrance que nous pouvons apprendre la patience et la résignation, dit Maynard, et Dieu voit que nous avons besoin de souffrance, car elle tombe de plus en plus sur nous. Nous avons encore un nouveau malheur.

— Tina ? dit sir Christopher levant les yeux avec inquiétude. Tina, est-elle malade ?

— Je suis dans une terrible incertitude à son égard. Elle a été très agitée hier, et, avec sa santé délicate, je crains les résultats de cette agitation.

— Est-ce qu’elle délire, la pauvre enfant ?

— Dieu seul le sait, car nous ignorons où elle est. Nous ne pouvons la trouver. Quand Mme Sharp, ce matin, est montée, la chambre de la pauvre petite était vide ; elle ne s’était pas couchée. Son chapeau et son manteau n’étaient plus là. J’ai donné l’ordre de faire partout des recherches, dans la maison et le jardin, dans le parc et dans l’eau. Personne ne l’a vue depuis que Martha l’a quittée hier à six heures du soir. »

Tandis que M. Gilfil parlait, les yeux de sir Christopher, qui s’étaient tournés de son côté avec attention, reprirent un peu de leur ancienne vivacité, et une soudaine émotion pénible, provoquée par une nouvelle pensée, traversa rapidement son visage comme l’ombre d’un nuage se reflétant sur les vagues. Il mit sa main sur le bras de Gilfil et lui dit en baissant les yeux :

« Maynard, est-ce que la pauvre enfant aimait Anthony ?

— Elle l’aimait. »

Maynard hésita après ces mots, luttant entre sa répugnance à infliger une nouvelle blessure à sir Christopher, et son désir d’empêcher que sa Caterina fût mal jugée. Les regards de sir Christopher étaient encore fixés sur lui dans une interrogation solennelle, et les siens s’abaissèrent tandis qu’il essayait de trouver la manière la moins cruelle de lui annoncer la vérité.

« Vous ne devez point avoir de mauvaises pensées à l’égard de Tina, dit-il enfin. À cause d’elle je dois dire des paroles qui sans cela ne seraient jamais sorties de ma bouche. Le capitaine Wybrow a gagné son affection par des prévenances que dans sa position il ne devait point avoir. Avant que l’on parlât de son mariage, il s’était conduit avec elle comme un amoureux. »

Sir Christopher lâcha le bras de Maynard et détourna les yeux. Il garda le silence quelques instants, essayant de se dominer, afin de pouvoir parler avec calme.

« Il faut que je voie Henriette, dit-il enfin avec quelque chose de son ancienne décision. Elle doit tout savoir ; mais nous le cacherons à tout le monde aussi longtemps que possible. Mon cher garçon, continua-t-il d’un ton plus doux, le fardeau le plus lourd est tombé sur vous. Mais il se peut encore que nous la retrouvions, ne désespérons pas. Pauvre petite ! Que Dieu m’aide ! Je croyais tout voir ; et pendant ce temps j’étais entièrement aveugle. »