Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/Le grand Héron blanc

LE GRAND HÉRON BLANC.


L’oiseau dont j’entreprends ici de décrire les mœurs appartient à la plus grande espèce de Hérons qu’on ait, jusqu’à présent, rencontrée aux États-Unis. Il est remarquable, non-seulement à raison de sa haute taille, mais encore par l’éclatante blancheur de son plumage, qui reste la même à toutes les époques de sa vie. Les auteurs qui ont subdivisé cette famille, en affirmant qu’aucun vrai Héron n’est blanc, vont être choqués, je n’en doute pas, au simple énoncé d’un fait si nouveau ; cependant, à bien réfléchir, les efforts que l’on fait pour découvrir le véritable arrangement des choses ne peuvent pas toujours être également heureux ; et il est clair enfin que celui-là seul qui a tout étudié, doit avoir de grandes chances de disposer tout dans l’ordre des affinités naturelles.

Le 24 avril 1832, jour où j’abordai sur la clef Indienne, dans la Floride, je fus mis en rapport avec M. Egan, dont j’ai déjà eu occasion de vous parler. C’est lui qui le premier appela mon attention sur l’oiseau qui fait le sujet de cet article, et dont je ne crois pas qu’aucune description ait encore été donnée. Le second jour de mon arrivée, n’ayant pu l’accompagner, parce que j’étais pressé de finir un dessin, je le vis revenir avec deux jeunes Hérons en vie et un autre mort dans un nid qu’il s’était procuré en faisant abattre le manglier sur lequel ils étaient. Figurez-vous ma joie : du premier coup d’œil j’avais reconnu qu’ils appartenaient à une espèce toute nouvelle pour moi ! Les deux qu’il m’apportait vivants étaient d’un beau blanc, avec une légère teinte jaune-crème, et paraissaient remarquablement gras et forts pour leur âge, qui, au dire de notre digne pilote, ne remontait pas à plus de trois semaines. Le corps du troisième était en putréfaction et beaucoup plus petit. On eût dit que, par mégarde, les parents l’avaient étouffé en marchant dessus ; du moins son corps était tout aplati et couvert d’ordures. Je plaçai le nid, avec les deux restés en vie, dans la cour. Ces jeunes Hérons ne semblaient nullement effrayés lorsque quelqu’un s’approchait d’eux ; et néanmoins, dès qu’on étendait la main dans leur direction, ils cherchaient à donner de bons coups de bec. J’avais un chien de Terre-Neuve, parfaitement dressé, d’un instinct sûr et d’humeur très paisible ; je le sifflai pour essayer : en l’apercevant, les oiseaux se dressèrent à moitié sur leurs jambes, et les plumes hérissées, les ailes étendues, le bec ouvert, firent claquer leurs mandibules d’un air menaçant, sans toutefois chercher à quitter le nid. Je fis approcher mon chien de plus près, en lui défendant de leur toucher : ils le laissèrent venir à portée ; puis, soudain, le plus gros lui détacha un violent coup de bec et se suspendit à son nez. Mais Platon était trop brave pour ne pas prendre la chose en bonne part ; il se contenta de m’apporter l’irascible oiseau, que j’empoignai par les ailes, en lui faisant lâcher prise. Après quoi, notre champion se mit à marcher d’un air tranquille, fier comme pas un de sa tribu ; et je l’avoue, je fus charmé de le savoir doué de tant de courage.

