Scènes de la vie du clergé/Le Roman de M. Gilfil/21

Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
Librairie Hachette et Cie (Scènes de la vie du clergép. 294-297).

CHAPITRE XXI

Le 30 mai 1790, un joli spectacle s’offrit aux villageois rassemblés près de la cure de Foxholm. Le soleil brillait sur le gazon humide, l’air était animé par le bourdonnement des abeilles et le gazouillement des oiseaux ; les châtaigniers aux branches fleuries et les haies verdoyantes semblaient se rapprocher, afin d’apprendre pourquoi les cloches de l’église sonnaient si joyeusement, lorsque Maynard Gilfil, le visage resplendissant de bonheur, sortit de la vieille porte gothique, ayant Tina à son bras. Le petit visage était encore pâle et exprimait une mélancolie contenue, comme celle du voyageur qui se trouve réuni à ses amis pour la dernière fois et prête l’oreille au signal de son départ. Mais sa petite main reposait avec une douce pression sur le bras de Maynard, et ses yeux noirs répondaient par une timide expression d’amour au regard qui s’abaissait sur elle.

Il n’y avait point de cortège de demoiselles d’honneur ; la jolie Mme Héron s’appuyant sur le bras d’un jeune homme aux cheveux bruns, inconnu jusqu’alors à Foxholm, et tenant de l’autre main le petit Ozzy, qui était beaucoup moins fier de son nouveau bonnet de velours et de sa nouvelle tunique, que de l’idée d’être chevalier de noce de Tine-tine.

Après eux venait un couple que les villageois regardaient avec encore plus d’intérêt que les mariés. C’était un beau vieux gentleman, qui regardait autour de lui avec des yeux si perçants qu’ils effrayaient les gens dont la conscience n’était pas bonne, et une dame imposante en robe de soie bleu et blanc, qui devait ressembler à la reine Charlotte.

« Voilà ce que j’appelle un tableau », dit le vieux maître Ford, patriarche du Staffordshire, qui s’appuyait sur une canne et tenait la tête penchée de côté, de l’air d’un homme qui espérait peu de la génération présente, mais à qui tout événement procurait le plaisir de la critique. « Les jeunes gens d’à présent sont d’une triste pâte molle ; ils ont assez bon air, mais ils ne dureront pas, ils ne dureront pas. Il n’y en a pas un qui portera ses années comme ce sir Christopher Cheverel.

— Je vous parie deux pots, dit un autre vieillard, que ce jeune homme qui marche avec la femme du pasteur est le fils de sir Christopher : il lui ressemble.

— Il vous faut parier cela avec un autre imbécile comme vous ; ce n’est pas du tout son fils. À ce que je sais, c’est le neveu qui héritera de la propriété seigneuriale. Le cocher qui a dételé au Cheval-Blanc m’a dit qu’il y avait un autre neveu, un bien plus beau garçon que celui-ci, qui est mort d’une attaque, tout d’un coup, et, comme cela, ce jeune homme a monté l’échelle à sa place. »

À la porte de l’église, M. Bates, dans un costume neuf, se préparait à adresser quelques paroles d’heureux présage aux nouveaux époux. Il avait fait tout le chemin depuis le manoir de Cheverel, afin de voir encore une fois miss Tina heureuse, et aurait joui d’un bonheur sans mélange, sans l’infériorité des bouquets de noce comparés à ceux qu’aurait pu fournir le jardin du manoir.

« Que le Dieu Tout-Puissant vous bénisse tous les deux, et vous donne longue vie et bonheur, furent les paroles que le bon jardinier prononça d’une voix un peu tremblante.

— Je vous remercie, oncle Bates ; souvenez-vous de Tina », dit une douce voix qui frappa pour la dernière fois l’oreille de M. Bates.

Le voyage de noce devait les amener par un détour à Shepperton, où M. Gilfil était vicaire depuis plusieurs mois. Cette petite cure lui avait été procurée par l’entremise d’un ancien ami qui avait quelques droits à la reconnaissance de la famille Oldinport, et ce fut une satisfaction, soit pour Maynard, soit pour sir Christopher, de trouver à distance du manoir de Cheverel un chez soi où M. Gilfil pût conduire Caterina ; car on ne trouvait pas encore bon qu’elle revît les lieux où elle avait souffert, sa santé continuant à être trop délicate pour oser courir le moindre risque d’agitation pénible. Dans un an ou deux, lorsque le vieux M. Crichley, le recteur de Cumbermoor, aurait quitté un monde où il souffrait de la goutte, et que Caterina serait probablement une heureuse mère, Maynard pourrait se fixer à Cumbermoor, et Tina n’éprouverait que du contentement à revoir un nouveau « petit singe aux yeux noirs » courir le long de la galerie et des allées du manoir. Une mère ne redoute aucun souvenir : toutes les ombres s’effacent dans l’aurore d’un sourire d’enfant.

Avec cet espoir, et heureux de l’affection confiante de Tina, M. Gilfil jouit de quelques mois de bonheur parfait. Elle en était venue à se reposer entièrement sur son amour et à trouver la vie douce, à cause de lui. Sa langueur et son peu d’activité étaient la conséquence naturelle de sa faiblesse physique, et la perspective qu’elle avait de devenir mère était un nouveau motif d’espérer une amélioration.

Mais la plante délicate avait été trop profondément froissée, et l’éclosion de sa fleur lui fut fatale.

Tina mourut, et pour toujours l’amour de Maynard Gilfil rentra avec elle dans un profond silence.