Scènes de la vie du clergé/Le Roman de M. Gilfil/12

Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
Librairie Hachette et Cie (Scènes de la vie du clergép. 232-242).

CHAPITRE XII

« Que sera, je vous prie, la suite du drame qui se joue entre vous et miss Sarti ? dit miss Assher au capitaine Wybrow dès qu’ils furent dans le parc. Il me serait agréable d’avoir quelque idée de ce qui va se passer. »

Le capitaine ne répondit pas. Il était de mauvaise humeur, fatigué, ennuyé. Il y a des moments où l’on n’oppose plus que le silence à une femme en colère.

« Malédiction ! se dit-il, voilà à présent que je vais être battu en brèche sur l’autre flanc. » Il se mit à regarder à l’horizon, avec un froncement de sourcils que Béatrice n’avait jamais vu.

Après une pause d’un instant, elle continua d’un ton encore plus hautain : « Je suppose que vous comprenez, capitaine Wybrow, que j’attends une explication de ce que je viens de voir.

— Je n’ai point d’autre explication à vous donner, ma chère Béatrice, répondit-il, faisant un violent effort sur lui-même, que ce que je vous ai déjà dit. J’espérais que vous ne reviendriez pas sur ce sujet.

— Votre explication est très loin d’être satisfaisante. Et je puis bien dire que les airs que miss Sarti prend envers vous sont tout à fait incompatibles avec votre position à mon égard. Sa conduite envers moi est des plus insultantes. Je ne resterai certainement pas dans une maison où une telle situation m’est faite, et ma mère en donnera la raison à sir Christopher.

— Béatrice, dit le capitaine Wybrow, son irritation cédant à la frayeur, je vous supplie d’être patiente et de faire appel à vos bons sentiments. C’est très pénible, je le sais, mais je suis sûr que vous seriez fâchée de faire du tort à la pauvre Caterina, de provoquer à son égard la colère de mon oncle. Considérez combien cette pauvre petite est dépendante.

— Voilà une diversion très adroite de votre part ; mais ne supposez point qu’elle puisse me tromper. Miss Sarti n’oserait pas se conduire comme elle le fait, si vous ne lui aviez pas fait la cour. Je suppose qu’elle considère vos engagements avec moi comme un manque de foi à son égard. Je vous suis très reconnaissante, certainement, de faire de moi la rivale de miss Sarti. Vous m’avez menti, capitaine Wybrow.

— Béatrice, je vous déclare solennellement que Caterina n’est rien de plus pour moi qu’une jeune fille qui m’a inspiré de la bienveillance, étant la favorite de mon oncle et une jolie petite personne. Je serais content de la voir se marier demain avec Gilfil ; c’est une bonne preuve que je n’en suis pas amoureux, je pense. Quant au passé, je puis lui avoir montré quelques petites attentions, qu’elle aura exagérées ou mal comprises. Quel homme n’est pas exposé à de telles choses ?

— Mais que pouvait-elle vous dire ce matin, pour pâlir et trembler ainsi ?

— Je ne sais pas. Je venais de lui faire quelque remontrance sur le peu d’amabilité de sa conduite. Avec son sang italien on ne peut jamais savoir comment elle prendra ce qu’on lui dit. C’est une terrible personne, quoiqu’elle semble ordinairement si douce.

— Mais il faudrait qu’elle comprît combien sa conduite est inconvenante. Pour ma part, je suis étonnée que lady Cheverel n’ait pas remarqué ses réponses brèves et les airs qu’elle prend envers moi.

— Permettez-moi de vous prier, Béatrice, de ne rien dire de cela à lady Cheverel. Vous avez dû observer combien ma tante est sévère. Il ne pourrait jamais entrer dans sa tête qu’une jeune fille pût s’éprendre d’un homme qui ne lui a jamais parlé de mariage.

— Bien, je dirai moi-même à miss Sarti ce que je pense de sa conduite. Ce sera charitable à son égard.

— Non, chérie, cela ne ferait que du mal. Le caractère de Caterina est particulier. La meilleure chose que vous puissiez faire, c’est de la laisser à elle-même le plus possible. Son chagrin s’usera ; je ne doute pas qu’elle n’épouse Gilfil avant peu. Les goûts d’une jeune fille se portent facilement d’un objet sur un autre. Par Jupiter, de quel train mon cœur galope ! Ces maudites palpitations augmentent au lieu de diminuer. »

Ainsi finit la conversation, en ce qui concernait Caterina, non sans laisser dans l’esprit du capitaine Wybrow une résolution bien arrêtée, qu’il mit à exécution le lendemain lorsqu’il se trouva dans la bibliothèque avec sir Christopher pour discuter quelques arrangements au sujet de son prochain mariage.