Le 26 du même mois, M. Thruston nous prit, mes compagnons et moi, dans sa belle barge, pour nous conduire à quelques îles sur lesquelles les cormorans de la Floride nichaient en grand nombre. Avant d’arriver, nous aperçûmes deux jeunes Hérons blancs, de haute taille, qui reposaient dans leur nid. J’avais grande envie de les prendre vivants ; toutefois un malencontreux coup de fusil que tira l’un de nous, les fit se jeter à l’eau. Ils étaient, me dit-on, très capables de voler, mais probablement n’avaient encore point vu de figures humaines. En cherchant, ce même jour, des nids de la tourterelle Zénaïde, nous fîmes rencontre d’un autre jeune Héron de l’espèce dont je parle, et qui se promenait, parmi les mangliers, au bord de l’île où nous étions. Immédiatement nous nous mîmes à sa poursuite ; et vous eussiez ri de nous voir, bien que nous-mêmes n’eussions guère été d’humeur de nous associer à votre gaieté : imaginez-vous sept ou huit personnes aux trousses d’un pauvre oiseau qui, le cou tendu, jouant des ailes et des jambes, se dépêchait tant qu’il pouvait, au milieu des arbres et des broussailles. À la fin, j’étais tellement impatienté, que, malgré tout mon désir de l’avoir vivant, je fus plusieurs fois sur le point de lui envoyer un coup de fusil. Pourtant, étant parvenu à le prendre on lui attacha solidement le bec et les pattes, et on l’expédia à la clef Indienne, pour le mettre avec ceux de sa parenté. Dès que ces derniers l’aperçurent, ils coururent à lui, en ouvrant le bec, et lui firent l’accueil le plus amical, ne cessant de le caresser et frottant leur tête contre la sienne d’une façon très divertissante. On plaça devant eux un baquet plein de poissons, qu’ils eurent avalés en deux ou trois minutes. Il suffit de quelques jours pour les habituer à manger des morceaux de porc frais, du fromage, et autres substances.

En naviguant autour des îles nombreuses qui se trouvent entre la clef Indienne et la clef de l’Ouest, je vis plusieurs oiseaux de cette même espèce, quelques-uns seuls, d’autres par couples ou rassemblés en troupes plus ou moins considérables ; mais je ne pus jamais en approcher à portée. M. Egan, pour me consoler, me dit qu’au delà de la clef de l’Ouest, il connaissait certains endroits où, si nous voulions y consacrer un jour et une nuit, nous serions sûrs d’en tuer et plus d’un. Le docteur B. Strobel me répéta la même chose ; et de fait, en moins de huit jours, nous nous en procurâmes plus d’une douzaine de différents âges, aussi bien que des œufs et des nids ; de sorte que les mœurs de ces oiseaux purent être étudiées avec tout le soin convenable par plusieurs personnes de ma société.

Un matin, vers trois heures, vous nous eussiez vus M. Egan et moi, à environ huit milles de notre mouillage, pagayant en silence dans les passes étroites et sinueuses formées par la marée sur une grande île plate que la mer recouvrait en partie. Là, nous espérions trouver abondance de Hérons ; mais longtemps nous cherchâmes sans succès. En vain d’autres oiseaux s’offraient à nos coups ; nous nous étions promis de ne faire feu que sur le grand Héron blanc, et pas un ne s’était encore approché de nous. Enfin, après six ou sept heures de fatigue, un Héron s’enleva au-dessus de notre tête, et nos deux coups partirent à la fois. L’oiseau tomba roide mort. C’était une femelle qui couvait encore, ou dont les petits devaient être nouvellement éclos, car son ventre était nu et tout son plumage en mauvais état. Nous prîmes alors un peu de repos, déjeunâmes de quelques biscuits assaisonnés de mélasse et trempés dans l’eau, et nous étendîmes à l’ombre des mangliers, offrant aussi aux moustiques une excellente occasion de rompre leur jeûne. Ensuite nous visitâmes les clefs l’une après l’autre, et vîmes un grand nombre de Hérons blancs. Enfin, à la nuit, nous regagnâmes la Marion, épuisés et n’emportant pour tout butin qu’un seul oiseau. Cependant M. Egan et moi, nous songions aux moyens d’en avoir d’autres à moins de frais, ce qui eût pu se faire très facilement un mois plus tôt, alors que ces oiseaux, comme il me dit, étaient entièrement absorbés par les soins de l’incubation. Il me demanda si je ne voudrais pas retourner, cette nuit même, à minuit, sur la dernière île que nous venions de parcourir ? J’acceptai la proposition et en fis part à notre capitaine, qui, ne cherchant que l’occasion de m’obliger quand le service ne réclamait pas sa présence à bord, s’offrit à nous accompagner lui-même dans la yole. Les fusils furent promptement nettoyés ; on mit les provisions et les munitions dans les bateaux ; et après avoir bien soupé, nous attendîmes, en causant et en riant, l’heure du départ.

