Scènes de la vie du clergé/Le Roman de M. Gilfil/10

Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
Librairie Hachette et Cie (Scènes de la vie du clergép. 220-225).

CHAPITRE X

Ce soir-là le capitaine Wybrow, en revenant d’une longue promenade avec miss Assher, monta chez lui et s’assit devant son miroir d’un air fatigué. La délicieuse figure qu’il y vit était certainement plus pâle que d’habitude et aurait pu faire excuser l’inquiétude avec laquelle il se tâta d’abord le pouls, puis posa la main sur son cœur.

« C’est une position insupportable pour un homme, pensait-il, les yeux fixés sur le miroir, se renversant en arrière et croisant les mains derrière sa tête ; se trouver entre deux femmes jalouses et prêtes toutes deux à prendre feu comme des copeaux ! Et avec mon état de santé, encore ! Je ne serais pas fâché de laisser là toute l’affaire et de me sauver dans quelque endroit où l’on vive d’oubli et où il n’y ait point de femmes, ou seulement des femmes assez endormies pour ne pas être jalouses. Mais je suis là, ne faisant rien qui me plaise, essayant d’agir de mon mieux ; et tout l’agrément que j’en retire, c’est de supporter le feu de leurs yeux et le venin de leurs langues. Si Béatrice a encore un accès de jalousie, et c’est assez probable, Tina étant si difficile à gouverner, je ne sais quelle tempête il en pourra sortir. Et toute entrave à ce mariage, surtout de cette espèce, serait une cruelle blessure pour mon pauvre oncle. Je ne voudrais pour rien au monde le voir ainsi affligé. Il faut bien qu’un homme se marie, et je ne pourrais faire mieux que d’épouser Béatrice. Elle est remarquablement belle, j’ai beaucoup de goût pour elle ; d’ailleurs, comme je suis décidé à la laisser agir entièrement à sa guise, son caractère m’importe peu. J’aimerais que la noce fût faite et passée, car toute cette agitation ne me convient pas du tout ; j’ai été beaucoup moins bien portant ces jours-ci. Cette scène au sujet de Tina m’a tout à fait bouleversé. Pauvre petite Tina ! Quelle innocente de me donner son cœur de cette manière ! Mais elle devrait comprendre qu’il est impossible que les choses s’arrangent autrement. Si elle voulait seulement accepter les sentiments de bienveillance que j’ai pour elle et s’habituer à me considérer comme un ami : mais c’est ce qu’on ne peut jamais obtenir d’une femme. Béatrice a très bon cœur : je suis sûr qu’elle aurait de l’indulgence pour cette jeune fille. Ce serait un grand soulagement si Tina voulait épouser Gilfil, ne fût-ce que par dépit. Il ferait un excellent mari, et j’aimerais à voir cette petite linotte heureuse. Si j’avais été dans une autre position, je l’aurais certainement épousée moi-même ; mais, avec ce que je dois à sir Christopher, il ne pouvait en être question. Je crois qu’un peu d’insistance de la part de mon oncle l’amènerait à accepter Gilfil ; elle ne serait jamais capable de lui résister. S’ils se mariaient, c’est une petite créature si aimante, qu’elle roucoulerait bientôt avec lui, comme si elle ne m’avait jamais connu. Certainement c’est ce qu’il y aurait de mieux pour son bonheur que de faire promptement ce mariage. Ma foi ! ce sont d’heureux gaillards que ceux dont aucune femme ne devient amoureuse. C’est une maudite responsabilité. »

À ce point de sa méditation il tourna un peu la tête, de manière à se voir de trois quarts. C’était clairement le dono infelice della bellezza qui lui imposait ces devoirs pénibles, et cette idée lui suggéra naturellement celle de sonner son valet de chambre.

Toutefois, pendant les jours qui suivirent, il n’y eut aucun symptôme alarmant : ce qui calma l’inquiétude du capitaine ainsi que celle de M. Gilfil. Toutes les choses d’ici-bas ont leur moment de tranquillité ; même pendant les nuits où se déchaîne le vent le plus indomptable, il y a des instants d’accalmie, avant qu’il tourmente de nouveau les ramures et s’acharne contre les fenêtres, en mugissant au travers des serrures comme une légion de démons.