« À propos », dit-il négligemment pendant une pause, tout en se promenant dans la chambre, les mains dans ses poches, et en examinant la reliure des livres qui tapissaient les murs, « à quand la noce entre Gilfil et Caterina, monsieur ? J’ai un sentiment de camaraderie pour un pauvre diable si profondément perdu dans son amour que l’est Maynard. Pourquoi leur mariage ne se ferait-il pas en même temps que le mien ? Je suppose qu’il en est venu à se faire comprendre de Tina ?

— Mais, dit sir Christopher, je pensais laisser les choses dans l’état où elles sont jusqu’à la mort du vieux Crichley ; il ne peut durer bien longtemps, le pauvre homme, et alors Maynard pourrait entrer en même temps dans le mariage et dans la cure. Mais, après tout, ce n’est pas une raison pour attendre. Il n’y a aucune nécessité à ce qu’une fois mariés ils quittent le manoir. Le petit singe est bien en âge. Ce serait joli de la voir ayant dans les bras un bébé gros comme un petit chat.

— Je crois que ce système d’attente est mauvais. Et, si je puis participer à quelque donation en faveur de Caterina, je serai charmé de le faire.

— Mon cher garçon, c’est très bien de votre part ; mais Maynard aura assez de bien, et, tel que je le connais, il préférera assurer lui-même la position de Caterina. Cependant, à présent que vous m’avez mis cela en tête, je commence à me blâmer de n’y avoir pas pensé plus tôt. J’ai été tellement absorbé par Béatrice et vous, heureux coquin, que j’avais vraiment oublié le pauvre Maynard. Et il est plus âgé que vous. Il est grandement temps que le mariage le pose dans la vie. »

Dans sa promenade à cheval avec miss Assher, le matin même, le capitaine fit mention incidemment du projet de sir Christopher d’unir Gilfil et Caterina le plus tôt possible, et ajouta que lui, de son côté, mettrait tous ses soins à avancer l’affaire. Ce serait la meilleure chose du monde pour Tina.

Avec sir Christopher il n’y avait jamais un long intervalle entre le projet et l’exécution.

Il se décidait promptement et agissait de même. En quittant la table du déjeuner, il dit à M. Gilfil : « Venez avec moi dans la bibliothèque, Maynard, j’ai un mot à vous dire. »

« Maynard, mon garçon, commença-t-il dès qu’ils furent assis, en frappant sur sa tabatière, et l’air radieux à l’idée du plaisir inattendu qu’il allait causer : pourquoi n’aurions-nous pas deux couples heureux au lieu d’un, avant la fin de l’automne, eh ? Eh ? » répéta-t-il après un moment, en allongeant le monosyllabe, prenant lentement une prise et regardant Maynard avec un sourire en dessous.

« Je ne suis pas tout à fait certain de vous comprendre, monsieur, répondit M. Gilfil, qui se sentait pâlir.

— Vous ne comprenez pas, coquin ? Vous savez très bien le bonheur de qui m’est le plus à cœur après celui d’Anthony. Vous savez que vous m’avez depuis longtemps fait part de votre secret ; ainsi il ne peut y avoir aucune méprise. Tina est bien assez âgée maintenant pour être une sérieuse petite femme, et, quoique la cure ne soit pas encore prête, cela ne signifie rien. Ma femme et moi n’en serons que plus satisfaits de vous avoir avec nous. Notre petit oiseau chanteur nous manquerait beaucoup, si nous le perdions tout d’un coup. »

M. Gilfil se sentait dans une position très difficile. Il redoutait que sir Christopher ne devinât le véritable état de cœur de Caterina, et cependant il était obligé de s’appuyer sur les sentiments de celle-ci pour refuser.

« Mon cher monsieur, dit-il enfin avec quelque effort, vous ne supposerez pas que je méconnaisse votre bonté, que je ne sois pas reconnaissant de l’intérêt paternel que vous prenez à mon bonheur ; mais je crains que les sentiments de Caterina à mon égard ne soient pas tels, qu’elle veuille m’accorder sa main. Le lui avez-vous jamais demandé ?

