Lévy frères (p. 226-247).


XIX

LES FANTAISIES DE MUSETTE.


On se rappelle peut-être comment le peintre Marcel vendit au juif Médicis son fameux tableau du Passage de la mer Rouge, qui devait aller servir d’enseigne à la boutique d’un marchand de comestibles. Le lendemain de cette vente, qui avait été suivie d’un fastueux souper offert par le juif aux bohèmes, comme appoint au marché, Marcel, Schaunard, Colline et Rodolphe se réveillèrent fort tard le matin. Encore étourdis les uns et les autres par les fumées de l’ivresse de la veille, ils ne se ressouvinrent plus d’abord de ce qui s’était passé ; et comme l’Angelus de midi sonnait à une église prochaine, ils s’entre-regardèrent tous trois avec un sourire mélancolique.

— Voici la cloche aux sons pieux qui appelle l’humanité au réfectoire, dit Marcel.

— En effet, reprit Rodolphe, c’est l’heure solennelle où les honnêtes gens passent dans la salle à manger.

— Il faudrait pourtant voir à devenir d’honnêtes gens, murmura Colline, pour qui c’était tous les jours la Saint-Appétit.

— Ah ! les boîtes au lait de ma nourrice, ah ! les quatre repas de mon enfance, qu’êtes-vous devenus ? ajouta Schaunard ; qu’êtes-vous devenus ? répéta-t-il sur un motif plein d’une mélancolie rêveuse et douce.

— Dire qu’il y a à cette heure, à Paris, plus de cent mille côtelettes sur le gril ! fit Marcel.

— Et autant de biftecks ! ajouta Rodolphe.

Comme une ironique antithèse, pendant que les quatre amis se posaient les uns aux autres le terrible problème quotidien du déjeuner, les garçons d’un restaurant qui était dans la maison criaient à tue-tête les commandes des consommateurs.

— Ils ne se tairont pas, ces brigands-là ! disait Marcel ; chaque mot me fait l’effet d’un coup de pioche qui me creuserait l’estomac.

— Le vent est au nord, dit gravement Colline, en indiquant une girouette en évolution sur un toit voisin, nous ne déjeunerons pas aujourd’hui, les éléments s’y opposent.

— Pourquoi ça ? demanda Marcel.

— C’est une remarque atmosphérique que j’ai faite, continua le philosophe : le vent au nord signifie presque toujours abstinence, de même que le vent au midi indique ordinairement plaisir et bonne chère. C’est ce que la philosophie appelle les avertissements d’en haut.

— À jeun, Gustave Colline avait la plaisanterie féroce.

En ce moment Schaunard, qui venait de plonger l’un de ses bras dans l’abîme qui lui servait de poche, l’en retira en poussant un cri d’angoisse.

— Au secours ! Il y a quelqu’un dans mon paletot, hurla Schaunard en essayant de dégager sa main serrée dans les pinces d’un homard vivant.

Au cri qu’il venait de pousser répondit tout à coup un autre cri. C’était Marcel qui, en enfouissant machinalement sa main dans sa poche, venait d’y découvrir une Amérique à laquelle il ne songeait plus : c’est-à-dire les cent cinquante francs que le juif Médicis lui avait donnés la veille en payement du Passage de la mer Rouge.

La mémoire revint alors en même temps aux bohèmes.

— Saluez, Messieurs ! dit Marcel en étalant sur la table un tas d’écus, parmi lesquels frétillaient cinq ou six louis neufs.

— On les croirait vivants, fit Colline.

— La jolie voix ! dit Schaunard en faisant chanter les pièces d’or.

— Comme c’est joli, ces médailles ! ajouta Rodolphe ; on dirait des morceaux de soleil. Si j’étais roi, je ne voudrais pas d’autre monnaie, et je la ferais frapper à l’effigie de ma maîtresse.

— Quand on pense qu’il y a un pays où c’est des cailloux, dit Schaunard. Autrefois, les Américains en donnaient quatre pour deux sous. J’ai un de mes anciens parents qui a visité l’Amérique : il a été enterré dans le ventre des Sauvages. Ça a fait bien du tort à la famille.

— Ah çà ! mais, demanda Marcel en regardant le homard qui s’était mis à marcher dans la chambre, d’où vient cette bête ?

— Je me rappelle, dit Schaunard, qu’hier j’ai été faire un tour dans la cuisine de Médicis ; il faut croire que ce reptile sera tombé dans ma poche sans le faire exprès, ça a la vue basse, ces bêtes-là. Puisque je l’ai, ajouta-t-il, j’ai envie de le garder, je l’apprivoiserai et je le peindrai en rouge, ce sera plus gai. Je suis triste depuis le départ de Phémie, ça me fera une compagnie.

— Messieurs, s’écria Colline, remarquez, je vous prie, la girouette a tourné au sud ; nous déjeunerons.

— Je le crois bien, dit Marcel en prenant une pièce d’or, en voici une que nous allons faire cuire, et avec beaucoup de sauce.

On procéda longuement et gravement à la discussion de la carte. Chaque plat fut l’occasion d’une discussion et voté à la majorité. L’omelette soufflée, proposée par Schaunard, fut repoussée avec sollicitude, ainsi que les vins blancs, contre lesquels Marcel s’éleva dans une improvisation qui mit en relief ses connaissances œnophiles.

— Le premier devoir du vin est d’être rouge, s’écria l’artiste ; ne me parlez pas de vos vins blancs.

— Cependant, fit Schaunard, le champagne ?

— Ah ! bah. Un cidre élégant ! Un coco épileptique ! Je donnerais toutes les caves d’Épernay et d’Aï pour une futaille bourguignonne. D’ailleurs, nous n’avons pas de grisettes à séduire, ni de vaudeville à faire. Je vote contre le champagne.

Le programme une fois adopté, Schaunard et Colline descendirent chez le restaurant du voisinage, pour commander le repas.

— Si nous faisions du feu ! dit Marcel.