Au coup de huit heures, nous étions sur pied, faisant route pour les îles. La lune brillait dans le clair firmament ; mais il n’y avait pas même un souffle de brise, et nous fûmes obligés de prendre les avirons. De plus nous avions la marée contre nous, et pendant plusieurs milles il nous fallut tirer nos bateaux sur des bas-fonds vaseux et glissants. Enfin nous arrivâmes à une grande île, au milieu d’un profond canal ombragé de mangliers sur lesquels, le soir précédent, nous avions remarqué que les Hérons venaient se percher. Nous restâmes là, sans bouger, jusqu’à la pointe du jour. Ah ! lecteur, vous ne vous imaginez pas ce que c’est que de passer une mortelle heure, dans un pareil lieu, en proie aux mouches et aux moustiques, alors surtout qu’il vous est absolument interdit de faire un seul mouvement. Heureusement le jour parut ; les bateaux se séparèrent en se donnant rendez-vous au bord opposé de l’île, et nous commençâmes à ramer chacun de notre côté, en faisant le moins de bruit possible. Bientôt un Héron s’enleva d’une branche, juste au-dessus de nos têtes ; une triple décharge retentit ; mais l’oiseau n’en volait que mieux : sans doute, le pilote et moi nous nous étions trop pressés. Le héron, tout en s’en allant, poussait de grands cris qui, joints au bruit de nos armes à feu, en réveillèrent des centaines d’autres que nous vîmes s’enlever également des mangliers, et planer autour de nous à la pâle clarté de la lune, semblables à une légion de spectres. Je désespérais de pouvoir m’en procurer un seul ; la marée montait rapidement ; et quand nous rejoignîmes l’autre bateau, on nous dit que si nous avions eu la précaution de ne les tirer que sur les arbres, nous aurions pu en tuer plusieurs ; mais qu’à présent il nous faudrait attendre jusqu’à la pleine marée, tous les oiseaux étant partis pour chercher la nourriture.

Les bateaux se séparèrent de nouveau ; et on convint que celui qui tuerait un Héron en donnerait chaque fois avis aux autres, en tirant un second coup de fusil, une minute exactement après le premier.

M. Egan nous avait, en passant, montré un nid sur lequel on voyait deux jeunes Hérons, et s’était fait mettre à terre pour guetter au pied de l’arbre. Quant à moi, je poussai mon bateau dans une petite anse où j’attendis environ une demi-heure. Alors un Héron passa au-dessus de ma tête, et celui-là, je ne le manquai pas. C’était un beau vieux mâle. Avant même que j’eusse pu tirer pour avertir mes compagnons, j’entendis un coup au loin ; le mien partit, et j’en entendis un second : j’étais donc certain qu’il y avait deux oiseaux de tués. Effectivement, en rejoignant le bateau du capitaine, je le trouvai qui en tenait un. Mais M. Egan avait en vain fait sentinelle, pendant deux heures, auprès du nid ; ni le père ni la mère n’avaient paru. Nous le reprîmes avec nous, et nous chargeâmes de notre double capture. Maintenant le flot était presque entièrement monté. À un mille à peu près du lieu où nous étions, se tenaient plus de cent Hérons sur un banc de vase où ils étaient enfoncés jusqu’au ventre. Le pilote nous avertit que c’était le bon moment : La marée, dit-il, les forcera bientôt à s’envoler, et ils viendront se reposer sur les arbres. En conséquence, nous nous dispersâmes pour nous placer chacun de notre mieux ; et je me postai sur la partie la plus basse de l’île, en ayant une autre, en face de moi, dont je n’étais séparé que par un canal. De ce point j’eus le plaisir de voir tous les Hérons prendre l’essor, en se suivant rapidement les uns les autres ; et bientôt j’entendis les coups de fusil de mes camarades, mais sans que retentît le signal qui devait annoncer le succès. Moi-même, à ce moment, ayant cru trouver une occasion favorable, j’en ajustai un très gros, lâchai la détente et entendis distinctement le coup le frapper… le Héron se contenta de pousser son croassement d’habitude, et ne ralentit point son vol. Il n’en vint pas d’autre à portée ; bien qu’on en vît un grand nombre s’abattre dans l’île voisine, où ils se tenaient, perchés sur leurs longues jambes, comme autant de statues du plus pur albâtre, formant un beau contraste avec le bleu foncé du ciel. Les bateaux revinrent ; M. Egan avait un oiseau, le capitaine un autre, et tous deux me regardèrent avec surprise. Nous nous embarquâmes alors pour l’île qui était devant nous, et où nous espérions faire meilleure rencontre. À peine nous étions-nous avancés d’une centaine de pas le long du bord, que nous trouvâmes celui que j’avais tiré, gisant, les ailes étendues, dans les dernières convulsions de la mort. Ainsi, nous n’avions pas fait trop mauvaise chasse ; mais dans d’autres occasions j’en tuai beaucoup plus, et jugeant désormais que j’en avais assez, je laissai les pauvres oiseaux vaquer en paix à leurs affaires.

