Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/Le Sterne Sandwich

LE STERNE SANDWICH.


Le 26 mai 1832, je longeais les côtes de la Floride, sur la barge de M. Thruston, en compagnie de son digne pilote et de mon aide, lorsque j’aperçus une nombreuse troupe de Sternes qu’à leur grosseur et d’après d’autres indices j’aurais pris pour des Sternes de marais, si une différence dans leur manière de voler ne m’eût convaincu que j’avais affaire à une espèce qui m’était encore inconnue. Le plaisir qu’on éprouve en pareille occasion ne peut s’exprimer ; et, pour satisfaire mon impatient désir, je priai qu’on voulût bien ramer vers eux le plus vite possible. Un signe d’acquiescement et un certain coup d’œil du pilote m’apprirent qu’on allait de suite faire droit à ma requête. En quelques minutes, tous les fusils étaient prêts à bord, et plusieurs oiseaux tombaient bientôt autour de nous. Ceux que le plomb n’avait pas atteints continuèrent de planer au-dessus de leurs camarades morts ou mourants, de sorte que nous pûmes en tuer un très grand nombre. En examinant le premier qui fut ramassé sur l’eau, je reconnus de suite, au jaune qui lui recouvrait la pointe du bec, qu’il différait de tous ceux que j’avais vus jusqu’ici ; et dans ma joie je m’écriai : Une prise, une prise ! un nouvel oiseau pour la faune d’Amérique ! Cela était vrai, cher lecteur, car personne, avant moi, n’avait encore trouvé le Sterne Sandwich sur aucune partie de nos côtes. On en remplit un grand panier ; puis nous continuâmes notre route. J’en ouvris plusieurs et trouvai, dans les femelles, des œufs prêts à être pondus. Chez les mâles aussi, je distinguai les symptômes bien connus qui indiquent le renouvellement des fonctions sexuelles ; j’avais grande envie de découvrir le lieu où ils nichaient, et cette jouissance, quelques jours plus tard, me fut accordée.

Je prenais plaisir à considérer la vigueur et l’activité de cet oiseau, quand il est sur ses ailes. Son vol est plus puissant que celui du Sterne des marais, son proche allié ; ses battements d’aile sont courts et réguliers, comme ceux du pigeon voyageur, lorsque seul et loin de ses compagnons il s’avance, avec un redoublement de vitesse, pour les rejoindre. Quand il plonge après de petits mulets et autres poissons de moindre taille, qui composent le fond de sa nourriture, il darde perpendiculairement en bas, avec toute la force et l’agilité du Sterne arctique ou du Sterne commun. Parfois son corps entier s’enfonce dans l’eau, mais l’instant d’après il se renlève et gagne prestement une position avantageuse d’où il puisse fondre sur une nouvelle proie. S’il arrive que le poisson disparaisse, tandis que l’oiseau se précipite vers lui, aussitôt ce dernier s’arrête, sans même descendre jusqu’à la surface de l’eau. Sa voix est aigre, perçante, et se distingue à un demi-mille. Il la fait entendre par intervalles en volant ; et quand vous approchez de son nid, il se tient au-dessus de votre tête et ne cesse de vous menacer de ses cris de colère qui déchirent les oreilles.

Quand je découvris l’île où nichent ces oiseaux, j’en trouvai qui pondaient encore ; mais il n’y en avait aucun qui couvât. Le même nid ne contenait, au plus, que trois œufs qui reposaient sur le sable, à petite distance les uns des autres ; et c’est à peine si l’on distinguait une apparence de trou préparé pour les recevoir. Quelques-uns avaient été placés au pied d’une maigre touffe d’herbe ; et tous étaient exposés en plein à la chaleur du soleil qui, je le crois, était à cette époque bien suffisante pour les cuire. Ils varient autant en couleur que ceux du Sterne arctique ou du grand guillemot, et paraissent non moins disproportionnés avec la taille de l’oiseau, leur grand diamètre étant de deux pouces un huitième, et le petit d’un pouce trois huitièmes et demi. Ils sont d’une forme ovale et pointus ; le fond, d’un gris jaunâtre, est plus ou moins taché, barbouillé ou nuancé de différentes teintes de terre d’ombre, de bleu pâle et de rougeâtre. D’après ce que dit mon ami M. Hewitson, qui en a donné d’excellentes descriptions accompagnées de planches non moins exactes, ces œufs sont ordinairement au nombre de deux, pour chaque couple d’oiseaux, et quelquefois de trois, par exemple sur les îles de la côte du Northumberland, où il trouva une grande quantité de ces Sternes qui nichaient. Les œufs, ajoute-t-il, étaient si abondants et si près l’un de l’autre, que nous étions obligés de marcher avec une extrême précaution, pour ne pas en écraser. Ils reposaient simplement sur l’herbe, comme elle poussait, ou bien sur quelques brins que les oiseaux avaient négligemment rassemblés. J’observe, en outre, que ces œufs sont un mets très délicat.

Je n’ai jamais rencontré le Sterne Sandwich sur d’autres parties de nos côtes que celles qui s’étendent des clefs de la Floride à Charleston. Maintenant d’où sont-ils venus là, ou comment ont-ils pu passer jusqu’en Europe ? C’est une énigme qui ne sera peut-être jamais expliquée. J’ai demandé aux naufrageurs s’ils voyaient habituellement de ces oiseaux ; et ils m’ont répondu affirmativement, et de plus qu’ils leur rendaient de fréquentes visites, à cause de leurs œufs, et aussi des petits qui, lorsqu’ils vont pour quitter le nid, sont également très bons à manger. À les en croire, cette espèce passe l’hiver sur les clefs ou aux environs, et les jeunes se tiennent à l’écart des vieux oiseaux.