Scènes de la vie du clergé/Le Roman de M. Gilfil/11

Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
Librairie Hachette et Cie (Scènes de la vie du clergép. 226-231).

CHAPITRE XI

Le dimanche suivant, la matinée était pluvieuse ; il fut décidé qu’on n’irait point comme d’habitude à l’église de Cumbermoor, mais que M. Gilfil, qui n’avait qu’une prédication l’après-midi, ferait le service du matin dans la chapelle.

Avant l’heure de ce service, Caterina descendit au salon ; elle avait l’air si véritablement malade que lady Cheverel l’interrogea avec inquiétude, et, la pauvre fille souffrant d’un violent mal de tête, elle ne lui permit pas d’aller au culte, l’enveloppa d’un manteau, l’établit sur un sofa près du feu, en lui mettant en mains un volume des sermons de Tillotson, pour le cas où elle se trouverait assez bien pour faire un peu de lecture.

C’est un excellent remède pour l’âme que les sermons du bon archevêque, mais un remède qui, malheureusement, ne convenait pas à la maladie de Caterina. Elle s’assit, le livre ouvert sur ses genoux, les yeux fixés avec distraction sur le portrait de cette belle lady Cheverel, femme du remarquable sir Christopher. Elle regardait cette peinture sans y songer ; la belle dame blonde semblait abaisser les yeux sur elle, avec cette indifférence bienveillante et ce doux étonnement qu’éprouvent les personnes belles et heureuses ayant de l’empire sur elles-mêmes, quand elles regardent leurs modestes sœurs moins calmes et moins fortes. Caterina pensait à cet avenir rapproché, à ce mariage qui allait se conclure, à tout ce qu’elle aurait à supporter pendant les mois suivants.

« J’aimerais à être bien malade et à mourir auparavant, pensait-elle. Quand on devient sérieusement malade, on ne s’inquiète plus de rien. La pauvre Patty Richards paraissait si heureuse pendant sa consomption. Elle semblait même ne plus s’occuper de l’homme à qui elle était fiancée, et elle aimait tant les fleurs que je lui portais. Oh ! si je pouvais aimer autre chose que lui, si je pouvais ne plus penser à lui, si ces terribles idées pouvaient s’éloigner ! que m’importerait de n’être pas heureuse ? Je ne désirerais rien et je ferais tout ce qui plairait à sir Christopher et à lady Cheverel. Mais, quand cette passion me domine, je ne sais plus ce que je deviens ; je ne sens plus le sol sous mes pas ; je sens seulement les battements de ma tête et de mon cœur, et il me semble que je vais faire quelque chose de terrible. Quelqu’un a-t-il jamais ressenti ce que j’éprouve ? Je suis bien coupable. Mais Dieu aura pitié de moi. Il sait tout ce que je souffre. »

Le temps s’écoula ainsi jusqu’au moment où Tina entendit le bruit des voix le long du corridor et s’aperçut que le volume de Tillotson avait glissé par terre. Elle venait de le ramasser et de remarquer avec terreur que les pages en étaient froissées, lorsque lady Assher, Béatrice et le capitaine Wybrow entrèrent, tous avec un air vif et joyeux, résultat habituel de la fin d’un sermon.

Lady Assher vint s’asseoir près de Caterina. Sa Seigneurie, complètement rafraîchie par un léger sommeil, n’en était que mieux disposée à la causerie.

« Eh bien, ma chère miss Sarti, comment vous trouvez-vous à présent ? Un peu mieux, je vois. Je pensais que cela vous ferait du bien de rester tranquillement ici. Il ne faut pas excéder vos forces ; mais vous devez prendre des amers. J’avais les mêmes maux de tête à votre âge, et le vieux Dr Samson disait toujours à ma mère : « C’est de faiblesse que votre fille souffre ». C’était un si curieux vieillard que ce Dr Samson ! Mais je voudrais que vous eussiez entendu le sermon de ce matin. Un si excellent sermon ! C’était au sujet des dix vierges, dont cinq étaient folles et cinq sages, vous savez ; M. Gilfil a si bien expliqué tout cela. Quel agréable jeune homme ! si tranquille et jouant si bien le whist ! Je voudrais que nous l’eussions à Farleigh. Sir John l’aurait aimé par-dessus tout ; il a le caractère si aimable au jeu, et sir John en cela était un homme terrible. Notre recteur est fort irritable ; il ne peut souffrir qu’on le gagne. Je ne crois cependant pas qu’un ministre doive s’inquiéter de perdre son argent ; le croyez-vous, voyons ?