— Au fait, dit Rodolphe, nous ne serions pas en contravention : le thermomètre nous y invite depuis longtemps ; faisons du feu. La cheminée sera bien étonnée.

Et il courut dans l’escalier et recommanda à Colline de faire monter du bois.

Quelques instants après, Schaunard et Colline remontèrent, suivis d’un charbonnier chargé d’une grosse falourde.

Comme Marcel fouillait dans un tiroir, cherchant quelques papiers inutiles pour allumer son feu, il tomba par hasard sur une lettre dont l’écriture le fit tressaillir, et qu’il se mit à lire en se cachant de ses amis.

C’était un billet au crayon, écrit jadis par Musette, au temps où elle demeurait avec Marcel ; cette lettre avait jour pour jour un an de date. Elle ne contenait que ces quelques mots :

« Mon cher ami,

Ne sois pas inquiet après moi, je vais rentrer bientôt. Je suis allée me promener un peu pour me réchauffer en marchant, il gèle dans la chambre et le charbonnier a clos la paupière. J’ai cassé les deux derniers bâtons de la chaise, mais ça n’a pas brûlé le temps de faire cuire un œuf. Avec ça le vent entre comme chez lui par le carreau, et me souffle un tas de mauvais conseils qui te feraient du chagrin si je les écoutais. J’aime mieux m’en aller un instant, j’irai voir les magasins du quartier. On dit qu’il y a du velours à dix francs le mètre. C’est incroyable, il faut voir cela. Je serai rentrée pour dîner.

« Musette. »

— Pauvre fille ! murmura Marcel en serrant la lettre dans sa poche… Et il resta un instant pensif, la tête entre ses mains.

— À cette époque, il y avait déjà longtemps que les bohèmes étaient en état de veuvage, à l’exception de Colline pourtant, dont l’amante était toujours restée invisible et anonyme.

Phémie elle-même, cette aimable compagne de Schaunard, avait rencontré une âme naïve qui lui avait offert son cœur, un mobilier en acajou, et une bague de ses cheveux, des cheveux rouges. Cependant, quinze jours après les lui avoir donnés, l’amant de Phémie avait voulu lui reprendre son cœur et son mobilier, parce qu’il s’était aperçu, en regardant les mains de sa maîtresse, qu’elle avait une bague en cheveux, mais noire ; et il osa la soupçonner de trahison.

Pourtant Phémie n’avait pas cessé d’être vertueuse ; seulement, comme plusieurs fois ses amies l’avaient raillée à cause de sa bague en cheveux rouges, elle l’avait fait teindre en noir. Le monsieur fut si content, qu’il acheta une robe de soie à Phémie, c’était la première. Le jour où elle l’étrenna, la pauvre enfant s’écria :

— Maintenant je puis mourir.

Quant à Musette, elle était redevenue un personnage presque officiel, et il y avait trois ou quatre mois que Marcel ne l’avait rencontrée. Pour Mimi, Rodolphe n’en avait plus entendu parler, excepté par lui-même quand il était seul.

— Ah çà, s’écria tout à coup Rodolphe en voyant Marcel accroupi et rêveur au coin de la cheminée, et ce feu, est-ce qu’il ne veut pas prendre ?

— Voilà, voilà ! dit le peintre en allumant le bois qui se mit à flamber en pétillant.

Pendant que ses amis s’agaçaient l’appétit en faisant les préparatifs du repas, Marcel s’était de nouveau isolé dans un coin, et rangeait, avec quelques souvenirs que lui avait laissés Musette, la lettre qu’il venait de retrouver par hasard. Tout à coup il se rappela l’adresse d’une femme qui était l’amie intime de son ancienne passion.

— Ah ! s’écria-t-il assez haut pour être entendu, je sais où la trouver.

— Trouver quoi ? fit Rodolphe. Qu’est-ce que tu fais là ? ajouta-t-il en voyant l’artiste se disposer à écrire.

— Rien, une lettre très-pressée que j’oubliais. Je suis à vous dans l’instant, répondit Marcel, et il écrivit :

« Ma chère enfant,

J’ai des sommes dans mon secrétaire, c’est une apoplexie de fortune foudroyante. Il y a à la maison un gros déjeuner qui se mitonne, des vins généreux, et nous avons fait du feu, ma chère, comme des bourgeois. Il faut voir ça, ainsi que tu disais autrefois. Viens passer un moment avec nous, tu trouveras là Rodolphe, Colline et Schaunard ; tu nous chanteras des chansons au dessert : il y a du dessert. Tandis que nous y sommes, nous allons probablement rester à table une huitaine de jours. N’aie donc pas peur d’arriver trop tard. Il y a si longtemps que je ne t’ai entendue rire ! Rodolphe te fera des madrigaux, et nous boirons toutes sortes de choses à nos amours défuntes, quitte à les ressusciter. Entre gens comme nous… le dernier baiser n’est jamais le dernier. Ah ! s’il n’avait pas fait si froid l’an passé, tu ne m’aurais peut-être pas quitté. Tu m’as trompé pour un fagot, et parce que tu craignais d’avoir les mains rouges : tu as bien fait, je ne t’en veux pas plus pour cette fois-là que pour les autres ; mais viens te chauffer pendant qu’il y a du feu.

Je t’embrasse autant que tu voudras.

« Marcel. »

Cette lettre achevée, Marcel en écrivit une autre à madame Sidonie, l’amie de Musette, et il la priait de faire parvenir à celle-ci le billet qu’il lui adressait. Puis il descendit chez le portier pour le charger de porter les lettres. Comme il lui payait sa commission d’avance, le portier aperçut une pièce d’or reluire dans les mains du peintre ; et, avant de partir pour faire sa course, il monta prévenir le propriétaire, avec qui Marcel était en retard pour ses loyers.

Mossieu, dit-il tout essoufflé, l’artisse du sixième a de l’argent ! Vous savez, ce grand qui me rit au nez quand je lui porte la quittance.

