Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/Natchez en 1820

NATCHEZ EN 1820.


Par une claire et froide matinée de décembre, porté sur mon bateau plat, j’approchais de la ville de Natchez. Les rivages du Mississipi étaient bordés d’une foule d’embarcations de toute espèce chargées des différents produits de l’Ouest ; et c’était entre elles un mouvement et un tumulte tels que ceux des grandes foires où chacun ne pense qu’à s’assurer l’avantage de la place la plus favorable et du meilleur marché. Cependant la scène était loin d’avoir pour moi tout son charme, car j’étais encore « au pied de la montagne » ; mais en m’éloignant de la basse ville, je ne tardai pas à découvrir les rochers sur lesquels est bâtie la ville proprement dite. D’innombrables vautours, les ailes toutes grandes ouvertes, rasaient la terre, en cherchant leur nourriture ; çà et là des pins énormes et de superbes magnolias élançaient vers le ciel leurs cimes toujours vertes ; tandis que, sur l’autre rive, s’étendaient de vastes terrains d’alluvion, et qu’à l’horizon, pour dernière perspective, se déployait un rideau d’épaisses forêts. À chaque moment, des steamers sillonnaient les eaux du large fleuve ; dans l’éloignement, les rayons du soleil produisaient les effets de lumière les plus variés ; et tout en suivant du regard les évolutions de l’aigle à tête blanche qui donnait la chasse à l’orfraie, ma pensée remontait vers le Tout-Puissant, auteur de mon être, et j’admirais ses voies merveilleuses.

Avant de prendre terre, j’avais remarqué plusieurs moulins à scie bâtis sur des fossés ou d’étroits canaux le long desquels l’eau descendait des marais de l’intérieur vers le fleuve, et qui servaient à faire flotter le bois de construction jusqu’au rivage. J’appris dans la suite qu’un seul de ces établissements temporaires avait donné, en une seule saison, un profit net d’environ six mille dollars.

Les environs de Natchez sont très pittoresques, et la basse ville offre, avec la haute, un contraste des plus remarquables. Dans la première, les habitations n’ont rien de régulier, mais sont généralement construites en bois provenant des bateaux plats hors de service, et disposées en rangs qui indiquent l’intention de former une longue rue. La population présente un mélange qu’il m’est impossible de décrire. Des centaines de charrettes et autres véhicules cahotaient, avec leurs charges, au long de la pente qui sépare les deux villes ; mais, lorsque par une rude montée, j’eus gagné le sommet, j’oubliai ma fatigue en me trouvant au milieu d’une avenue de ces beaux arbres qu’on appelle ici l’orgueil de la Chine[1]. Dans la haute ville, les rues étaient toutes tirées à angle droit et passablement garnies de maisons en briques ou en planches. La richesse et la fertilité du pays m’étaient indiquées par des tas de balles de coton et autres produits encombrant les rues. Les églises ne me plurent pas ; mais, comme pour me dédommager de cette fâcheuse impression, je rencontrai mon parent M. Berthoud, qui me remit des lettres de ma femme et de mes fils. Les bonnes nouvelles qu’elles contenaient me rendirent toute ma gaieté, et nous nous dirigeâmes ensemble vers le meilleur hôtel de la place, qui est celui de M. Garnier. La maison, bâtie à la mode espagnole et très spacieuse, était entourée de larges vérandas qui, à une grande distance l’une de l’autre, dominaient un beau jardin. À cette époque, Natchez ne renfermait pas plus de trois mille âmes. Je n’y suis pas retourné depuis ; cependant sans aucun doute, comme pour toutes les autres villes de nos États de l’Ouest, la population a dû considérablement s’accroître. Elle possédait une banque, et la malle arrivait trois fois par semaine de chaque partie de l’Union.

