Lévy frères (p. 247-263).


XX

MIMI A DES PLUMES.


I

« Eh ! non, non, non, vous n’êtes plus Lisette. Eh ! non, non, non, vous n’êtes plus Mimi.

« Vous êtes aujourd’hui madame la vicomtesse ; après-demain peut-être serez-vous madame la duchesse, car vous avez posé le pied sur l’escalier des grandeurs ; la porte de vos rêves s’est enfin ouverte à deux battants devant vos pas, et voici que vous venez d’y entrer victorieuse et triomphante. J’étais bien sûr que vous finiriez ainsi une nuit ou l’autre. Il fallait que ce fût, d’ailleurs ; vos mains blanches étaient faites pour la paresse, et appelaient depuis longtemps l’anneau d’une alliance aristocratique. Enfin vous avez un blason ! Mais nous préférons encore celui que la jeunesse donnait à votre beauté, qui, par vos yeux bleus et votre visage pâle, semblait écarteler d’azur sur champ de lis. Noble ou vilaine, allez, vous êtes toujours charmante ; et je vous ai bien reconnue quand vous passiez l’autre soir dans la rue, pied rapide et finement chaussé, aidant d’une main gantée le vent à soulever les volants de votre robe nouvelle, un peu pour ne point la salir, beaucoup pour laisser voir vos jupons brodés et vos bas transparents. Vous aviez un chapeau d’un style merveilleux, et vous paraissiez même plongée dans une profonde perplexité à propos du voile en riche dentelle qui flottait sur ce riche chapeau. Embarras bien grave, en effet ! car il s’agissait de savoir lequel valait le mieux et était le plus profitable à votre coquetterie, de porter ce voile baissé ou relevé. En le portant baissé, vous risquiez de n’être pas reconnue par ceux de vos amis que vous auriez pu rencontrer, et qui, certes, auraient passé dix fois près de vous sans se douter que cette opulente enveloppe cachait mademoiselle Mimi. D’un autre côté, en portant ce voile relevé, c’était lui qui risquait de ne pas être vu, et alors, à quoi bon l’avoir ? Vous avez spirituellement tranché la difficulté, en baissant et en relevant tour à tour de dix pas en dix pas, ce merveilleux tissu, tramé sans doute dans ces contrées d’arachnides qu’on appelle les Flandres, et qui, à lui tout seul, a coûté plus cher que toute votre ancienne garde-robe… Ah ! Mimi !… Pardon… Ah ! madame la vicomtesse ! j’avais bien raison, vous le voyez, quand je vous disais : Patience, ne désespérez pas ; l’avenir est gros de cachemires, d’écrins brillants, de petits soupers, etc. Vous ne vouliez pas me croire, incrédule ! Eh bien, mes prédictions se sont pourtant réalisées, et je vaux bien, je l’espère, votre Oracle des Dames, un petit sorcier in-dix-huit que vous aviez acheté cinq sous à un bouquiniste du pont Neuf, et que vous fatiguiez par d’éternelles interrogations. Encore une fois, n’avais-je pas raison dans mes prophéties, et me croiriez-vous maintenant si je vous disais que vous n’en resterez pas là ? si je vous disais qu’en prêtant l’oreille j’entends déjà sourdre, dans les profondeurs de votre avenir, le piétinement et les hennissements des chevaux attelés à un coupé bleu, conduit par un cocher poudré qui abaisse le marchepied devant vous en disant : « Où va Madame ? » Me croiriez-vous encore si je vous disais aussi que plus tard… ah ! le plus tard possible, mon Dieu ! atteignant le but d’une ambition que vous avez longtemps caressée, vous tiendrez une table d’hôte à Belleville ou aux Batignolles, et vous serez courtisée par de vieux militaires et des Céladons à la réforme, qui viendront faire chez vous des lansquenets et des baccarats clandestins ? Mais avant d’arriver à cette époque où le soleil de votre jeunesse aura déjà décliné, croyez-moi, chère enfant, vous userez encore bien des aunes de soie et de velours ; bien des patrimoines sans doute se fondront aux creusets de vos fantaisies ; vous fanerez bien des fleurs sur votre front, bien des fleurs sous vos pieds ; bien des fois vous changerez de blason. On verra tour à tour briller sur votre tête le tortil des baronnes, la couronne des comtesses et le diadème emperlé des marquises ; vous prendrez pour devise : Inconstance, et vous saurez, selon le caprice ou la nécessité, satisfaire, chacun à son tour ou même à la fois, tous ces nombreux adorateurs qui s’en viendront faire la queue dans l’antichambre de votre cœur comme on fait la queue à la porte d’un théâtre où l’on joue une pièce en vogue. Allez donc, allez devant vous, l’esprit allégé de souvenirs, remplacés par des ambitions ; allez, la route est belle, et nous la souhaitons longtemps douce à vos pieds ; mais nous souhaitons surtout que toutes ces somptuosités, ces belles toilettes ne deviennent pas trop tôt le linceul où s’ensevelira votre gaieté. »