— Oui, dit le propriétaire, celui qui a eu l’audace de m’emprunter de l’argent pour me donner un à-compte. Il a congé.

— Oui, Monsieur. Mais il est cousu d’or aujourd’hui, ça m’a brûlé les yeux tout à l’heure. Il donne des fêtes… C’est le bon moment…

— En effet, dit le propriétaire, j’irai moi-même tantôt.

Madame Sidonie, qui se trouvait chez elle quand on lui apporta la lettre de Marcel, envoya sur-le-champ sa femme de chambre remettre la lettre adressée à mademoiselle Musette.

Celle-ci habitait alors un charmant appartement dans la Chaussée-D’Antin. Au moment où on lui remit la lettre de Marcel, elle était en compagnie, et avait précisément, pour le même soir, un grand dîner de cérémonie.

— En voilà un miracle ! s’écria Musette en riant comme une folle.

— Qu’est-ce qu’il y a donc ? lui demanda un beau jeune homme roide comme une statuette.

— C’est une invitation à dîner, fit la jeune femme. Hein ! comme ça se trouve ?

— Ça se trouve mal, dit le jeune homme.

— Pourquoi ça ? fit Musette.

— Comment !… penseriez-vous à aller à ce dîner ?

— Je le crois bien que j’y pense… Arrangez-vous comme vous voudrez.

— Mais, ma chère, cependant il n’est pas convenable… Vous irez une autre fois.

— Ah ! c’est joli, ça ! une autre fois ! C’est une ancienne connaissance, Marcel, qui m’invite à dîner, et c’est assez extraordinaire pour que j’aille voir ça en face ! Une autre fois ! mais c’est rare comme les éclipses, les dîners sérieux dans cette maison-là !

— Comment ! Vous nous manquez de parole pour aller voir cette personne, dit le jeune homme, et c’est à moi que vous le dites !…

— À qui voulez-vous que je le dise donc ? Au Grand Turc ? Ça ne le regarde pas, cet homme.

— Mais c’est une franchise singulière.

— Vous savez bien que je ne fais rien comme les autres, répliqua Musette.

— Mais que penserez-vous de moi si je vous laisse aller, sachant où vous allez ? Songez-y, Musette, pour moi, pour vous, cela est bien inconvenant : il faut vous excuser près de ce jeune homme…

— Mon cher monsieur Maurice, dit mademoiselle Musette d’une voix très-ferme, vous me connaissiez avant que de me prendre ; vous saviez que j’étais pleine de caprices, et que jamais âme qui vive n’a pu se vanter de m’en avoir fait rentrer un.

— Demandez-moi ce que vous voudrez… dit Maurice, mais cela !… Il y a caprice… et caprice…

— Maurice, j’irai chez Marcel : j’y vais, ajouta-t-elle en mettant son chapeau. Vous me quitterez si vous voulez ; mais c’est plus fort que moi ; c’est le meilleur garçon du monde, et le seul que j’aie jamais aimé. Si son cœur avait été en or, il l’aurait fait fondre pour me donner des bagues. Pauvre garçon ! dit-elle en montrant sa lettre… voyez, dès qu’il a un peu de feu, il m’invite à venir me chauffer. Ah ! s’il n’était pas si paresseux et s’il n’y avait pas eu de velours et de soieries dans les magasins ! ! ! J’étais bien heureuse avec lui ; il avait le talent de me faire souffrir, et c’est lui qui m’a donné le nom de Musette, à cause de mes chansons. Au moins, en allant chez lui, vous êtes sûr que je reviendrai auprès de vous… si vous ne me fermez pas la porte au nez.

— Vous ne pourriez pas avouer plus franchement que vous ne m’aimez pas, dit le jeune homme.

— Allons donc, mon cher Maurice, vous êtes trop homme d’esprit pour que nous engagions là-dessus une discussion sérieuse. Vous m’avez comme on a un beau cheval dans une écurie ; moi, je vous aime… parce que j’aime le luxe, le bruit des fêtes, tout ce qui résonne et tout ce qui rayonne ; ne faisons point de sentiment, ce serait ridicule et inutile.

— Au moins, laissez-moi aller avec vous.

— Mais vous ne vous amuserez pas du tout, fit Musette, et vous nous empêcherez de nous amuser. Songez donc qu’il va m’embrasser, ce garçon, nécessairement.

— Musette, dit Maurice, avez-vous souvent trouvé des gens aussi accommodants que moi ?

— Monsieur le vicomte, répliqua Musette, un jour que je me promenais en voiture aux Champs-Élysées avec lord***, j’ai rencontré Marcel et son ami Rodolphe qui étaient à pied, très-mal mis tous deux, crottés comme des chiens de berger, et fumant leur pipe. Il y avait trois mois que je n’avais vu Marcel, et il m’a semblé que mon cœur allait sauter par la portière. J’ai fait arrêter la voiture, et pendant une demi-heure j’ai causé avec Marcel devant tout Paris qui passait là en équipage. Marcel m’a offert des gâteaux de Nanterre et un bouquet de violettes d’un sou, que j’ai mis à ma ceinture. Quand il m’a eu quittée, lord*** voulait le rappeler pour l’inviter à dîner avec nous. Je l’ai embrassé pour la peine. Et voilà mon caractère, mon cher monsieur Maurice ; si ça ne vous plaît pas, il faut le dire tout de suite, je vais prendre mes pantoufles et mon bonnet de nuit.

— C’est donc quelquefois une bonne chose que d’être pauvre ! dit le vicomte Maurice avec un air plein de tristesse envieuse.

— Eh ! non, fit Musette : si Marcel était riche, je ne l’aurais jamais quitté.

— Allez donc, fit le jeune homme en lui serrant la main. Vous avez mis votre nouvelle robe, ajouta-t-il, elle vous sied à merveille.

— Au fait, c’est vrai, dit Musette ; c’est comme un pressentiment que j’ai eu ce matin. Marcel en aura l’étrenne. Adieu ! fit-elle, je m’en vais manger un peu du pain béni de la gaieté.

