Scènes de la vie du clergé/Le Roman de M. Gilfil/9

Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
Librairie Hachette et Cie (Scènes de la vie du clergép. 216-219).

CHAPITRE IX

M. Gilfil avait un poids bien lourd sur le cœur ; il attendit le moment où les deux dames âgées, sortant en voiture, laisseraient probablement Caterina seule au salon, et alla frapper à la porte.

« Entrez », dit une voix grave et douce, dont les notes, pour lui, avaient toujours le charme de l’eau jaillissante pour l’homme altéré.

Il entra et trouva Caterina debout et un peu confuse, comme surprise dans une rêverie. Elle fut soulagée en voyant Maynard, mais, l’instant après, elle fut un peu mécontente qu’il fût venu la déranger.

« C’est vous, Maynard ! Demandez-vous lady Cheverel ?

— Non, Caterina, répondit-il gravement ; c’est vous que je cherche. J’ai quelque chose de particulier à vous dire. Voulez-vous me permettre de m’asseoir près de vous ?

— Oui, cher vieux prêcheur, dit Caterina en s’asseyant avec un air de fatigue ; qu’y a-t-il ? »

M. Gilfil s’assit en face d’elle. « J’espère, Caterina, dit-il, que vous ne serez pas blessée de ce que j’ai à vous dire. C’est ma réelle affection et mon inquiétude pour vous qui me poussent à parler. Vous savez que vous êtes pour moi plus que tout le reste du monde ; mais je ne vous entretiendrai pas d’un sentiment que vous ne pouvez partager. Je vous parle comme un frère, comme le vieux Maynard, celui qui vous grondait il y a dix ans, lorsque vous embrouilliez votre ligne à pêcher. Ne croyez point qu’aucun motif égoïste me guide si je vous entretiens de choses qui vous sont pénibles.

— Non, je sais que vous êtes très bon, dit Caterina distraite.

— D’après ce que j’ai vu hier, continua M. Gilfil en hésitant et rougissant légèrement, je suis porté à craindre, pardonnez-moi si je me trompe, Caterina, que le capitaine Wybrow ne joue encore avec vos sentiments, et qu’il ne se conduise pas avec vous comme doit le faire un homme qui est déclaré ouvertement le fiancé d’une autre femme.

— Que voulez-vous dire, Maynard ? dit Caterina, la colère brillant dans ses yeux. Voulez-vous faire entendre que je lui permets de me faire la cour ? Quel droit avez-vous de penser cela ? Que signifie ce que vous avez vu hier ?

— Ne vous fâchez pas, Caterina, je ne vous suppose pas le moindre tort. Je soupçonne seulement ce fat sans cœur d’entretenir en vous des sentiments qui non seulement détruisent votre paix intérieure, mais peuvent avoir de très fâcheuses conséquences pour d’autres. Je dois vous avertir que miss Assher a les yeux ouverts sur ce qui se passe entre vous et le capitaine, et je suis sûr qu’elle est jalouse de vous. Je vous en prie, faites le plus grand effort, Caterina, pour vous conduire envers lui avec politesse et indifférence. Vous devez reconnaître, maintenant, qu’il n’est pas digne du sentiment que vous lui avez accordé. Il s’inquiète plus d’une pulsation de plus ou de moins dans ses artères que de tout le chagrin qu’il peut vous causer par son badinage.

— Vous ne devez point me parler ainsi, Maynard, dit Caterina avec colère. Il n’est point ce que vous croyez. Il s’occupait de moi, il m’aimait ; seulement il a dû faire ce que désirait son oncle.

— Certainement ! Ce n’est jamais que par les motifs les plus vertueux qu’il fait ce qui lui convient. »

M. Gilfil hésita. Il sentit qu’il l’irritait et manquait ainsi son but. Il continua d’un ton calme et affectueux :

« Je ne dirai rien de plus, Caterina. Mais, qu’il vous aimât ou non, sa position actuelle envers miss Assher est telle, que tout amour que vous pourriez conserver pour lui n’amènerait que du malheur. Dieu sait que je n’attends pas de vous que vous puissiez cesser de l’aimer au premier avertissement. Le temps, l’absence et le désir de faire ce qui est bien pourront seuls vous conduire à ce résultat. Si ce n’était que sir Christopher et lady Cheverel fussent mécontents et étonnés si vous désiriez quitter la maison dans ce moment, je vous prierais d’aller faire une visite à ma sœur. Elle et son mari sont de bonnes gens, et leur maison serait la vôtre. Mais je ne saurais vous engager à faire cela maintenant sans en donner une raison positive, car ce qui est le plus à redouter serait d’éveiller dans l’esprit de sir Christopher quelque soupçon sur ce qui s’est passé ou sur vos sentiments actuels. Vous le pensez ainsi, n’est-ce pas, Tina ? »

M. Gilfil s’arrêta encore, mais Caterina ne répondit rien. Elle regardait dans une autre direction, et ses yeux se remplissaient de larmes. Il se leva et, s’avançant un peu vers elle, lui tendit la main.

« Pardonnez-moi, Caterina, de m’immiscer ainsi dans vos sentiments. J’avais tellement peur que vous ne vous aperçussiez pas combien miss Assher vous surveillait. Rappelez-vous, je vous en supplie, que la paix de toute la famille dépend de votre empire sur vous-même. Mais dites que vous me pardonnez, avant que je parte.

— Cher, bon Maynard, dit-elle en tendant sa petite main et saisissant deux des doigts, qu’elle serra, tandis que ses larmes coulaient ; je suis bien peu aimable pour vous ; mais mon cœur se brise, je ne sais ce que je fais. Adieu. »

Il s’inclina, baisa la petite main et quitta la chambre.

« Le mauvais drôle ! murmura-t-il entre ses dents, en fermant la porte après lui. Si ce n’était sir Christopher, je l’écraserais et j’en ferais une pâte pour empoisonner les fats qui lui ressemblent. »