Ainsi parlait le peintre Marcel à la jeune mademoiselle Mimi, qu’il venait de rencontrer trois ou quatre jours après son second divorce avec le poëte Rodolphe. Bien qu’il se fût efforcé de mettre une sourdine aux railleries qui parsemaient son horoscope, mademoiselle Mimi ne fut point dupe des belles paroles de Marcel, et comprit parfaitement que, peu respectueux pour son titre nouveau, il s’était moqué d’elle à outrance.

— Vous êtes méchant avec moi, Marcel, dit mademoiselle Mimi, c’est mal : j’ai toujours été très-bonne fille avec vous quand j’étais la maîtresse de Rodolphe ; mais si je l’ai quitté, après tout, c’est sa faute. C’est lui qui m’a renvoyée presque sans délai ; et encore, comment m’a-t-il traitée pendant les derniers jours que j’ai passés avec lui ? J’ai été bien malheureuse, allez ! Vous ne savez pas, vous, quel homme c’était que Rodolphe : un caractère pétri de colère et de jalousie, qui me tuait par petits morceaux. Il m’aimait, je le sais bien, mais son amour était dangereux comme une arme à feu ; et quelle existence que celle que j’ai menée pendant quinze mois ! Ah ! voyez-vous, Marcel, je ne veux pas me faire meilleure que je ne suis, mais j’ai bien souffert avec Rodolphe, vous le savez d’ailleurs aussi. Ce n’est point la misère qui me l’a fait quitter, non, je vous l’assure, j’y étais habituée d’abord ; et puis, je vous le répète, c’est lui qui m’a renvoyée. Il a marché à deux pieds sur mon amour-propre ; il m’a dit que je n’avais pas de cœur si je restais avec lui ; il m’a dit qu’il ne m’aimait plus, qu’il fallait que je fisse un autre amant ; il a même été jusqu’à me désigner un jeune homme qui me faisait la cour, et il a, par ses défis, servi de trait d’union entre moi et ce jeune homme. J’ai été avec lui autant par dépit que par nécessité, car je ne l’aimais pas ; vous savez bien cela, vous, je n’aime pas les si jeunes gens, ils sont ennuyeux et sentimentals comme des harmonicas. Enfin, ce qui est fait est fait, et je ne le regrette pas, et je ferais encore de même si c’était à refaire. Maintenant qu’il ne m’a plus avec lui et qu’il me sait heureuse avec un autre, Rodolphe est furieux et très-malheureux ; je sais quelqu’un qui l’a rencontré ces jours-ci ; il avait les yeux rouges. Cela ne m’étonne pas, j’étais bien sûre qu’il en arriverait ainsi et qu’il courrait après moi ; mais vous pouvez lui dire qu’il perdra son temps, et que cette fois-ci c’est tout à fait sérieux et pour de bon. Y a-t-il longtemps que vous l’avez vu, Marcel, et est-ce vrai qu’il est bien changé ? demanda Mimi avec un autre accent.

— Bien changé, en effet, répondit Marcel. Assez changé.

— Il se désole, cela est certain ; mais que voulez-vous que j’y fasse ? Tant pis pour lui ! il l’a voulu ; il fallait que cela eût une fin, à la fin. Consolez-le… vous.

— Oh ! oh ! dit tranquillement Marcel, le plus gros de la besogne est fait. Ne vous inquiétez pas, Mimi.

— Vous ne dites pas la vérité, mon cher, reprit Mimi avec une petite moue ironique : Rodolphe ne se consolera pas si vite que cela ; si vous saviez dans quel état je l’ai vu, la veille de mon départ ! C’était le vendredi ; je n’avais pas voulu rester la nuit chez mon nouvel amant, parce que je suis superstitieuse et que le vendredi est un mauvais jour.

— Vous aviez tort, Mimi : en amour, le vendredi est un bon jour ; les anciens disaient : Dies Veneris.