Musette avait ce jour-là une ravissante toilette ; jamais reliure plus séductrice n’avait enveloppé le poëme de sa jeunesse et de sa beauté. Au reste, Musette possédait instinctivement le génie de l’élégance. En arrivant au monde, la première chose qu’elle avait cherchée du regard avait dû être un miroir pour s’arranger dans ses langes ; et avant d’aller au baptême, elle avait déjà commis le péché de coquetterie. Au temps où sa position avait été des plus humbles, quand elle en était encore réduite aux robes d’indienne imprimée, aux petits bonnets à pompons et aux souliers de peau de chèvre, elle portait à ravir ce pauvre et simple uniforme des grisettes. Ces jolies filles moitié abeilles, moitié cigales, qui travaillaient en chantant toute la semaine, ne demandaient à Dieu qu’un peu de soleil le dimanche, faisaient vulgairement l’amour avec le cœur, et se jetaient quelquefois par la fenêtre. Race disparue maintenant, grâce à la génération actuelle des jeunes gens : génération corrompue et corruptrice, mais par-dessus tout vaniteuse, sotte et brutale. Pour le plaisir de faire de méchants paradoxes, ils ont raillé ces pauvres filles à propos de leurs mains mutilées par les saintes cicatrices du travail, et elles n’ont bientôt plus gagné assez pour s’acheter de la pâte d’amandes. Peu à peu ils sont parvenus à leur inoculer leur vanité et leur sottise, et c’est alors que la grisette a disparu. C’est alors que naquit la lorette. Race hybride, créatures impertinentes, beautés médiocres, demi-chair, demi-onguents, dont le boudoir est un comptoir où elles débitent des morceaux de leur cœur, comme on ferait des tranches de rosbif. La plupart de ces filles, qui déshonorent le plaisir et sont la honte de la galanterie moderne, n’ont point toujours l’intelligence des bêtes dont elles portent les plumes sur leurs chapeaux. S’il leur arrive par hasard d’avoir, non point un amour, pas même un caprice, mais un désir vulgaire, c’est au bénéfice de quelque bourgeois saltimbanque que la foule absurde entoure et acclame dans les bals publics, et que les journaux, courtisans de tous les ridicules, célèbrent par leurs réclames. Bien qu’elle fût forcée de vivre dans ce monde, Musette n’en avait point les mœurs ni les allures ; elle n’avait point la servilité cupide, ordinaire chez ces créatures qui ne savent lire que Barême et n’écrivent qu’en chiffres. C’était une fille intelligente et spirituelle, ayant dans les veines quelques gouttes du sang de Manon ; et, rebelle à toute chose imposée, elle n’avait jamais pu ni su résister à un caprice, quelles que dussent en être les conséquences.

Marcel avait été vraiment le seul homme qu’elle eût aimé. C’était du moins le seul pour qui elle avait réellement souffert, et il avait fallu toute l’opiniâtreté des instincts qui l’attiraient vers « tout ce qui rayonne et tout ce qui résonne » pour qu’elle le quittât. Elle avait vingt ans, et pour elle le luxe était presque une question de santé. Elle pouvait bien s’en passer quelque temps, mais elle ne pouvait y renoncer complétement. Connaissant son inconstance, elle n’avait jamais voulu consentir à mettre à son cœur le cadenas d’un serment de fidélité. Elle avait été ardemment aimée par beaucoup de jeunes gens pour qui elle avait eu elle-même des goûts très-vifs ; et toujours elle procédait envers eux avec une probité pleine de prévoyance ; les engagements qu’elle contractait étaient simples, francs et rustiques comme les déclarations d’amour des paysans de Molière. Vous me voulez bien et je vous veux aussi ; tope, et faisons la noce. Dix fois, si elle eût voulu, Musette aurait trouvé une position stable, ce qu’on appelle un avenir ; mais elle ne croyait guère à l’avenir, et professait à son égard le scepticisme du Figaro.

— Demain, disait-elle parfois, c’est une fatuité du calendrier ; c’est un prétexte quotidien que les hommes ont inventé pour ne point faire leurs affaires aujourd’hui. Demain, c’est peut-être un tremblement de terre. À la bonne heure, aujourd’hui, c’est la terre ferme.

Un jour, un galant homme, avec qui elle était restée près de six mois, et qui était devenu éperdument amoureux d’elle, lui proposa sérieusement de l’épouser. Musette lui avait jeté un grand éclat de rire au nez à cette proposition.

— Moi, mettre ma liberté en prison dans un contrat de mariage ? jamais ! dit-elle.

— Mais je passe ma vie à trembler de la crainte de vous perdre.

— Vous me perdriez bien plus si j’étais votre femme, répondit Musette. Ne parlons plus de cela. Je ne suis pas libre d’ailleurs, ajouta-t-elle, en songeant sans doute à Marcel.

Ainsi elle traversait sa jeunesse, l’esprit flottant à tous les vents de l’imprévu, faisant beaucoup d’heureux et se faisant presque heureuse elle-même. Le vicomte Maurice, avec qui elle était en ce moment, avait beaucoup de peine à se faire à ce caractère indomptable, ivre de liberté ; et ce fut dans une impatience oxydée de jalousie qu’il attendit le retour de Musette après l’avoir vue partir pour aller chez Marcel.

— Y restera-t-elle ? se demanda toute la soirée le jeune homme en s’enfonçant ce point d’interrogation dans le cœur.

— Ce pauvre Maurice ! disait Musette de son côté, il trouve ça un peu violent. Ah ! bah ! il faut former la jeunesse. Puis, son esprit passant subitement à d’autres exercices, elle pensa à Marcel, chez qui elle allait ; et, tout en passant en revue les souvenirs que réveillait le nom de son ancien adorateur, elle se demandait par quel miracle on avait mis la nappe chez lui. Elle relut, en marchant, la lettre que l’artiste lui avait écrite, et ne put s’empêcher d’être un peu attristée. Mais cela ne dura qu’un instant. Musette pensa avec raison que c’était moins que jamais l’occasion de se désoler, et comme en ce moment un grand vent venait de s’élever, elle s’écria :

— C’est bien drôle, je ne voudrais pas aller chez Marcel, que le vent m’y pousserait.