Ces Hérons sont extrêmement farouches ; ils partaient parfois d’une distance d’un demi-mille, et fuyaient à perte de vue. Quand on les poursuit, ils reviennent aux mêmes îles et aux bancs de vase qu’ils ont quittés ; et il est tout à fait impossible d’en approcher, quand ils sont perchés, ou qu’ils se tiennent dans l’eau.

Ils résident constamment sur les clefs de la Floride et, durant la saison des œufs, s’y trouvent plus abondants que partout ailleurs. Rarement s’avancent-ils, à l’est, plus loin que le cap Floride ; on n’en voit aucun sur les Tortugas, probablement parce que ces îles ne portent pas de mangliers. Ils commencent à s’accoupler en mars, mais d’ordinaire ne pondent que vers le milieu d’avril. Leurs nids parfois sont très loin l’un de l’autre ; et bien qu’en nombre assez considérable sur la même île, ils s’y trouvent cependant moins rapprochés que ceux du grand Héron bleu. Ils ne les établissent guère qu’à quelques pieds au-dessus de la marque des plus hautes eaux, c’est-à-dire si bas, qu’ils ne sont réellement qu’un mètre ou deux plus élevés que les racines des arbres. J’en examinai de vingt à trente, que je trouvai tous placés de cette manière. Ils étaient larges, présentant près de trois pieds de diamètre, composés de bâtonnets de différente grosseur, mais sans aucune apparence de rebord, tout à fait plats et seulement épais de quelques pouces. On y compte toujours trois œufs dont la longueur est de deux pouces trois quarts, sur un pouce huit douzièmes de large, et qui ont une forte coquille d’une couleur uniforme tirant sur le gris-bleu clair. M. Egan me dit que l’incubation dure trente jours, et que les deux oiseaux couvent (la femelle toutefois étant la plus assidue), en se tenant les jambes étendues tout du long devant eux, comme font les jeunes qui n’ont encore que deux ou trois semaines. Ces derniers, et j’en ai vu plusieurs ayant depuis dix jours jusqu’à un mois, sont d’un blanc pur, très légèrement teintés de jaunâtre, et sans aucun indice de crête. Ceux que j’apportai à Charlestown, et que je gardai plus d’un an, n’annonçaient encore leur sexe par aucune marque distinctive. Je ne sais pas combien il leur faut de temps pour acquérir leur plumage complet ; et ce dernier état, on le reconnaît, à ce qu’ils ont sur la tête une touffe de brins larges, lâches et assez courts, avec d’autres qui pendent sous la gorge, quoique également peu allongés ; mais cependant sans que jamais ils montrent les plumes étroites qu’on voit sur le croupion et les ailes, dans d’autres espèces.