La première chose qui frappe l’étranger est la douceur de la température. On y voyait déjà en pleine maturité nombre de légumes et de fruits aussi agréables à l’œil que savoureux à la bouche, et qu’on trouve rarement sur nos marchés de l’Est avant le mois de mai. Le pewee avait choisi le voisinage de la ville pour ses quartiers d’hiver ; et notre oiseau moqueur, si justement renommé, chantait et sautillait gratis pour chaque passant. J’étais surpris de voir le nombre immense de vautours qui cheminaient le long des rues ou qui dormaient sur les toits. Le pays, jusqu’à plusieurs milles dans les terres, s’étend en une suite de légères ondulations ; le coton y vient à merveille, et presque partout la joie et la richesse semblent s’être fixées dans l’habitation du planteur, toujours prête à recevoir l’étranger ou le voyageur égaré qui cherchent un lieu de repos. Le gibier abonde ; les Indiens libres, à l’époque dont je parle, ne laissaient manquer le marché ni de venaison ni de dindons sauvages ; enfin, le Mississipi qui baigne le bas de la montagne, à quelques centaines de pieds au-dessous de la ville, fournit aux habitants de nombreuses variétés de poisson. Le plus grand inconvénient est le manque d’eau que l’on est obligé de charrier du fleuve, pour les usages communs ; tandis que celle qu’on boit est reçue des toits, dans des citernes, et devient très rare durant les longues sécheresses. Jusqu’à ces dernières années l’oranger y rapportait en plein air ; mais de grands changements sont survenus dans la température, et maintenant des gelées fortes quoique passagères obligent de le tenir en serre, pour qu’il puisse mûrir son fruit.

On voit encore, à quelque distance de la ville, les restes d’un vieux fort espagnol. On me dit que, deux ans auparavant, une grande partie de la montagne voisine s’était éboulée en glissant à une centaine de pieds, et qu’elle avait entraîné dans la rivière beaucoup de maisons de la basse ville. Ce malheur, à ce qu’il paraît, était arrivé par suite de l’infiltration des sources qui coulent au-dessous des strates d’argile et de sable mouvant dont elle est composée. La portion restée en place présente une large excavation en forme de bassin dans lequel on jette les immondices, qui servent de nourriture aux vautours quand ils ne peuvent rien attraper de mieux. C’est là que je vis un aigle à tête blanche donner la chasse à l’un de ces dégoûtants oiseaux, le frapper et le tuer pour se repaître des entrailles d’un cheval que le vautour avait déjà en partie avalées.

À la vérité, je ne trouvai pas à Natchez beaucoup d’amateurs de la science ornithologique ; mais j’y reçus un accueil que de longtemps je n’oublierai. M. Garnier me donna, dans la suite, des preuves d’une véritable amitié, ainsi que vous le saurez en son lieu. Je veux dire aussi quelques mots d’un autre personnage dont la bonté envers moi s’est gravée en traits ineffaçables dans mon cœur ; toutefois, pour peindre un homme de ce caractère, il faudrait la plume d’un Fénelon : Charles Carré était d’origine française et fils d’un noble de l’ancien régime. Ses qualités acquises et la bienveillance de son naturel me firent, à première vue, une telle impression, que je ne pus m’empêcher de le regarder comme un autre mentor. À peine lui restait-il quelques cheveux grisonnants sur la tête, mais dans toute sa contenance respiraient la gaieté et l’esprit bouillant de la jeunesse. Il pratiquait les plus saints préceptes du christianisme, car son cœur et sa bourse étaient toujours ouverts pour l’infortune. Ce fut sous sa direction que je visitai les environs de Natchez ; il possédait à fond toute l’histoire de cette ville, depuis l’époque où elle était d’abord tombée au pouvoir des Espagnols, jusqu’à leur expulsion du pays, ensuite jusqu’à la domination des Français qu’en définitive avait remplacée la nôtre. Il était, en outre, très versé dans la connaissance des divers idiomes indiens, parlait le français avec une grande pureté et faisait des vers religieux. J’ai passé des heures bien agréables dans sa compagnie ; mais hélas ! lui aussi maintenant, il a pris le chemin de toute la terre.





  1. Des pawlonias et des catalpas.