Et elle continua sa route en pressant le pas, joyeuse comme un oiseau qui revole à son premier nid.

Tout à coup la neige tomba avec abondance. Musette chercha des yeux si elle ne trouverait pas une voiture. Elle n’en rencontra point. Comme elle se trouvait précisément dans la rue où demeurait son amie madame Sidonie, celle-là qui lui avait fait parvenir la lettre de Marcel, Musette eut l’idée d’entrer un instant chez cette femme pour attendre que le temps lui permît de continuer sa route.

Quand Musette entra chez madame Sidonie, elle y trouva une nombreuse compagnie. On y continuait un lansquenet commencé depuis trois jours.

— Ne vous dérangez pas, dit Musette, je ne fais qu’entrer et sortir.

— Tu as reçu la lettre de Marcel ? lui dit bas à l’oreille madame Sidonie.

— Oui, répondit Musette, merci ; je vais chez lui ; il m’invite à dîner. Veux-tu venir avec moi ? tu t’amuseras bien.

— Eh ! non, je ne peux pas, fit Sidonie en montrant la table de jeu, et mon terme ?

— Il y a six louis, dit tout haut le banquier qui tenait les cartes.

— J’en fais deux ! s’écria madame Sidonie.

— Je ne suis pas fier, je pars pour deux, répondit le banquier, qui avait déjà passé plusieurs fois. Roi et as. Je suis flambé ! continua-t-il en faisant tomber les cartes, tous les rois sont morts…

— On ne parle pas politique, fit un journaliste.

— Et l’as est l’ennemi de ma famille, acheva le banquier, qui retourna encore un roi. Vive le roi ! s’écria-t-il. Ma mie Sidonie, envoyez-moi deux louis.

— Mets-les dans ta mémoire, fit Sidonie, furieuse d’avoir perdu.

— Ça fait cinq cents francs que vous me devez, petite, dit le banquier. Vous irez à mille. Je passe la main.

Sidonie et Musette causaient tout bas. La partie continua.

À peu près à la même heure, on se mettait à table chez les bohèmes. Pendant tout le repas Marcel parut inquiet. Chaque fois qu’on entendait un bruit de pas dans l’escalier, on le voyait tressaillir.

— Qu’est-ce que tu as ? demandait Rodolphe ; on dirait que tu attends quelqu’un. Ne sommes-nous pas au complet ?

Mais à un certain regard que l’artiste lui lança, le poëte comprit quelle était la préoccupation de son ami.

— C’est vrai, pensa-t-il en lui-même, nous ne sommes pas au complet.

Le coup d’œil de Marcel signifiait Musette ; le regard de Rodolphe voulait dire Mimi.

— Ça manque de femmes, dit tout à coup Schaunard.

— Sacrebleu ! hurla Colline, vas-tu te taire avec tes réflexions libertines ! Il a été convenu qu’on ne parlerait pas d’amour, ça fait tourner les sauces.

Et les amis recommencèrent à boire à plus amples rasades, pendant qu’en dehors la neige tombait toujours, et que dans l’âtre le bois flambait clair en tirant des feux d’artifice d’étincelles.

Au moment où Rodolphe fredonnait tout haut le couplet d’une chanson qu’il venait de trouver au fond de son verre, on frappa plusieurs coups à la porte.

À ce bruit, comme un plongeur qui, frappant du pied le fond de l’eau, remonte à la surface, Marcel, engourdi dans un commencement d’ivresse, se leva précipitamment de sa chaise et courut ouvrir.

Ce n’était point Musette.

Un monsieur parut sur le seuil. Il tenait à la main un petit papier. Son extérieur paraissait agréable, mais sa robe de chambre était bien mal faite.

— Je vous trouve en bonne disposition, dit-il en voyant la table, au milieu de laquelle apparaissait le cadavre d’un gigot colossal.

— Le propriétaire ! fit Rodolphe, qu’on lui rende les honneurs qui lui sont dus.

Et il se mit à battre aux champs sur son assiette avec son couteau et sa fourchette.

Colline lui offrit sa chaise, et Marcel s’écria :

— Allons, Schaunard, un verre blanc à Monsieur. Vous arrivez parfaitement à propos, dit l’artiste au propriétaire. Nous étions en train de porter un toast à la propriété. Mon ami que voilà, monsieur Colline, disait des choses bien touchantes. Puisque vous voici, il va recommencer pour vous faire honneur. Recommence un peu, Colline.

— Pardon, Messieurs, dit le propriétaire, je ne voudrais pas vous déranger.

Et il déploya le petit papier qu’il tenait à la main.

— Quel est cet imprimé ? demanda Marcel.

Le propriétaire, qui avait promené dans la chambre un regard inquisitorial, aperçut l’or et l’argent qui étaient restés sur la cheminée.

— C’est la quittance, dit-il rapidement, j’ai déjà eu l’honneur de vous la faire présenter.

— En effet, dit Marcel, ma mémoire fidèle me rappelle parfaitement ce détail ; c’était même un vendredi, le 8 octobre, à midi un quart ; très-bien.

— Elle est revêtue de ma signature, fit le propriétaire ; et si ça ne vous dérange pas…

— Monsieur, dit Marcel, je me proposais de vous voir. J’ai longuement à causer avec vous.

— Tout à vos ordres.

— Faites-moi donc le plaisir de vous rafraîchir, continua Marcel en l’obligeant à boire un verre de vin. Monsieur, reprit l’artiste, vous m’aviez envoyé dernièrement un petit papier… avec une image représentant une dame qui tient des balances. Le message était signé Godard.

— C’est mon huissier, dit le propriétaire.