— Je ne sais pas le latin, dit mademoiselle Mimi en continuant. Je m’en revenais donc de chez Paul ; j’ai trouvé Rodolphe qui m’attendait en faisant sentinelle dans la rue. Il était tard, plus de minuit, et j’avais faim, car j’avais mal dîné. Je priai Rodolphe d’aller chercher quelque chose pour souper. Il revint une demi-heure après ; il avait beaucoup couru pour rapporter pas grand’chose de bon : du pain, du vin, des sardines, du fromage et un gâteau aux pommes. Je m’étais couchée pendant son absence ; il dressa le couvert près du lit ; je n’avais pas l’air de le regarder, mais je le voyais bien : il était pâle comme la mort, il avait le frisson, et tournait dans la chambre comme un homme qui ne sait pas ce qu’il veut faire. Dans un coin, il aperçut plusieurs paquets de mes hardes qui étaient à terre. Cette vue parut lui faire du mal et il mit le paravent devant ces paquets pour ne plus les voir. Quand tout fut préparé, nous commençâmes à manger ; il essaya de me faire boire ; mais je n’avais plus ni faim ni soif, et j’avais le cœur tout serré. Il faisait froid, car nous n’avions pas de quoi faire du feu ; on entendait le vent qui soufflait dans la cheminée. C’était bien triste. Rodolphe me regardait, il avait les yeux fixes ; il mit sa main dans la mienne, et je sentis sa main trembler, elle était à la fois brûlante et glacée.

— C’est le souper des funérailles de nos amours, me dit-il tout bas. Je ne répondis rien, mais je n’eus pas le courage de retirer ma main de la sienne.

— J’ai sommeil, lui dis-je à la fin ; il est tard, dormons. Rodolphe me regarda : j’avais mis une de ses cravates sur ma tête pour me garantir du froid ; il ôta cette cravate sans parler.

— Pourquoi ôtes-tu cela ? lui demandai-je, j’ai froid.

— Oh ! Mimi, me dit-il alors, je t’en prie, cela ne te coûtera guère, remets, pour cette nuit, ton petit bonnet rayé.

C’était un bonnet de nuit en indienne rayée, blanc et brun. Rodolphe aimait beaucoup à me voir ce bonnet, cela lui rappelait quelques belles nuits, car c’était ainsi que nous comptions nos beaux jours. En pensant que c’était la dernière fois que j’allais dormir auprès de lui, je n’osai pas refuser de satisfaire son caprice ; je me relevai, et j’allai prendre mon bonnet rayé qui était au fond d’un de mes paquets : par mégarde, j’oubliai de replacer le paravent ; Rodolphe s’en aperçut, et cacha les paquets, comme il avait déjà fait.

— Bonsoir, me dit-il. — Bonsoir, lui répondis-je.

Je croyais qu’il allait m’embrasser, et je ne l’aurais pas empêché, mais il prit seulement ma main, qu’il porta à ses lèvres. Vous savez, Marcel, combien il était fort pour m’embrasser les mains. J’entendis claquer ses dents, et je sentis son corps froid comme un marbre. Il serrait toujours ma main, et il avait placé sa tête sur mon épaule, qui ne tarda pas à être toute mouillée. Rodolphe était dans un état affreux. Il mordait les draps du lit, pour ne pas crier ; mais j’entendais bien des sanglots sourds, et je sentais toujours ses larmes couler sur mes épaules, qu’elles brûlaient d’abord, et qu’elles glaçaient ensuite. En ce moment-là, j’eus besoin de tout mon courage ; et il m’en a fallu, allez. Je n’avais qu’un mot à dire, je n’avais qu’à retourner la tête : ma bouche aurait rencontré celle de Rodolphe, et nous nous serions raccommodés encore une fois. Ah ! un instant, j’ai vraiment cru qu’il allait mourir entre mes bras, ou que tout au moins il allait devenir fou, comme il faillit le devenir une fois, vous rappelez-vous ? J’allais céder, je le sentais ; j’allais revenir la première, j’allais l’enlacer dans mes bras, car il faudrait vraiment n’avoir point d’âme pour rester insensible devant de pareilles douleurs. Mais je me souvins des paroles qu’il m’avait dites la veille : « Tu n’as point de cœur si tu restes avec moi, car je ne t’aime plus. » Ah ! en me rappelant ces duretés, j’aurais vu Rodolphe près d’expirer et il n’aurait fallu qu’un baiser de moi, que j’aurais détourné ma lèvre, et que je l’aurais laissé mourir. À la fin, vaincue par la fatigue, je m’endormis à moitié. J’entendais toujours Rodolphe sangloter, et, je vous le jure, Marcel, ce sanglot dura toute la nuit ; et quand le jour revint et que je regardai dans ce lit, où j’avais dormi pour la dernière fois, cet amant que j’allais quitter pour aller dans les bras d’un autre, j’ai été épouvantablement effrayée en voyant des ravages que cette douleur faisait sur la figure de Rodolphe.