— Oh ! je vous prie, lady Assher, interrompit Béatrice de son ton habituel de supériorité, ne fatiguez pas la pauvre Caterina de questions sans intérêt pour elle. Votre tête paraît encore bien souffrante, ma chère, continua-t-elle d’un ton de compassion, prenez mon flacon de sels et gardez-le, vous le respirerez de temps en temps.

— Non, je vous remercie, répondit Caterina, je ne veux point vous en priver.

— Je ne m’en sers jamais, ma chère, prenez-le », insista miss Assher en le présentant à Tina, qui rougit et repoussa le flacon avec quelque impatience.

« Je vous remercie, dit-elle, je n’aime pas les sels. »

Miss Assher remit le flacon dans sa poche avec un air de surprise et de hauteur, et le capitaine Wybrow, quelque peu alarmé de l’incident, se hâta de faire diversion : « Voyez, dit-il, le temps s’éclaircit et nous pouvons encore faire une promenade avant le déjeuner. Allons, Béatrice, mettez votre chapeau et votre manteau, et nous marcherons pendant une demi-heure.

— Oui, ma chère, faites cela, dit lady Assher, et moi j’irai voir sir Christopher qui se promène dans la galerie. »

Dès que la porte fut refermée sur les deux dames, le capitaine Wybrow, debout le dos au feu, se tourna vers Caterina et lui dit d’un ton de vive remontrance : « Ma chère Caterina, permettez-moi de vous prier d’avoir un peu plus d’empire sur vous-même ; vous êtes impolie pour miss Assher, et je vois qu’elle en est blessée. Considérez combien votre conduite doit lui paraître étrange. Elle cherchera quelle peut en être la cause. Voyons, chère Tina, ajouta-t-il en s’approchant et essayant de lui prendre la main, pour vous-même, je vous supplie de recevoir poliment ses attentions. Elle est réellement très bien disposée à votre égard, je serais heureux de vous voir amies. »

Caterina était dans un tel état de susceptibilité maladive que les plus innocentes paroles du capitaine Wybrow l’auraient irritée, comme l’attouchement de la plume la plus délicate peut affecter une personne nerveuse. Mais ce ton de remontrance lui fut intolérable. Après lui avoir fait un mal irréparable, il prenait maintenant envers elle un air de sévérité bienveillante. C’était un nouvel outrage. Sa profession de bon vouloir était de l’insolence.

Elle retira vivement sa main et dit avec indignation : « Laissez-moi seule, capitaine Wybrow, que je ne vous dérange pas.

— Caterina, pourquoi êtes-vous si injuste à mon égard ? C’est pour vous que je suis inquiet. Miss Assher a déjà remarqué votre conduite singulière, soit envers elle, soit à mon égard, et cela me place dans une position embarrassante. Que puis-je lui dire ?

— Lui dire ? s’écria Caterina avec amertume en se levant et se dirigeant vers la porte, dites-lui que je suis une pauvre fille assez niaise pour être devenue amoureuse de vous et que je suis jalouse d’elle ; mais que, vous, vous n’avez jamais eu pour moi d’autre sentiment que celui de la pitié et ne m’avez jamais témoigné autre chose que de l’amitié. Dites-lui cela, et elle n’en aura que meilleure opinion de vous. »

Tina proféra ces paroles avec la plus ironique expression de sarcasme qu’elle pût trouver, sans se douter de l’à-propos de ce qu’elle disait. Malgré le sentiment plus instinctif que réfléchi de ce qu’elle souffrait, malgré toute la fureur de sa jalousie et son penchant au ressentiment et à la vengeance, malgré toute cette colère, il subsistait encore en elle quelque reste de confiance entretenue par l’idée qu’Anthony essayait de faire ce qui était bien. L’amour n’avait pas assez disparu pour qu’elle pût être entièrement dominée par la haine. Tina espérait encore qu’Anthony sentait plus d’amour pour elle qu’il n’en laissait paraître ; ce cri d’amertume fut l’expression de sa colère du moment.

Comme elle était debout au milieu de la chambre, tremblant sous le choc d’une émotion trop forte pour sa faiblesse, les lèvres pâles et les yeux étincelants, la porte s’ouvrit et miss Assher parut fraîche et splendide dans son costume de promenade. Elle avait sur les lèvres le sourire d’une femme sachant que sa présence ne passe pas inaperçue ; mais aussitôt elle regarda Caterina avec un air de surprise, puis jeta un coup d’œil de colère soupçonneuse sur le capitaine Wybrow, qui avait l’air fâché et fatigué.

« Peut-être êtes-vous trop occupé maintenant pour vous promener, capitaine Wybrow ? En ce cas j’irai seule.

— Non, non, je suis à vous », répondit-il en se précipitant auprès d’elle et la conduisant hors de la chambre. La pauvre Caterina sentit, après son accès. d’irritation, une réaction de honte et de confusion.