— Il a une bien vilaine écriture, fit Marcel. Mon ami, qui sait toutes les langues, continua-t-il en désignant Colline, mon ami a bien voulu me traduire cette dépêche, dont le port coûte cinq francs…

— C’était un congé, fit le propriétaire, mesure de précaution… c’est l’usage.

— Un congé, c’est cela même, fit Marcel. Je voulais vous voir pour que nous eussions une conférence à propos de cet acte, que je désirerais convertir en un bail. Cette maison me plaît, l’escalier est propre, la rue est fort gaie, et puis des raisons de famille, mille choses m’attachent à ces murs.

— Mais, dit le propriétaire en déployant de nouveau sa quittance, il y a le dernier terme à liquider.

— Nous le liquiderons, Monsieur, telle est bien ma pensée intime.

Cependant le propriétaire ne quittait point des yeux la cheminée où se trouvait l’argent ; et la fixité attractive de ses regards pleins de convoitise était telle, que les espèces semblaient remuer et s’avancer vers lui.

— Je suis heureux d’arriver dans un moment où, sans que cela vous gêne, nous pourrons terminer ce petit compte, dit-il en tendant la quittance à Marcel, qui, ne pouvant parer l’attaque, rompit encore une fois et recommença avec son créancier la scène de don Juan avec M. Dimanche.

— Vous avez, je crois, des propriétés dans les départements ? demanda-t-il.

— Oh ! répondit le propriétaire, fort peu ; une petite maison en Bourgogne, une ferme, peu de chose, mauvais rapport… les fermiers ne payent pas… Aussi, ajouta-t-il en allongeant toujours sa quittance, cette petite rentrée arrive à merveille… C’est soixante francs, comme vous savez.

— Soixante, oui, fit Marcel en se dirigeant vers la cheminée, où il prit trois pièces d’or. Nous disons soixante, et il posa les trois louis sur la table, à quelque distance du propriétaire.

— Enfin ! murmura celui-ci, dont le visage s’éclaircit soudain, et il posa également sa quittance sur la table.

Schaunard, Colline et Rodolphe examinaient la scène avec inquiétude.

— Parbleu ! Monsieur, fit Marcel, puisque vous êtes Bourguignon, vous ne refuserez pas de dire deux mots à un compatriote.

Et faisant sauter le bouchon d’une bouteille de vieux mâcon, il en versa un plein verre au propriétaire.

— Ah ! parfait, dit celui-ci… Je n’en ai jamais bu de meilleur.

— C’est un de mes oncles que j’ai par là-bas, et qui m’en envoie quelques paniers de temps en temps.

Le propriétaire s’était levé et allongeait la main vers l’argent placé devant lui, quand Marcel l’arrêta de nouveau.

— Vous ne refuserez pas de me faire raison encore une fois, dit-il en versant encore à boire et en forçant le créancier à trinquer avec lui et avec les trois autres bohèmes.

Le propriétaire n’osa pas refuser. Il but de nouveau, posa son verre, et se disposait encore à prendre l’argent, quand Marcel s’écria :

— Au fait, Monsieur, il me vient une idée. Je me trouve un peu riche en ce moment. Mon oncle de Bourgogne m’a envoyé un supplément à ma pension. Je craindrais de dissiper cet argent. Vous savez, la jeunesse est folle… Si cela ne vous contrarie pas, je vous payerai un terme d’avance.

Et, prenant soixante autres francs en écus, il les ajouta aux louis qui étaient sur la table.

— Je vais alors vous donner une quittance du terme à échoir, dit le propriétaire. J’en ai en blanc dans ma poche, ajouta-t-il en tirant son portefeuille. Je vais la remplir et l’antidater. Mais il est charmant, ce locataire, pensa-t-il tout bas en couvant les cent vingt francs des yeux.

— À cette proposition, les trois bohèmes, qui ne comprenaient plus rien à la diplomatie de Marcel, restèrent stupéfaits.

— Mais cette cheminée fume, cela est fort incommode.

— Que ne m’en avez-vous prévenu ? J’aurais fait appeler le fumiste, dit le propriétaire qui ne voulait pas être en reste de procédés. Demain, je ferai venir les ouvriers. Et ayant terminé de remplir la seconde quittance, il la joignit à la première, les poussa toutes les deux devant Marcel, et approcha de nouveau sa main de la pile d’argent. Vous ne sauriez croire combien cette somme arrive à point, dit-il. J’ai des mémoires à payer pour réparations à mon immeuble… et j’étais fort embarrassé.

— Je regrette de vous avoir fait un peu attendre, fit Marcel.

— Oh ! Je n’étais pas en peine… Messieurs… J’ai l’honneur… Et sa main s’allongeait encore…

— Oh ! oh ! permettez, fit Marcel, nous n’avons pas encore fini. Vous savez le proverbe : Quand le vin est tiré…

Et il emplit de nouveau le verre du propriétaire.

— Il faut boire…

— C’est juste, dit celui-ci en se rasseyant par politesse.

Cette fois, à un coup d’œil que leur lança Marcel, les bohèmes comprirent quel était son but.

Cependant le propriétaire commençait à jouer de la prunelle d’une façon extraordinaire. Il se balançait sur sa chaise, tenait des propos grivois, et promettait à Marcel, qui lui demandait des réparations locatives, des embellissements fabuleux.

— En avant la grosse artillerie ! dit l’artiste bas à Rodolphe, en lui indiquant une bouteille de rhum.

Après le premier petit verre, le propriétaire chanta une gaudriole qui fit rougir Schaunard.

Après le second petit verre, il raconta ses infortunes conjugales ; et, comme son épouse s’appelait Hélène, il se compara à Ménélas.

Après le troisième petit verre, il eut un accès de philosophie, et émit des aphorismes comme ceux-ci :

« La vie est un fleuve.

« La fortune ne fait pas le bonheur.

« L’homme est éphémère.