— Non, monsieur, nous devinons trop bien ces choses-là pour qu’il soit nécessaire de les demander.

— Bah ! bah ! Le petit singe doit vous aimer. Vous avez été son premier compagnon de jeux, et je me rappelle qu’elle pleurait toujours quand vous vous coupiez légèrement le doigt. De plus, elle a toujours admis que vous étiez son amoureux. Vous savez que je lui ai toujours parlé de vous dans ce sens-là. J’ai cru que vous aviez arrangé la chose entre vous ; Anthony pense qu’elle vous aime ; il a les yeux jeunes et est bien en état de voir clair dans ces matières. Il m’a parlé ce matin et m’a charmé par l’intérêt qu’il m’a montré pour vous et pour Tina. »

Le sang afflua au visage de M. Gilfil ; il serra les dents et les poings dans son effort pour contenir un élan d’indignation. Sir Christopher remarqua cette rougeur, mais pensa que cela indiquait une alternative d’espérance et de crainte au sujet de Caterina. Il continua :

« Vous êtes de moitié trop modeste, Maynard. Un gaillard qui peut soulever une porte ferrée comme vous le faites ne devrait pas avoir le cœur si faible. Si vous n’osez parler vous-même, laissez-moi le faire pour vous.

— Sir Christopher, dit le pauvre Maynard d’un ton suppliant, je considérerai comme la plus grande. marque de votre bonté de ne rien dire à Caterina pour le moment. »

Sir Christopher était un peu mécontent de cette contradiction. Son ton devint un peu plus tranchant en disant « Avez-vous quelques motifs pour exprimer ce désir, en dehors de votre idée que Tina ne vous aime pas assez ?

— Je n’en ai pas d’autre que ma conviction qu’elle ne m’aime pas assez pour m’épouser.

— Alors, cela ne signifie rien. Je suis assez expert dans mon jugement sur les gens, et, ou je me trompe grandement, ou rien ne sera plus agréable à Tina que de vous avoir pour époux. Laissez-moi conduire l’affaire comme je le jugerai convenable. Vous pouvez être certain que je ne nuirai en rien à votre cause. »

M. Gilfil, craignant d’en dire davantage, si malheureux qu’il fût en prévoyant le résultat de la détermination de sir Christopher, quitta la bibliothèque, indigné contre le capitaine Wybrow et inquiet pour Caterina et pour lui-même. Que penserait-elle de lui ? Elle pourrait supposer qu’il avait poussé sir Christopher à cette ouverture. Il n’aurait peut-être pas l’occasion de lui parler à temps sur ce sujet ; il lui écrirait un billet et le lui porterait lorsque sonnerait l’heure du dîner. Non, cela pourrait l’agiter, l’empêcher peut-être de paraître à table et de passer tranquillement la soirée. Il renverrait la chose jusqu’au moment du coucher.

Après les prières il réussit à ramener Tina au salon et à lui remettre son billet. Elle le prit, très étonnée, et, une fois chez elle, elle le lut :

« Chère Caterina,

« Ne supposez pas un seul instant que je sois pour rien dans ce que sir Christopher pourra vous dire au sujet de notre mariage.

« J’ai fait tout ce que j’ai pu pour le dissuader de s’occuper de cela, et je ne me suis abstenu de parler plus ouvertement que pour éviter les questions auxquelles je n’aurais pu répondre sans vous causer de nouveaux chagrins. Je vous écris ceci soit pour vous préparer à ce que sir Christopher dira, soit pour vous assurer que vos sentiments me sont sacrés. J’aimerais mieux renoncer à la plus chère espérance de ma vie que d’être pour vous un nouveau sujet de peine.

« C’est le capitaine Wybrow qui a engagé sir Christopher à s’occuper de nous. Je vous le dis pour que vous en soyez prévenue d’avance. Vous voyez ainsi combien le cœur de cet homme est lâche. Fiez-vous toujours à moi, très chère Caterina, quoi qu’il puisse arriver, comme à votre fidèle ami et frère.

« Maynard Gilfil. »

Caterina fut d’abord trop blessée des mots qui concernaient le capitaine Wybrow pour penser soit à ce que sir Christopher pourrait lui dire, soit à ce qu’elle pourrait répondre. Un sentiment plus amer de l’injure qui lui était faite, un ressentiment furieux ne laissaient point de place à la crainte. La victime condamnée au supplice gémit sous la torture et ne pense pas à la mort qui s’approche.