Il se leva, comme moi, sans rien dire, et faillit tomber dans la chambre aux premiers pas qu’il fit, tant il était faible et abattu. Cependant il s’habilla très-vite, et me demanda seulement où en étaient mes affaires et quand je partais. Je lui répondis que je n’en savais rien. Il s’en alla sans me dire à revoir, sans me serrer la main. Voilà comment nous nous sommes quittés. Quel coup il a dû recevoir dans le cœur lorsqu’il ne m’a plus trouvée en rentrant, hein ?

— J’étais là lorsque Rodolphe est rentré, dit Marcel à Mimi essoufflée d’avoir parlé aussi longtemps. Comme il prenait sa clef chez la maîtresse d’hôtel, celle-ci lui a dit :

— La petite est partie.

— Ah ! répondit Rodolphe, cela ne m’étonne pas ; je m’y attendais. Et il monta dans sa chambre, où je le suivis, craignant aussi quelque crise ; mais il n’en fut rien.

— Comme il est trop tard pour aller louer une autre chambre ce soir, ce sera pour demain matin, me dit-il, nous nous en irons ensemble. Allons dîner.

Je croyais qu’il voulait se griser, mais je me trompais. Nous avons fait un dîner très-sobre dans un restaurant où vous alliez quelquefois manger avec lui. J’avais demandé du vin de Beaune pour étourdir un peu Rodolphe.

— C’était le vin favori de Mimi, me dit-il ; nous en avons bu souvent ensemble, à cette table où nous sommes. Je me souviens qu’un jour elle me disait, en tendant son verre déjà plusieurs fois vidé : « Verse encore, cela me met du baume dans le cœur. » C’était un mot assez médiocre, trouves-tu pas ? Digne tout au plus de la maîtresse d’un vaudevilliste. Ah ! elle buvait bien, Mimi. Le voyant disposé à s’enfoncer dans les sentiers du ressouvenir, je lui parlai d’autre chose, et il ne fut plus question de vous. Il passa la soirée entière avec moi, et parut aussi calme que la Méditerranée. Ce qui m’étonnait le plus, c’est que ce calme n’avait rien d’affecté. C’était de l’indifférence sincère. À minuit nous rentrâmes.

— Tu parais surpris de ma tranquillité dans la situation où je me trouve, me dit-il ; laisse-moi te faire une comparaison, mon cher, et, si elle est vulgaire, elle a du moins le mérite d’être juste. Mon cœur est comme une fontaine dont on a laissé le robinet ouvert toute la nuit ; le matin, il ne reste pas une seule goutte d’eau. En vérité, de même est mon cœur : j’ai pleuré cette nuit tout ce qui me restait de larmes. Cela est singulier ; mais je me croyais plus riche de douleurs, et, pour une nuit de souffrances, me voilà ruiné, complétement à sec, ma parole d’honneur ! c’est comme je le dis ; et dans ce même lit où j’ai failli rendre l’âme la nuit dernière, près d’une femme qui n’a pas plus remué qu’une pierre, alors que cette femme appuie maintenant sa tête sur l’oreiller d’un autre, je vais dormir comme un portefaix qui a fait une excellente journée.

— Comédie, pensai-je en moi-même ; je ne serai pas plus tôt parti, qu’il battera les murailles avec sa tête. Cependant je laissai Rodolphe seul, et je remontai chez moi, mais je ne me couchai pas. À trois heures du matin, je crus entendre du bruit dans la chambre de Rodolphe ; j’y descendis en toute hâte, croyant le trouver au milieu de quelque fièvre désespérée…

— Eh bien ? dit Mimi.

— Eh bien, ma chère, Rodolphe dormait, le lit n’était pas défait, et tout prouvait que son sommeil avait été calme, et qu’il n’avait pas tardé à s’y abandonner.

— C’est possible, dit Mimi : il était si fatigué de la nuit précédente… mais le lendemain ?…

— Le lendemain, Rodolphe est venu m’éveiller de bonne heure, et nous avons été louer des chambres dans un autre hôtel, où nous sommes emménagés le soir même.

— Et, demanda Mimi, qu’a-t-il fait en quittant la chambre que nous occupions ? qu’a-t-il dit en abandonnant cette chambre où il m’a tant aimée ?

— Il a fait ses paquets tranquillement, répondit Marcel ; et comme il avait trouvé dans un tiroir une paire de gants en filet que vous avez oubliée, ainsi que deux ou trois lettres également à vous…

— Je sais bien, fit Mimi avec un accent qui semblait vouloir dire : Je les ai oubliés exprès pour qu’il lui restât quelque souvenir de moi. Qu’en a-t-il fait ? ajouta-t-elle.

— Je crois me rappeler, dit Marcel, qu’il a jeté les lettres dans la cheminée et les gants par la fenêtre ; mais sans geste de théâtre, sans pose, fort naturellement, comme on peut le faire lorsqu’on se débarrasse d’une chose inutile.