« Ah ! que l’amour est agréable ! »

Et prenant Schaunard pour confident, il lui raconta sa liaison clandestine avec une jeune fille qu’il avait mise dans l’acajou, et qui s’appelait Euphémie. Et il fit un portrait si détaillé de cette jeune personne, aux tendresses naïves, que Schaunard commença à être travaillé par un étrange soupçon, qui devint une certitude lorsque le propriétaire lui montra une lettre qu’il tira de son portefeuille.

— Oh ! ciel ! s’écria Schaunard en apercevant la signature. Cruelle fille ! tu m’enfonces un poignard dans le cœur.

— Qu’a-t-il donc ? s’écrièrent les bohèmes, étonnés de ce langage.

— Voyez, dit Schaunard, cette lettre est de Phémie ; voyez ce pâté qui sert de signature. Et il fit circuler la lettre de son ancienne maîtresse ; elle commençait par ces mots :

« Mon gros louf-louf ! »

— C’est moi qui suis son gros louf-louf, dit le propriétaire en essayant de se lever, sans pouvoir y parvenir.

— Très-bien ! fit Marcel qui l’observait, il a jeté l’ancre.

— Phémie ! cruelle Phémie ! murmurait Schaunard, tu me fais bien de la peine.

— Je lui ai meublé un petit entre-sol, rue Coquenard, no 12, dit le propriétaire. C’est joli, joli… ça m’a coûté bien cher… Mais l’amour sincère n’a pas de prix, et puis j’ai vingt mille francs de rente… Elle me demande de l’argent, continua-t-il en reprenant la lettre. Pauvre chérie !… Je lui donnerai celui-là, ça lui fera plaisir… et il allongea la main vers l’argent préparé par Marcel. Tiens, tiens ! fit-il avec étonnement en tâtonnement sur la table, où donc est-il ?…

L’argent avait disparu.

— Il est impossible qu’un galant homme se prête à d’aussi coupables manœuvres, avait dit Marcel. Ma conscience, la morale, m’interdisent de verser le prix de mes loyers ès mains de ce vieillard débauché. Je ne payerai point mon terme. Mais mon âme restera du moins sans remords. Quelles mœurs ! un homme aussi chauve !

Cependant le propriétaire achevait de se couler à fond et tenait tout haut des discours insensés aux bouteilles.

Comme il était absent depuis deux heures, sa femme, inquiète de lui, l’envoya chercher par la servante, qui poussa de grands cris en le voyant.

— Qu’est-ce que vous avez fait à mon maître ? demanda-t-elle aux bohèmes.

— Rien, dit Marcel ; il est monté tout à l’heure pour réclamer ses loyers ; comme nous n’avions pas d’argent à lui donner, nous lui avons demandé du temps.

— Mais il s’est ivrogné, dit la domestique.

— Le plus fort de cette besogne était fait, répondit Rodolphe : quand il est venu ici, il nous a dit qu’il était allé ranger sa cave.

— Et il avait si peu de sang-froid, continua Colline, qu’il voulait nous laisser nos quittances sans argent.

— Vous les donnerez à sa femme, ajouta le peintre en rendant les quittances ; nous sommes d’honnêtes gens, et nous ne voulons pas profiter de son état.

— Ô mon Dieu ! qu’est-ce que va dire Madame ? fit la servante en entraînant le propriétaire, qui ne pouvait plus se tenir sur ses jambes.

— Enfin ! s’écria Marcel.

— Il reviendra demain, dit Rodolphe ; il a vu de l’argent.

— Quand il reviendra, fit l’artiste, je le menacerai d’instruire son épouse de ses relations avec la jeune Phémie, et il nous donnera du temps.

Quand le propriétaire fut dehors, les quatre amis se remirent à boire et à fumer. Seul, Marcel avait conservé un sentiment de lucidité dans son ivresse. D’instant en instant, au moindre bruit des pas qu’il entendait dans l’escalier, il courait ouvrir la porte. Mais ceux qui montaient s’arrêtaient toujours aux étages inférieurs ; alors l’artiste venait lentement se rasseoir au coin de son feu. Minuit sonna, et Musette n’était point venue.

— Au fait, pensa Marcel, peut-être n’était-elle point chez elle quand on lui a porté ma lettre. Elle la trouvera ce soir en rentrant, et elle viendra demain, il y aura encore du feu. Il est impossible qu’elle ne vienne pas. Allons, à demain. Et il s’endormit au coin de l’âtre.

Au moment même où Marcel s’endormait, rêvant d’elle, mademoiselle Musette sortait de chez son amie, madame Sidonie, chez qui elle était restée jusque-là. Musette n’était point seule, un jeune homme l’accompagnait, une voiture attendait à la porte, ils y montèrent tous deux ; la voiture partit au galop.

La partie de lansquenet continuait chez madame Sidonie.

— Où donc est Musette ? s’écria tout à coup quelqu’un.

— Où donc est le petit Séraphin ? dit une autre personne.

Madame Sidonie se mit à rire.

— Ils viennent de se sauver ensemble, dit-elle. Ah ! c’est une curieuse histoire. Quelle singulière créature que cette Musette ! Figurez-vous…

Et elle raconta à la société comment Musette, après s’être fâchée presque avec le vicomte Maurice, après s’être mise en chemin pour aller chez Marcel, était montée un instant par hasard chez elle, et comment elle y avait rencontré le jeune Séraphin.

— Ah ! je me doutais bien de quelque chose, dit Sidonie en interrompant son récit : je les ai observés toute la soirée : il n’est pas maladroit, ce petit bonhomme. Bref, continua-t-elle, ils sont partis sans dire gare, et bien fin qui les attraperait. C’est égal, c’est bien drôle, quand on pense que Musette est folle de son Marcel.

— Si elle en est folle, à quoi bon le Séraphin, un enfant presque ? il n’a jamais eu de maîtresse, dit un jeune homme.

— Elle veut lui apprendre à lire, fit le journaliste, qui était fort bête quand il avait perdu.