Anthony avait fait cela ! C’était une cruauté préméditée, gratuite. Il tenait à lui montrer combien il la dédaignait ; il tenait à lui faire sentir combien elle avait été folle d’avoir jamais pu croire qu’il l’aimait.

Tout ce qu’elle avait encore de confiance et de tendresse était anéanti ; elle n’éprouvait plus maintenant que de la haine. Elle n’avait plus besoin maintenant de contenir son ressentiment par la crainte d’être injuste ; il s’était joué de son cœur, comme Maynard l’avait dit ; il ne s’était fait aucun souci d’elle, et maintenant il était vil et cruel. Elle avait des motifs suffisants d’amertume et de colère ; elle n’était pas si coupable qu’elle l’avait cru par moments. Tandis que ces pensées se succédaient comme les palpitations d’une douleur fiévreuse, elle ne versait point de larmes. Elle marchait avec agitation, selon son habitude, les mains serrées, les yeux pleins de fureur et comme une tigresse cherchant quelque objet sur lequel elle pût se jeter.

« Si je pouvais lui parler, murmura-t-elle, et lui dire combien je le hais et le méprise ! »

Soudain, comme si une nouvelle idée la frappait, elle tira une clef de sa poche, et, ouvrant un tiroir dans lequel elle renfermait ses souvenirs, elle y prit un médaillon d’or enchâssant une petite miniature. Sous le verre du fond étaient deux boucles de cheveux, l’une noire, l’autre brune, arrangées en nœud fantastique. C’était un présent mystérieux d’Anthony, qu’il lui avait offert un an auparavant, une copie qu’il avait fait faire de son portrait. Pendant le dernier mois elle ne l’avait pas tiré de sa cachette : il n’était pas besoin de raviver le passé. Mais maintenant elle le saisit avec fureur et le jeta à travers la chambre contre la pierre du foyer.

Le foulera-t-elle aux pieds et l’écrasera-t-elle sous son talon, jusqu’à ce que toute trace des traits faux et cruels ait disparu ?

Oh non ! Elle s’élance pour le ramasser, et, quand elle voit le trésor chéri, si souvent couvert de baisers, si souvent placé sous son oreiller et contemplé au réveil, quand elle voit cette relique visible de son trop heureux passé, le verre brisé, les boucles de cheveux détachées, le mince ivoire fendu, il y a réaction : le repentir vient et elle fond en larmes.

Regardez-la se baisser pour ramasser son trésor, chercher les cheveux et les replacer, puis examiner tristement le dégât qui défigure l’image aimée.

Hélas ! il n’y a plus de verre maintenant pour préserver les cheveux et le portrait ; mais avec quel soin elle enveloppe le médaillon et le replace dans sa cachette. Pauvre enfant ! Dieu veuille que le repentir lui arrive à l’avenir avant l’acte irréparable !

Elle s’était calmée et s’était assise pour relire la lettre de Maynard. Elle la lut deux ou trois fois sans paraître la comprendre ; son esprit était encore troublé par la colère, et elle trouvait difficile de saisir le véritable sens des mots. Enfin elle finit par avoir une conception nette de l’entrevue annoncée avec sir Christopher. L’idée de déplaire au baronnet, pour lequel chacun au manoir avait une crainte respectueuse, l’effraya tellement, qu’elle crut impossible de lui résister. Il croyait qu’elle aimait Maynard ; il avait toujours parlé comme s’il en était parfaitement sûr. Comment pourrait-elle lui dire qu’il se trompait, et que faire lorsqu’il lui demanderait si elle en aimait un autre ? Voir sir Christopher la regarder d’un air fâché, c’était plus qu’elle ne pouvait en supporter, même en imagination. Il avait toujours été si bon pour elle ! Puis elle pensa à la peine qu’elle lui ferait ; les pleurs commencèrent à couler, et sa reconnaissance pour sir Christopher ne tarda pas à lui faire comprendre la tendresse et la générosité de M. Gilfil.

« Cher bon Maynard ! de quel triste retour je le paye ! si j’avais pu l’aimer au lieu de…, mais je ne pourrai plus rien aimer ; mon cœur est brisé ! »