Ces Hérons sont sédentaires, d’humeur paisible entre eux, et peut-être moins vifs que l’Ardea herodias[1]. Ils marchent majestueusement, d’un pas ferme et avec une grande élégance. Au contraire de l’espèce que je viens de nommer, ils s’associent, pour chercher leur nourriture, par troupes de cent et plus ; et ce qui me paraît remarquable, c’est qu’ils se retirent sur les bancs de vase et de sable, à distance des îles où ils nichent et reviennent passer la nuit. Je crois pouvoir dire, autant du moins que mes observations m’y autorisent, que ce sont des oiseaux diurnes ; et cette opinion est corroborée par le témoignage de M. Egan, homme dont on ne peut trop estimer le sens droit, l’esprit juste et la sagacité. Quand ils sont sur ces bancs, ils restent immobiles, sans faire presque jamais un pas vers la proie, mais attendant qu’elle-même vienne à portée, pour lui détacher un grand coup de bec et l’avaler tout entière. Cependant, lorsqu’elle leur paraît trop grosse, ils la battent sur l’eau, la secouent violemment, et ne cessent de la mâchonner et de la mordre. Jamais ils ne quittent la place, qu’ils n’en soient chassés par la marée ; et même ils y demeurent jusqu’à ce que l’eau leur monte au ventre. Ils sont très méfiants ; et bien que revenant souvent se percher sur les mêmes îles, ils se reposent presque à chaque fois sur des arbres différents ; quand on les trouble par trop, ils s’en vont tout à fait, ou du moins pour plusieurs semaines. Étant perchés, ils se tiennent généralement sur un pied, tandis que l’autre est retiré sous le corps. Jamais ils ne se mettent, comme les Ibis, à plat sur la branche ; néanmoins ils rentrent le cou et se cachent la tête sous l’aile.

Dans une troupe qui gardait, pendant le jour, cette attitude endormie, j’ai souvent remarqué avec surprise un ou plusieurs individus se tenant le cou tendu, l’œil aux aguets, et qui soudain s’élançaient, à la vue d’un marsouin ou d’un requin donnant la chasse à quelque poisson ; l’approche d’un homme ou d’un bateau semblait les troubler, et cependant on me dit que jamais personne ne songeait à les poursuivre. Si on les surprend ils s’enlèvent en poussant de rauques croassements, et fuient, en droite ligne, à de grandes distances, mais sans entrer dans l’intérieur des terres.

Le vol du grand Héron blanc est ferme, régulier et bien soutenu ; ses ailes battent lentement et par intervalles égaux ; bientôt sa tête s’abaisse sur le corps, et ses jambes s’allongent en arrière, comme c’est l’habitude des autres Hérons. Parfois il s’élève au haut des airs, où il plane en décrivant de larges cercles ; ce qu’il fait toujours, lorsqu’il va pour se poser, à moins qu’il ne veuille s’abattre, pour manger, sur un terrain où déjà se sont établis d’autres individus de son espèce. Il est vraiment étonnant qu’un oiseau doué d’une telle puissance de vol ne visite jamais la Géorgie ou les Carolines, et ne passe pas sur le continent. Lorsque, vers le milieu du jour, vous les voyez réunis sur les lieux où ils ont coutume de chercher leur nourriture, ils semblent ainsi, dans le lointain, avoir presque doublé de taille ; et réellement leur apparence est très singulière. On ne peut guère en tuer qu’avec du plomb à daim, et c’est de celui-là que nous nous servions toujours.

En quittant la clef de l’Ouest pour revenir à Charlestown, j’emportai deux jeunes qui avaient été confiés aux soins du docteur Strobel ; et ce dernier m’assura que, par jour, ils consommaient de nourriture plus pesant qu’eux. J’en avais aussi deux en vie de l’Ardea herodias. Quand ils furent à bord, je les mis tous quatre ensemble, dans une très grande cage ; mais bientôt je fus obligé de les séparer, car les blancs refusaient d’aller d’accord avec les cendrés, et même les auraient infailliblement tués. On leur accordait la liberté de se promener pendant quelques minutes sur le pont, et ils employaient ce temps à maltraiter ceux des espèces moins fortes, par exemple, les petits de l’Ardea rufescens, de l’Ardea ludoviciana ; et quelquefois ils les transperçaient du premier coup et les avalaient tout entiers, bien qu’ils fussent eux-mêmes abondamment approvisionnés de chair de tortue. Aucun homme de l’équipage ne put jamais réussir à s’en faire bien venir.