Miss Assher paraissait de la plus belle humeur ; le capitaine Wybrow était plus assidu que jamais auprès d’elle et se montrait très circonspect à l’égard de Caterina, pour laquelle miss Assher avait des attentions inaccoutumées. Le temps était radieux ; il y avait des promenades à cheval le matin et du monde à dîner le soir. Les consultations dans la bibliothèque entre sir Christopher et lady Assher paraissaient aboutir à un résultat satisfaisant ; on pensait que la visite des dames Assher se terminerait dans une quinzaine de jours et que l’on pourrait alors se mettre activement aux préparatifs de la noce à Farleigh. Le baronnet paraissait chaque jour plus heureux. Habitué à juger les gens d’après sa forte volonté et en raison de ses projets pour leur avenir, il ne voyait chez miss Assher que des charmes personnels et l’assurance de toutes les qualités domestiques. Le bon goût qu’elle montrait pour les formes extérieures créait entre elle et lui un véritable fond de sympathie. L’enthousiasme de lady Cheverel ne s’élevait jamais au-dessus d’une calme satisfaction, et, douée de la finesse qu’apportent les personnes de son sexe dans l’appréciation les unes des autres, elle avait une opinion plus modérée des qualités de miss Assher. Elle soupçonnait la belle Béatrice d’être impérieuse et tranchante ; étant par principe et par suite d’un empire continu sur elle-même l’épouse la plus soumise, elle remarquait avec désapprobation l’air d’autorité que prenait quelquefois miss Assher à l’égard du capitaine Wybrow. Quand une femme fière a appris à se soumettre, elle emploie toute cette fierté à conserver cette soumission, et elle juge avec sévérité tout essai de domination féminine. Lady Cheverel, cependant, gardait ses impressions pour elle, évitant de troubler la satisfaction de son mari.

Et Caterina ? Comment passa-t-elle ces belles journées d’automne, où le soleil semblait sourire à la joie de la famille ? Elle ne pouvait se rendre compte du changement des manières de miss Assher à son égard. Ces attentions compatissantes, ces sourires de condescendance étaient une torture pour Caterina, toujours tentée de les repousser avec colère.

« Peut-être, pensait-elle, Anthony lui a-t-il dit d’être bonne pour la pauvre Tina. » Quelle insulte ! Il devait bien savoir que la présence même de miss Assher lui était pénible, que ses sourires la torturaient, que ses douces paroles étaient comme des traits empoisonnés qui l’irritaient jusqu’à la fureur. Et lui, Anthony, il se repentait évidemment de la tendresse qu’il lui avait témoignée l’autre jour au salon. Il était froidement poli pour elle, afin d’écarter les soupçons de Béatrice, et Béatrice pouvait être gracieuse maintenant, parce qu’elle était sûre du dévouement d’Anthony. Il devait en être ainsi, et Tina ne devait point désirer qu’il en fût autrement. Et cependant, oh ! qu’il était cruel, cet Anthony ! Ce n’est pas elle qui se serait conduite ainsi envers lui. L’entraîner à l’aimer, lui dire de si tendres paroles, lui faire de telles caresses ! et maintenant paraître avoir oublié tout cela ! Il lui avait présenté un poison qui lui avait semblé si doux, et, maintenant que ce poison circulait dans ses veines, Anthony l’abandonnait !

C’est avec cette tempête dans l’âme que, chaque soir, la pauvre enfant remontait chez elle. Alors sa douleur éclatait. Là, avec des larmes et des sanglots, tantôt marchant avec agitation, tantôt se couchant sur le plancher, recherchant le froid et la fatigue, elle disait à la nuit, qui seule la prenait en pitié, l’angoisse qu’elle ne pouvait confier à aucune oreille humaine.

Cependant le sommeil finissait par arriver, et toujours aussi, vers le matin, elle éprouvait cette réaction qui lui permettait de vivre pendant la journée. Le privilège de la jeunesse est de pouvoir combattre longtemps cette espèce de désespoir secret, sans laisser apercevoir les traces de cette lutte à d’autres qu’à des cœurs sympathiques. L’air délicat de Caterina, sa pâleur habituelle et ses manières ordinairement calmes rendaient moins visibles chez elle les traces de fatigue et de souffrance. Et son chant, la seule chose où elle cessait d’être passive, ne perdait rien de son énergie. Elle était quelquefois étonnée elle-même de ce que, soit qu’elle fût triste ou irritée par l’indifférence d’Anthony ou par ses attentions auprès de miss Assher, elle trouvait toujours du soulagement dans la musique. Les notes riches et profondes de sa voix l’aidaient à soulever le poids de son cœur et à calmer l’indignation de son cerveau.

Lady Cheverel ne remarqua donc aucun changement chez Caterina, et M. Gilfil seul s’aperçut avec inquiétude de la rougeur fiévreuse qui colorait parfois ses joues, de la teinte violette qui cernait ses yeux, de l’étrangeté de son regard et de l’éclat maladif de ses beaux yeux.

Mais, hélas ! les nuits agitées produisaient un effet bien plus profond que ne le faisaient supposer ces légers changements extérieurs.