— Mon cher monsieur Marcel, je vous assure qu’au fond de mon cœur je souhaite que cette indifférence dure. Mais encore une fois, là, bien sincèrement, je ne crois pas à une guérison si rapide, et, malgré tout ce que vous me dites, je suis convaincue que mon pauvre poëte a le cœur brisé.

— Cela se peut, répondit Marcel en quittant Mimi ; mais cependant, où je me trompe fort, les morceaux sont encore bons.

Pendant ce colloque sur la voie publique, M. le vicomte Paul attendait sa nouvelle maîtresse, qui se trouva fort en retard, et qui fut parfaitement désagréable avec M. le vicomte. Il se coucha à ses genoux et lui roucoula sa romance favorite, à savoir : qu’elle était charmante, pâle comme la lune, douce comme un mouton ; mais qu’il l’aimait surtout à cause des beautés de son âme.

— Ah ! pensait Mimi en déroulant les ondes de ses cheveux bruns sur la neige de ses épaules, mon amant Rodolphe n’était pas si exclusif.

II

Ainsi que Marcel l’avait annoncé, Rodolphe paraissait être radicalement guéri de son amour pour mademoiselle Mimi, et trois ou quatre jours après sa séparation d’avec elle, on vit reparaître le poëte complétement métamorphosé. Il était mis avec une élégance qui devait le rendre méconnaissable pour son miroir même. Rien en lui, du reste, ne semblait faire craindre qu’il fût dans l’intention de se précipiter dans les abîmes du néant, comme mademoiselle Mimi en faisait courir le bruit avec toutes sortes d’hypocrisies condoléantes. Rodolphe était en effet parfaitement calme ; il écoutait, sans que les plis de son visage se dérangeassent, les récits qui lui étaient faits sur la nouvelle et somptueuse existence de sa maîtresse, qui se plaisait à le faire renseigner sur son compte par une jeune femme qui était restée sa confidente, et qui avait occasion de voir Rodolphe presque tous les soirs.

— Mimi est très-heureuse avec le vicomte Paul, disait-on au poëte, elle en paraît follement amourachée ; une seule chose l’inquiète, elle craint que vous ne veniez troubler sa tranquillité par des poursuites qui, du reste, seraient dangereuses pour vous, car le vicomte adore sa maîtresse et il a deux ans de salle d’armes.

— Oh ! oh ! répondait Rodolphe, qu’elle dorme donc bien tranquille, je n’ai aucunement envie d’aller répandre du vinaigre dans les douceurs de sa lune de miel. Quant à son jeune amant, il peut parfaitement laisser sa dague au clou, comme Gastibelza, l’homme à la carabine. Je n’en veux aucunement aux jours d’un gentilhomme qui a encore le bonheur d’être en nourrice chez les illusions.

Et comme on ne manquait pas de rapporter à Mimi l’attitude avec laquelle son ancien amant recevait tous ces détails de son côté, elle n’oubliait pas de répondre en haussant les épaules :

— C’est bon, c’est bon, on verra dans quelques jours ce que tout cela deviendra.

Cependant, et plus que toute autre personne, Rodolphe était lui-même fort étonné de cette soudaine indifférence, qui, sans passer par les transitions ordinaires de la tristesse et de la mélancolie, succédait aux orageuses tempêtes qui l’agitaient encore quelques jours auparavant. L’oubli, si lent à venir, surtout pour les désolés d’amour, l’oubli qu’ils appellent à grands cris, et qu’à grands cris ils repoussent quand ils le sentent approcher d’eux ; cet impitoyable consolateur avait subitement, tout à coup, et sans qu’il eût pu s’en défendre, envahi le cœur de Rodolphe, et le nom de la femme tant aimée pouvait désormais y tomber sans réveiller aucun écho. Chose étrange, Rodolphe, dont la mémoire avait assez de puissance pour rappeler à son esprit les choses qui s’étaient accomplies aux jours les plus reculés de son passé, et les êtres qui avaient figuré ou exercé une influence dans son existence la plus lointaine ; Rodolphe, quelques efforts qu’il fit, ne pouvait pas se rappeler distinctement, après quatre jours de séparation, les traits de cette maîtresse qui avait failli briser son existence entre ses mains si frêles. Les yeux aux lueurs desquels il s’était si souvent endormi, il n’en retrouvait plus la douceur. Cette voix même, dont les colères et dont les tendres caresses lui donnaient le délire, il ne s’en rappelait point les sons. Un poëte de ses amis, qui ne l’avait pas vu depuis son divorce, le rencontra un soir ; Rodolphe paraissait affairé et soucieux, il marchait à grands pas dans la rue, en faisant tournoyer sa canne.

