Scènes de la vie du clergé/Le Roman de M. Gilfil/16

Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
Librairie Hachette et Cie (Scènes de la vie du clergép. 258-262).

CHAPITRE XVI

Avant le soir, le docteur Hart avait déclaré que tout espoir était perdu. Le corps d’Anthony avait été apporté au manoir, et tous les habitants de la maison seigneuriale connaissaient la calamité qui l’avait frappée.

Caterina, questionnée par le docteur Hart, avait brièvement répondu qu’elle avait trouvé Anthony couché dans le bois des Corneilles. Sa présence à cet endroit, dans ce moment-là, ne pouvait paraître singulière. Cette question seule avait pu lui faire rompre le silence. Elle restait muette dans un coin de la maison du jardinier, secouant la tête lorsque Maynard la suppliait de retourner avec lui, et paraissant incapable d’agir. Quand elle vit qu’on emportait le corps, elle le suivit de nouveau, à côté de sir Christopher.

On décida de placer le mort dans la bibliothèque jusqu’au lendemain. Lorsque Caterina en vit la porte décidément fermée, elle remonta l’escalier de la galerie et retourna dans sa chambre, seul endroit où elle pût s’abandonner librement à sa douleur. Tandis qu’elle traversait la galerie, les objets qui l’entouraient commencèrent à réveiller sa mémoire engourdie. L’armure ne brillait plus au soleil, mais elle était suspendue mate et sombre contre le mur, et c’est là qu’elle avait pris le poignard. Oui, maintenant, tout lui revenait à l’esprit, tout ! et aussi son criminel projet ! Mais où est-il ce poignard ? Elle le cherche sur elle : il n’y est plus. Tout cela aurait-il été une illusion de son esprit. Serait-il tombé dans sa course ? Elle entend des pas dans l’escalier et se dirige précipitamment vers sa chambre, où, agenouillée près du lit, et cachant son visage pour fuir le jour qui lui fait horreur, elle essaye de se rappeler chaque sensation, chaque incident de la journée.

Tout lui revient ; tout ce qu’Anthony a fait et tout ce qu’elle a ressenti pendant ce dernier mois, et depuis cette soirée de juin où il lui parla dans la galerie pour la dernière fois. Elle se rappelle les orages de sa passion, sa jalousie et sa haine pour miss Assher, ses pensées de vengeance. Oh ! qu’elle a été coupable ! C’est elle qui a péché ! c’est elle qui l’a entraîné à faire et à dire des choses qui l’ont mise dans une si grande colère. Elle est trop coupable pour qu’on puisse jamais lui pardonner. Elle voudrait confesser sa faute pour qu’on la punisse, s’humilier dans la poussière devant chacun, devant miss Assher elle-même. Sir Christopher la renverrait, ne voudrait plus la voir, s’il savait tout ; et elle serait plus heureuse d’être châtiée que d’être traitée avec tendresse, tandis qu’elle cache ce coupable secret dans son cœur. Mais, tout avouer à sir Christopher, cela ajouterait encore à son affliction. Non, elle ne veut pas avouer : il faudrait faire connaître la conduite d’Anthony. Elle ne peut rester au manoir ; elle doit partir, elle ne pourrait supporter les regards de sir Christopher, elle ne pourrait supporter la vue de toutes les choses qui lui rappellent Anthony et sa faute à elle. Peut-être mourra-t-elle bientôt ; elle se sent si faible ! Elle voudrait partir et passer humblement les jours qui lui restent à vivre, en priant Dieu de lui pardonner et de la rappeler bientôt auprès de lui.

La pauvre enfant ne pense pas au suicide. L’orage de la colère aussitôt passé, son caractère tendre et timide reprend le dessus, ne lui laissant que le pouvoir d’aimer et de s’affliger. Son inexpérience l’empêche de prévoir les conséquences qu’aurait sa fuite du manoir, les alarmes qu’elle causerait. « On pensera que je suis morte, se dit-elle, on m’oubliera, et Maynard en aimera une autre et sera heureux. »

Elle fut interrompue dans sa rêverie par un coup frappé à sa porte. Mme Bellamy venait, sur la demande de M. Gilfil, voir comment se trouvait miss Sarti, et lui apporter un peu de nourriture.

« Vous avez pauvre mine, ma chère, dit la vieille femme de charge, et vous tremblez de froid. Mettez-vous au lit, voyons ; Martha viendra allumer votre feu. Tenez, voici du bon arrow-root avec un peu de vin et des biscuits. Cela vous réchauffera. Il faut que je redescende bien vite. J’ai tant de choses à faire : miss Assher a des attaques de nerfs, sa femme de chambre est malade au lit, et on demande Mme Sharp à chaque minute. Je ferai monter Martha ; préparez-vous à vous mettre au lit ; voyons, soyez bonne fille et soignez-vous.

— Je vous remercie, chère petite mère, dit Tina en embrassant la joue ridée de la vieille femme ; je mangerai l’arrow-root ; ne vous inquiétez plus de moi ce soir. Je m’en tirerai très bien quand Martha aura allumé le feu. Dites à M. Gilfil que je suis mieux. Je me coucherai bientôt ; mais ne remontez pas : vous pourriez me réveiller.

— Bien, bien, soignez-vous ; soyez bonne fille et que Dieu vous envoie un bon sommeil. »

Caterina mangea l’arrow-root, pendant que Martha allumait le feu. Elle voulait prendre des forces pour son voyage ; elle garda les biscuits, pour les mettre dans sa poche. Son esprit était maintenant tendu sur son départ du manoir, et elle pensait à tous les moyens que son peu d’expérience pouvait lui suggérer.

Il fait nuit, maintenant ; il faut attendre l’aurore, car elle est trop timide pour partir dans l’obscurité ; mais elle s’échappera avant que personne soit levé dans la maison.

Elle prépara son manteau, son chapeau, son voile ; puis elle alluma une bougie, ouvrit sa commode et y prit le portrait brisé. Elle l’enveloppa de nouveau dans deux petits billets d’Anthony écrits au crayon, et les mit dans son sein. Il y avait aussi la petite boîte de porcelaine, le présent de Dorcas, les boucles d’oreilles en perles et une bourse en soie, contenant quinze pièces de sept shillings, présents de sir Christopher, à chacun de ses jours de naissance depuis qu’elle était au manoir. Devait-elle emporter les boucles d’oreilles et les pièces de sept shillings ? Elle ne pouvait supporter l’idée de s’en séparer ; il lui semblait qu’ils renfermaient un peu de l’amitié de sir Christopher : elle aimerait qu’ils fussent enterrés avec elle. Elle mit les pendants à ses oreilles et dans sa poche la bourse avec la boîte de Dorcas. Elle avait là une autre bourse ; elle la prit pour en compter l’argent, car elle ne voulait jamais dépenser les pièces de sept shillings. Elle avait une guinée et huit shillings, cela suffisait.

Après cela elle s’assit pour attendre le matin, craignant de dormir trop longtemps en se mettant au lit. Si elle pouvait voir Anthony encore une fois et baiser son front glacé ! Mais c’était impossible. Elle ne le méritait pas. Il fallait s’éloigner sans adieu, de lui, de sir Christopher, de lady Cheverel, de Maynard et de tous ceux qui avaient été bons pour elle et qui la croyaient bonne, tandis qu’elle était si coupable !