Scènes de la vie du clergé/Le Roman de M. Gilfil/17

Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
Librairie Hachette et Cie (Scènes de la vie du clergép. 263-266).

CHAPITRE XVII

La première pensée de Mme Sharp, le jour suivant, fut de se rendre auprès de Caterina, qu’elle n’avait pu voir la veille et qu’elle ne voulait pas abandonner complètement aux soins de Mme Bellamy. À huit heures et demie elle monta chez Tina, dans l’intention bienveillante de lui imposer le repos. Mais, en ouvrant la porte, elle s’aperçut que le lit n’avait pas été défait. Que signifiait cela ? Tina était-elle restée debout toute la nuit et était-elle sortie pour se promener ? La tête de la pauvre fille pouvait avoir reçu quelque atteinte de l’événement de la veille ; trouver le capitaine Wybrow de cette façon ! elle en avait peut-être perdu l’esprit. Mme Sharp regarda avec inquiétude dans l’armoire où Tina mettait son chapeau et son manteau : ils n’y étaient plus ; ainsi elle n’était pas sortie sans être convenablement vêtue. Néanmoins la bonne femme se sentit très alarmée et se hâta d’aller trouver M. Gilfil dans son cabinet d’étude.

« Monsieur Gilfil, lui dit-elle dès qu’elle eut fermé la porte derrière elle, j’ai dans l’esprit de terribles craintes au sujet de miss Sarti.

— Qu’y a-t-il ? dit le pauvre Maynard, craignant que Caterina n’eût dit quelque chose au sujet du poignard.

— Elle n’est pas dans sa chambre ; elle ne s’est pas couchée cette nuit, et son chapeau et son manteau ne sont pas dans son armoire. »

Pendant un instant M. Gilfil fut incapable de parler. Il pensa que le pire des malheurs était arrivé, que Caterina s’était tuée. Cet homme robuste parut si désespéré que Mme Sharp se repentit d’avoir parlé avec si peu de ménagements.

« Oh ! monsieur, que je regrette de vous avoir donné une telle secousse ; mais je ne savais à qui m’adresser.

— Non, non, vous avez très bien fait. »

Il trouva quelque force dans son désespoir même. Tout était fini, et il n’avait plus maintenant qu’à souffrir et à se laisser souffrir. Il continua d’une voix plus ferme :

« Gardez-vous bien de souffler mot de cela à personne. Nous ne devons pas alarmer sir Christopher et lady Cheverel. Il se peut que miss Sarti se promène dans le jardin. Elle a été agitée par ce qu’elle a vu hier ; peut-être son agitation l’aura-t-elle empêchée de se coucher. Allez, sans faire semblant de rien, vous assurer si elle est dans la maison. Moi, j’irai à sa recherche dans le parc. »

Il descendit et, pour éviter de donner aucune alarme, il alla droit aux Mousses, chercher M. Bates, qu’il rencontra revenant de déjeuner. Il confia au jardinier ses craintes au sujet de Caterina, leur donnant pour cause l’émotion que la jeune fille avait dû éprouver la veille et qui pouvait avoir dérangé son esprit, et il le pria d’envoyer des hommes dans les jardins, dans le parc et dans les pavillons, et, si on ne la trouvait pas, de ne point perdre de temps pour visiter les pièces d’eau.

« Dieu nous garde d’une telle chose, Bates ; mais nous serons plus tranquilles quand nous aurons fait ces recherches.

— Fiez-vous à moi, fiez-vous à moi, monsieur Gilfil. Je préférerais travailler comme journalier pour tout le reste de ma vie, plutôt que voir un pareil malheur. »

Le bon jardinier courut aux écuries, afin d’envoyer les grooms à cheval dans toutes les directions.

La seconde pensée de M. Gilfil fut de chercher dans le Haut Bois ; il se pouvait qu’elle fût revenue à la place où était mort le capitaine Wybrow. Il parcourut à la hâte chaque monticule, tourna chaque tronc d’arbre et suivit chaque détour des sentiers. Il avait peu d’espoir de la trouver là ; mais il éloignait ainsi l’idée que le corps de Caterina dût se trouver dans l’un des étangs. Quand il eut cherché en vain dans le Haut Bois, il marcha rapidement le long du petit ruisseau qui limitait un des côtés des terres. Le courant était presque partout caché par les arbres, et il y avait un point où il était plus large et plus profond qu’ailleurs : elle serait peut-être venue là plutôt qu’à l’étang. Il suivait à la hâte le cours du ruisseau, qu’il regardait attentivement, son imagination lui faisant constamment entrevoir ce qu’il redoutait.

Voilà quelque chose de blanc derrière cette branche qui surplombe. Ses genoux tremblent sous lui. Il lui semble voir un visage chéri déjà dans la pâleur de la mort. Oh ! Dieu, donne de la force à ta créature, à qui tu infliges une telle agonie ! Il approche et l’objet remue. C’est un oiseau qui étend ses ailes et s’envole en criant. À peine s’il en éprouve un soulagement : la conviction qu’elle est morte ne l’oppresse pas moins lourdement.

Lorsqu’il atteignit le grand étang devant le manoir, il vit M. Bates, avec quelques hommes qui se préparaient déjà à la terrible recherche ; car le jardinier, dans son inquiétude agitée, avait été incapable de renvoyer cela jusqu’à ce qu’on eût reconnu l’inutilité des autres moyens. L’étang ne brillait plus maintenant sous les rayons du soleil ; il paraissait noir et lugubre sous un ciel sombre, comme si ses froides profondeurs renfermaient sans retour les espérances et les joies de Maynard Gilfil.

Une foule de sombres pressentiments remplissaient son esprit. Les volets des fenêtres du manoir étaient tous fermés, et il n’était pas probable que sir Christopher remarquât ce qui se passait au dehors ; mais M. Gilfil sentit qu’on ne pouvait lui cacher longtemps la disparition de Caterina.

L’enquête judiciaire aurait bientôt lieu ; on la demanderait, et alors le baronnet apprendrait la vérité.