— Tiens, dit le poëte en lui tendant la main, vous voilà ! et il examina curieusement Rodolphe.

Voyant qu’il avait la mine allongée, il crut devoir prendre un ton condoléant.

— Allons, du courage, mon cher, je sais que cela est rude, mais enfin il aurait toujours fallu en venir là ; vaut mieux que ce soit maintenant que plus tard ; dans trois mois vous serez complétement guéri.

— Qu’est-ce que vous me chantez ? dit Rodolphe, je ne suis pas malade, mon cher.

— Eh ! mon Dieu, dit l’autre, ne faites point le vaillant, parbleu ! je sais l’histoire, et je ne la saurais pas que je la lirais sur votre figure.

— Prenez garde, vous me faites un quiproquo, dit Rodolphe. Je suis très-ennuyé ce soir, c’est vrai ; mais quant au motif de cet ennui, vous n’avez pas absolument mis le doigt dessus.

— Bon, pourquoi vous défendre ? cela est tout naturel ; on ne rompt pas comme cela tranquillement une liaison qui dure depuis près de deux ans.

— Ils me disent tous la même chose, fit Rodolphe impatienté. Eh bien, sur l’honneur, vous vous trompez, vous et les autres. Je suis profondément triste, et j’en ai l’air, c’est possible ; mais voici pourquoi : c’est que j’attendais aujourd’hui mon tailleur qui devait m’apporter un habit neuf, et il n’est point venu ; voilà, voilà pourquoi je suis ennuyé.

— Mauvais, mauvais, dit l’autre en riant.

— Point mauvais ; bon, au contraire, très-bon, excellent même. Suivez mon raisonnement, et vous allez voir.

— Voyons, dit le poëte, je vous écoute ; prouvez-moi un peu comment on peut raisonnablement avoir l’air si attristé, parce qu’un tailleur vous manque de parole. Allez, allez, je vous attends.

— Eh ! dit Rodolphe, vous savez bien que les petites causes produisent les plus grands effets. Je devais, ce soir, faire une visite très-importante, et je ne la puis faire à cause que je n’ai pas mon habit. Y êtes-vous ?

— Point. Il n’y a pas jusqu’ici motif suffisant à désolation. Vous êtes désolé… parce que… enfin. Vous êtes très-bête de faire des poses avec moi. Voilà mon opinion.

— Mon ami, dit Rodolphe, vous êtes bien obstiné ; il y a toujours de quoi être désolé lorsqu’on manque un bonheur ou tout au moins un plaisir, parce que c’est presque toujours autant de perdu, et qu’on a souvent bien tort de dire, à propos de l’un ou de l’autre, je te rattraperai une autre fois. Je me résume ; j’avais, ce soir, un rendez-vous avec une femme jeune ; je devais la rencontrer dans une maison d’où je l’aurais peut-être ramenée chez moi, si ç’avait été plus court que d’aller chez elle, et même si ç’avait été le plus long. Dans cette maison il y avait une soirée, dans une soirée on ne va qu’en habit ; je n’ai pas d’habit, mon tailleur devait m’en apporter un ; il ne me l’apporte pas, je ne vais pas à la soirée, je ne rencontre pas la jeune femme, qui est peut-être rencontrée par un autre ; je ne la ramène ni chez moi ni chez elle, où elle est peut-être ramenée par un autre. Donc, comme je vous disais, je manque un bonheur ou un plaisir ; donc je suis désolé, donc j’en ai l’air, et c’est tout naturel.

— Soit, dit l’ami ; donc un pied dehors d’un enfer, vous remettez l’autre pied dans un autre, vous ; mais, mon bon ami, quand je vous ai trouvé là, dans la rue, vous m’aviez tout l’air de faire le pied de grue.

— Je le faisais aussi parfaitement.

— Mais, continua l’autre, nous sommes là dans le quartier où habite votre ancienne maîtresse ; qu’est-ce qui me prouve que vous ne l’attendiez pas ?

— Quoique séparé d’elle, des raisons particulières m’ont obligé à rester dans ce quartier ; mais, bien que voisins, nous sommes aussi éloignés que si nous restions elle à un pôle et moi à l’autre. D’ailleurs, à l’heure qu’il est, mon ancienne maîtresse est au coin de son feu et prend des leçons de grammaire française avec M. le vicomte Paul, qui veut la ramener à la vertu par le chemin de l’orthographe. Dieu ! comme il va la gâter ! Enfin, ça le regarde, maintenant qu’il est le rédacteur en chef de son bonheur. Vous voyez donc bien que vos réflexions sont absurdes, et qu’au lieu d’être sur la trace effacée de mon ancienne passion, je suis au contraire sur les traces de ma nouvelle, qui est déjà ma voisine un peu, et qui le deviendra davantage ; car je consens à faire tout le chemin nécessaire, et, si elle veut faire le reste, nous ne serons pas longtemps à nous entendre.