— C’est égal, reprit Sidonie, puisqu’elle aime Marcel, pourquoi Séraphin ? Voilà qui me passe.

— Hélas ! Oui, pourquoi ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pendant cinq jours, et sans sortir de chez eux, les bohèmes menaient la plus joyeuse vie du monde. Ils restaient à table depuis le matin jusqu’au soir. Un admirable désordre régnait dans la chambre, que remplissait une atmosphère pantagruélique. Sur un banc presque entier de coquilles d’huîtres était couchée une armée de bouteilles de divers formats. La table était chargée de débris de toute nature, et une forêt brûlait dans la cheminée.

Le sixième jour, Colline, qui était l’ordonnateur des cérémonies, rédigea, comme il le faisait tous les matins, le menu du déjeuner, du dîner, du goûter et du souper, et le soumit à l’appréciation de ses amis, qui le revêtirent chacun de son paraphe, en signe d’acquiescement.

Mais lorsque Colline ouvrit le tiroir qui servait de caisse, afin de prendre l’argent nécessaire à la consommation du jour, il recula de deux pas, et devint blême comme le spectre de Banquo.

— Qu’y a-t-il ? demandèrent nonchalamment les autres.

— Il y a, qu’il n’y a plus que trente sous, dit le philosophe.

— Diable ! diable ! firent les autres, ça va causer des remaniements dans notre menu. Enfin, trente sous bien employés !… C’est égal, nous aurons difficilement des truffes.

Quelques instants après, la table était servie. On y voyait trois plats dressés avec beaucoup de symétrie :

Un plat de harengs ;
Un plat de pommes de terre ;
Un plat de fromage.

Dans la cheminée fumaient deux petits tisons gros comme le poing.

Au dehors la neige tombait toujours.

Les quatre bohèmes se mirent à table et déployèrent gravement leurs serviettes.

— C’est singulier, disait Marcel, ce hareng a un goût de faisan.

— Ça tient à la manière dont je l’ai arrangé, répliqua Colline ; le hareng a été méconnu.

En ce moment, une joyeuse chanson montait l’escalier, et s’en vint frapper à la porte. Marcel, qui n’avait pu s’empêcher de tressaillir, courut ouvrir.

Musette lui sauta au cou, et le tint embrassé pendant cinq minutes. Marcel la sentit trembler dans ses bras.

— Qu’as-tu ? lui demanda-t-il.

— J’ai froid, dit machinalement Musette en s’approchant de la cheminée.

— Ah ! dit Marcel, nous avions fait si bon feu !

— Oui, dit Musette en regardant sur la table les débris du festin qui servait depuis cinq jours ; je viens trop tard.

— Pourquoi ? fit Marcel.

— Pourquoi ? dit Musette… en rougissant un peu. Et elle s’assit sur les genoux de Marcel ; elle tremblait toujours et ses mains étaient violettes.

— Tu n’étais donc pas libre ? lui demanda Marcel bas à l’oreille.

— Moi ! pas libre ! s’écria la belle fille. Ah ! Marcel ! je serais assise au milieu des étoiles, dans le paradis du bon Dieu, et tu me ferais un signe, que je descendrais auprès de toi. Moi ! pas libre !… Elle se remit à trembler.

— Il y a cinq chaises ici, dit Rodolphe, c’est un nombre impair, sans compter que la cinquième est d’une forme ridicule. Et brisant la chaise contre le mur, il en jeta les morceaux dans la cheminée. Le feu ressuscita soudain en flamme claire et joyeuse ; puis, faisant un signe à Colline et à Schaunard, le poëte les emmena avec lui.

— Où allez-vous ? demanda Marcel.

— Nous allons acheter du tabac, répondirent-ils.

— À la Havane, ajouta Schaunard en faisant un signe d’intelligence à Marcel, qui le remercia du regard.

— Pourquoi n’es-tu pas venue plus tôt ? demanda-t-il de nouveau à Musette lorsqu’ils furent seuls.

— C’est vrai, je suis un peu en retard…

— Cinq jours pour passer le pont Neuf ! Tu as donc pris par les Pyrénées ? dit Marcel.

Musette baissa la tête et demeura silencieuse.

— Ah ! méchante fille ! reprit mélancoliquement l’artiste en frappant légèrement avec la main sur le corsage de sa maîtresse. Qu’est-ce que tu as donc là-dessous ?

— Tu le sais bien, repartit vivement celle-ci.

— Mais qu’as-tu fait depuis que je t’ai écrit ?

— Ne m’interroge pas ! reprit vivement Musette en l’embrassant à plusieurs reprises ; ne me demande rien ! laisse-moi me chauffer à côté de toi pendant qu’il fait froid. Tu vois, j’avais mis ma plus belle robe pour venir… Ce pauvre Maurice, il ne comprenait rien quand je suis partie pour venir ici ; mais c’était plus fort que moi… Je me suis mise en route… C’est bon, le feu, ajouta-t-elle en approchant ses petites mains de la flamme. Je resterai avec toi jusqu’à demain. Veux-tu ?

— Il fera bien froid ici, dit Marcel, et nous n’avons pas de quoi diner. Tu es venue trop tard, répéta-t-il.

— Ah ! bah ! dit musette, ça ressemblera mieux à autrefois.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Rodolphe, Colline et Schaunard restèrent vingt-quatre heures à aller chercher leur tabac. Quand ils revinrent à la maison, Marcel était seul.

Après six jours d’absence, le vicomte Maurice vit arriver Musette.

Il ne lui fit aucun reproche, et lui demanda seulement pourquoi elle paraissait triste.

— Je me suis querellée avec Marcel, dit-elle, nous nous sommes mal quittés.

— Et pourtant, dit Maurice, qui sait ? vous retournerez encore auprès de lui.

— Que voulez-vous ? fit Musette, j’ai besoin de temps en temps d’aller respirer l’air de cette vie-là. Mon existence folle est comme une chanson ; chacun de mes amours est un couplet ; mais Marcel en est le refrain.