À la clef Indienne, je retrouvai ceux que j’avais laissés avec M. Egan, dans un état de santé excellent, et beaucoup plus forts ; mais je fus surpris de leur voir le bec en partie cassé, ce qui provenait, me dit-il, de ce qu’ils en frappaient trop violemment les poissons qu’on leur jetait sur les rochers de leur enclos ; et c’est un fait que je pus vérifier le jour même. On eut beaucoup de peine à les prendre dans la cour ; et pour les transporter à bord, il fallut leur attacher le bec très serré, de peur qu’ils ne nous fissent du mal. Ils réussirent bien, et dans aucune occasion ne manifestèrent de l’animosité l’un contre l’autre. L’un d’eux qui se promenait par hasard devant la cage où étaient les Hérons cendrés, lança un coup de bec à travers les barreaux et fendit le crâne à un de ces malheureux, qui expira sur-le-champ.

En arrivant à Charlestown, nous en avions encore quatre de vivants. Je les fis porter chez mon ami J. Bachman, qui fut très content de les voir. Il en garda un couple pour lui, et offrit l’autre à notre ami commun, le docteur Samuel Wilson, qui l’accepta, mais pour le donner bientôt au docteur Gibbes, et cela, par l’unique motif qu’ils lui avaient, disait-il, tué trop de canards. Bachman conserva les siens pendant plusieurs mois. Ils étaient si voraces, qu’il pouvait à peine les entretenir de poisson : ils avalaient plein un baquet de mulets en quelques minutes ; ce qui faisait, pour chacun d’eux, au moins un gallon. Pour se percher, ils avaient adopté un bel arbre de son jardin ; et à les voir ainsi dans la nuit, avec leur blanc plumage, on eût dit des êtres d’un autre monde. Un fait remarquable, c’est que la pointe de leur bec, dont plus d’un pouce avait été brisé, repoussa, dans l’espace de six mois, aussi droite et aussi fine que si aucun accident ne lui fût arrivé. De bonne heure, au soir ou au matin, on les voyait en arrêt, comme de vrais chiens, devant les mouches qui voltigeaient autour des fleurs ; et ils savaient happer très adroitement le léger insecte, qui au même instant disparaissait dans leur gosier. En maintes occasions aussi ils s’attaquaient aux poulets, aux canards et autres volailles, qu’ils mettaient en pièces et dévoraient. Une fois, un chat qui dormait au soleil, sur l’un des bancs de la véranda, fut cloué d’un coup de bec contre la planche et massacré. À la fin même ils commençaient à poursuivre les jeunes enfants de mon ami, lorsque celui-ci donna l’ordre de les mettre à mort. L’un d’eux fut très habilement empaillé par mon aide naturaliste, M. H. Ward, et figure maintenant dans le musée de Charlestown. Le docteur Gibbes fut obligé de faire subir aux siens le même traitement, et plus tard j’en revis un dans sa collection.

M. Egan a gardé, pendant une année environ, un de ces oiseaux pris dans le nid et qu’on laissa, quand il fut grand, vaguer en liberté sur les bords de la clef Indienne, pour y chercher sa nourriture. On lui avait rogné l’aile, et il était bien connu de tous les habitants de l’île ; mais il fut tué par un chasseur indien qui faisait sa tournée dans le pays, où il venait offrir une collection de coquilles de mer.

Parfois, quand arrivent la fin de l’automne et le commencement de l’hiver, les Hérons se nourrissent de baies de certains arbrisseaux ; et dans les derniers jours de septembre, le docteur Strobel a vu le Héron de nuit manger celles du gobolimbo.

Dans les descriptions si nombreuses et trop souvent contradictoires qu’on a données des Hérons, vous pourrez lire que ces oiseaux saisissent la proie en volant et en plongeant la tête et le cou dans l’eau ; mais ce point me semble fort douteux. Je ne crois pas davantage qu’ils guettent la proie du haut des arbres où ils sont perchés. D’autres encore prétendent que les Hérons sont constamment maigres et très mauvais à manger ; mais il n’en est pas toujours ainsi, du moins en Amérique ; et je regarde même leur chair comme particulièrement délicate, pourvu qu’ils ne soient pas trop vieux.




  1. Le Héron cendré d’Amérique.