— Vraiment ! dit le poëte, vous êtes amoureux, déjà ?

— Voilà comme je suis, répondit Rodolphe : mon cœur ressemble à ces logements qu’on met en location, sitôt qu’un locataire les quitte. Quand un amour s’en va de mon cœur, je mets écriteau pour appeler un autre amour. L’endroit d’ailleurs est habitable et parfaitement réparé.

— Et quelle est cette nouvelle idole ? où l’avez-vous connue, et quand ?

— Voilà, dit Rodolphe, procédons par ordre. Quand Mimi a été partie, je me suis figuré que je ne serais plus jamais amoureux de ma vie, et je m’imaginai que mon cœur était mort de fatigue, d’épuisement, de tout ce que vous voudrez. Il avait tant battu, si longtemps, si vite, et trop vite, que la chose était croyable. Bref, je le crus mort, bien mort, très-mort, et je songeais à l’enterrer, comme M. Marlborough. À cette occasion, je donnai un petit dîner de funérailles où j’invitai quelques-uns de mes amis. Les convives devaient prendre une mine lamentable, et les bouteilles avaient un crêpe à leur goulot.

— Vous ne m’avez pas invité !

— Pardon, mais j’ignorais l’adresse du nuage où vous demeurez !

— Un des convives avait amené une femme, une jeune femme, délaissée aussi depuis peu par un amant. On lui conta mon histoire, ce fut un de mes amis, un garçon qui joue fort bien sur le violoncelle du sentiment. Il parla à cette jeune veuve des qualités de mon cœur, ce pauvre défunt que nous allions enterrer, et l’invita à boire à son repos éternel. Allons donc, dit-elle en élevant son verre, je bois à sa santé, au contraire ; et elle me lança un coup d’œil, un coup d’œil à réveiller un mort, comme on dit, et c’était ou jamais l’occasion de dire ainsi, car elle n’avait pas achevé son toast que je sentis mon cœur chanter aussitôt l’O Filii de la Résurrection. Qu’est-ce que vous auriez fait à ma place ?

— Belle question !… comment se nomme-t-elle ?

— Je l’ignore encore, je ne lui demanderai son nom qu’au moment où nous signerons notre contrat. Je sais bien que je ne suis pas dans les délais légaux au point de vue de certaines gens ; mais voilà, je sollicite près de moi-même, et je m’accorde les dispenses. Ce que je sais, c’est que ma future m’apportera en dot la gaieté, qui est la santé de l’esprit, et la santé, qui est la gaieté du corps.

— Elle est jolie ?

— Très-jolie, de couleur surtout ; on dirait qu’elle se débarbouille le matin avec la palette de Watteau.


Elle est blonde, mon cher, et ses regards vainqueurs
Allument l’incendie aux quatre coins des cœurs.


Témoin le mien.

— Une blonde ? vous m’étonnez.

— Oui, j’ai assez de l’ivoire et de l’ébène, je passe au blond ; et Rodolphe se mit à chanter en gambadant :


Et nous chanterons à la ronde,
Si vous voulez,

Que je l’adore, et qu’elle est blonde
Comme les blés.


— Pauvre Mimi, dit l’ami, sitôt oubliée !

Ce nom, jeté dans la gaieté de Rodolphe, donna subitement un autre tour à la conversation. Rodolphe prit son ami par le bras, et lui raconta longuement les causes de sa rupture avec mademoiselle Mimi ; les terreurs qui l’avaient assailli lorsqu’elle était partie ; comment il s’était désolé parce qu’il avait pensé qu’avec elle elle emportait tout ce qui lui restait de jeunesse, de passion ; et comment, deux jours après, il avait reconnu qu’il s’était trompé, en sentant les poudres de son cœur, inondées par tant de sanglots et de larmes, se réchauffer, s’allumer et faire explosion sous le premier regard de jeunesse et de passion que lui avait lancé la première femme qu’il avait rencontrée. Il lui raconta cet envahissement subit et impérieux que l’oubli avait fait en lui, sans même qu’il eût appelé au secours de sa douleur, et comment cette douleur était morte, ensevelie dans cet oubli.

— Est-ce point un miracle que tout cela ? disait-il au poëte, qui, sachant par cœur et par expérience tous les douloureux chapitres des amours brisés, lui répondit :

— Eh ! non, mon ami, il n’y a point de miracle plus pour vous que pour les autres. Ce qui vous arrive m’est arrivé. Les femmes que nous aimons, lorsqu’elles deviennent nos maîtresses, cessent pour nous d’être ce qu’elles sont réellement. Nous ne les voyons pas seulement avec les yeux de l’amant, nous les voyons aussi avec les yeux du poëte. Comme un peintre jette sur un mannequin la pourpre impériale ou le voile étoilé d’une vierge sacrée, nous avons toujours des magasins de manteaux rayonnants et de robes de lin pur, que nous jetons sur les épaules de créatures inintelligentes, maussades ou méchantes ; et quand elles ont ainsi revêtu le costume sous lequel nos amantes idéales passaient dans l’azur de nos rêveries, nous nous laissons prendre à ce déguisement ; nous incarnons notre rêve dans la première femme venue, à qui nous parlons notre langue et qui ne nous comprend pas.

Cependant que cette créature, aux pieds de laquelle nous vivons prosternés, s’arrache elle-même la divine enveloppe, sous laquelle nous l’avions cachée, pour mieux nous faire voir sa mauvaise nature et ses mauvais instincts ; cependant qu’elle nous met la main à la place de son cœur, où rien ne bat plus, où rien n’a jamais battu peut-être ; cependant qu’elle écarte son voile et nous montre ses yeux éteints, et sa bouche pâle, et ses traits flétris, nous lui remettons son voile et nous nous écrions : « Tu mens ! tu mens ! Je t’aime et tu m’aimes aussi. Cette poitrine blanche est l’enveloppe d’un cœur qui a toute sa juvénilité ; je t’aime et tu m’aimes ! Tu es belle, tu es jeune ! Au fond de tous tes vices, il y a de l’amour. Je t’aime et tu m’aimes ! »

Puis à la fin, oh ! bien à la fin toujours, lorsque, après avoir eu beau nous mettre de triples bandeaux sur les yeux, nous nous apercevons que nous sommes nous-mêmes la dupe de nos erreurs, nous chassons la misérable qui la veille a été notre idole ; nous lui reprenons les voiles d’or de notre poésie, que nous allons le lendemain jeter de nouveau sur les épaules d’une inconnue, qui passe sur-le-champ à l’état d’idole auréolée : et voilà comme nous sommes tous, de monstrueux égoïstes, d’ailleurs, qui aimons l’amour pour l’amour ; vous me comprenez, n’est-ce pas ? et nous buvons cette divine liqueur dans le premier vase venu.

Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse ?

— C’est aussi vrai que deux et deux font quatre, ce que vous dites-là, dit Rodolphe au poëte.

— Oui, répondit celui-ci, c’est vrai et triste comme la moitié et demie des vérités. Bonsoir.

Deux jours après, mademoiselle Mimi apprit que Rodolphe avait une nouvelle maîtresse. Elle ne s’informa que d’une chose, savoir : s’il lui embrassait aussi souvent les mains qu’à elle.

— Aussi souvent, répondit Marcel. De plus, il lui embrasse les cheveux les uns après les autres, et ils doivent rester ensemble jusqu’à ce qu’il ait fini.

— Ah ! répondit Mimi en passant ses mains dans sa chevelure, c’est bien heureux qu’il n’ait pas imaginé de m’en faire autant, nous serions restés ensemble toute la vie. Est-ce que vous croyez que c’est bien vrai qu’il ne m’aime plus du tout, vous ?

— Peuh !… Et vous, l’aimez-vous encore ?

— Moi, je ne l’ai jamais aimé de ma vie.

— Si, Mimi, si, vous l’avez aimé, à ces heures où le cœur des femmes change de place. Vous l’avez aimé, et ne vous en défendez pas, car c’est votre justification.

— Ah ! bah ! dit Mimi, voilà qu’il en aime une autre, maintenant.

— C’est vrai, fit Marcel, mais n’empêche. Plus tard, votre souvenir sera pour lui pareil à ces fleurs qu’on place encore toutes fraîches et toutes parfumées entre les feuillets d’un livre et que, bien longtemps après, on retrouve mortes, décolorées et flétries, mais ayant conservé toujours comme un vague parfum de leur fraîcheur première.

Un soir qu’elle fredonnait à voix basse autour de lui, M. le vicomte Paul dit à Mimi :

— Que chantez-vous là, ma chère ?

— L’oraison funèbre de nos amours que mon amant Rodolphe a composée dernièrement. Et elle se mit à chanter :

Je n’ai plus le sou, ma chère, et le Code,
Dans un cas pareil, ordonne l’oubli ;
Et sans pleurs, ainsi qu’une ancienne mode,
Tu vas m’oublier, n’est-ce pas, Mimi ?

C’est égal, vois-tu, nous aurons, ma chère,
Sans compter les nuits, passé d’heureux jours.
Ils n’ont pas duré longtemps ; mais qu’y faire ?
Ce sont les plus beaux qui sont les plus courts.