Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/Le vautour noir

LE VAUTOUR NOIR.


Les mœurs de ce vautour se rapprochent tellement de celles du busard des dindons (catharthes aura), que je ne puis mieux faire que de consacrer cet article à la description de l’un et de l’autre. Et ici, cher lecteur, permettez-moi de vous présenter la copie d’un mémoire qu’il y a quelques années je publiai sur ce sujet, et qui fut lu, en ma présence, devant une nombreuse assemblée de membres de la Société wernérienne[1] d’histoire naturelle, à Édimbourg. Ai-je besoin de m’excuser pour avoir introduit ici des observations déjà anciennes, sur un point de discussion si intéressant et qui, depuis, a été plusieurs fois repris ? Voici, du reste, en quoi elles consistaient.

Quand vous aurez vu, comme moi, le busard des dindons suivant de près et avec un soin pénible la lisière des forêts, explorant les sinuosités des criques et des rivières, planant au-dessus des vastes plaines, plongeant son œil perçant dans toutes les directions, aussi attentif que le fut jamais le plus noble faucon, pour découvrir où se cache, là-bas, la proie qui lui convient ; lorsqu’ainsi que moi, vous l’aurez vu mainte et mainte fois passer au-dessus d’objets bien propres à exciter son vorace appétit, sans en avoir aucune connaissance, parce qu’il ne les voit pas ; lorsqu’enfin vous aurez observé l’avide vautour, poussé par la faim ou plutôt par la famine, se précipitant comme le vent et descendant en cercles rapides, dès qu’une charogne a frappé ses regards : alors vous renoncerez à cette vieille croyance, si profondément enracinée, à savoir que cet oiseau possède la faculté de découvrir la proie, à une immense distance, par le moyen de l’odorat.

Cette puissance, cette finesse de l’odorat chez le vautour, je l’acceptai comme un fait dès ma jeunesse ; j’avais lu cela, étant enfant, et bon nombre de théoriciens auxquels j’en parlai dans la suite, me répétèrent la même chose avec enthousiasme, d’autant plus qu’ils regardaient cette faculté comme un don extraordinaire de la nature. Mais j’avais déjà remarqué que la nature, quelque étonnante que fût sa bonté, n’avait pourtant point accordé à chacun plus qu’il ne lui était nécessaire, et que jamais le même individu n’était doué, à la fois, de deux sens portés à un très haut degré de perfection ; en sorte que si ce vautour possédait un odorat si excellent, il ne devait pas avoir besoin d’une vue si perçante, et vice versa.

Après avoir vécu plusieurs années parmi ces vautours, du temps de mes courses à travers les États-Unis ; après m’être assuré, par mille et mille observations, qu’ils ne me sentaient nullement quand j’approchais d’eux, caché par un arbre, même à quelques pas, tandis qu’au contraire, dès que, de cette distance ou de bien plus loin, je me montrais à eux, ils s’envolaient avec tous les signes de la plus vive frayeur, je dus enfin abandonner entièrement ma première idée, et je m’engageai dans une série d’expériences, ayant pour but de me démontrer, à moi du moins, jusqu’à quel point existait cette finesse d’odorat, et si même il était vrai qu’elle existât du tout. J’en consigne ici le résultat pour vous le communiquer ; vous pourrez ainsi conclure vous-même, et juger combien de temps le monde a été abusé par les assertions d’hommes qui, avec leur air d’assurance, n’avaient jamais rien vu, en fait de vautour, que des peaux ; ou qui s’étaient contentés des récits d’individus se souciant eux-mêmes fort peu d’observer la nature de près.

Première expérience. — Je me procurai une peau de daim entière jusqu’aux sabots, et je la bourrai consciencieusement d’herbe sèche, de façon à la remplir même plus que dans l’état naturel. Je laissai le tout sécher et devenir aussi dur que du vieux cuir ; puis, je la fis porter dans le milieu d’un vaste champ, où on l’étendit sur le flanc, les jambes déjetées deçà et delà, comme si l’animal était mort et déjà en putréfaction. Alors je me retirai à environ cent mètres, et quelques minutes s’étaient à peine écoulées, qu’un vautour qui chassait autour du champ, à une assez grande distance, ayant aperçu la peau, vola directement vers elle et s’abattit à quelques pas. De suite je m’avançai, toujours caché par un gros arbre, jusqu’à une cinquantaine de mètres, d’où je pouvais parfaitement observer l’oiseau. Il s’approcha de la peau, jeta sur elle un regard de méfiance, puis sauta dessus, leva la queue et se vida librement (ce que tous les oiseaux de proie, à l’état sauvage, font généralement avant de manger). D’abord, il s’en prit aux yeux qui étaient ici deux globes d’argile séchés, durcis et peints, et les attaqua l’un après l’autre, sans pourtant rien y faire que de les déranger un peu. Enfin, cette partie ayant été abandonnée, l’oiseau se porta sur l’autre extrémité du prétendu animal, et là, se donnant encore plus de mouvement, il parvint à déchirer les coutures et à tirer quelques poignées de fourrage et de foin. Mais, pour de la chair, il n’avait garde d’en trouver ni d’en sentir ; et cependant il s’opiniâtrait à en découvrir, là où il n’y en avait pas la moindre trace. Après des efforts réitérés, tous sans profit, il se renvola, et s’étant remis à chasser aux environs du champ, je le vis soudain tournoyer, puis descendre et tuer un petit serpent jarretière[2] qu’à l’instant il avala. Après quoi, il se renleva encore, recommença à planer, passa et repassa plusieurs fois très bas, au-dessus de la peau bourrée, comme au désespoir d’abandonner un morceau de si bonne mine.

Ainsi, voilà un vautour qui, par le moyen de son sens si extraordinaire de l’odorat, n’est pas capable de découvrir qu’il n’y a, sous cette peau, ni chair fraîche, ni chair corrompue, et qui cependant, du premier coup d’œil et d’une distance considérable, peut apercevoir un serpent à peine gros comme le doigt, vivant et sans aucune odeur ! Cela me donnait à réfléchir, et j’en conclus qu’à tout événement les facultés visuelles étaient chez lui bien supérieures à celles de l’odorat.

Deuxième expérience. — Je fis traîner, à quelque distance de ma maison, un porc qui venait de périr, et que l’on jeta dans un ravin profond d’une vingtaine de pieds, où le vent soufflait très fort, et qui était obscur, rempli de broussailles et de grands roseaux. C’est là que j’ordonnai à mes gens de cacher l’animal, en recourbant les roseaux par-dessus, et je l’y laissai deux jours, pensant bien que cela intriguerait busards, vautours noirs ou autres, et qu’ils viendraient voir ce que ce pouvait être.

On était alors au commencement de juillet, c’est-à-dire à une époque où, sous ces latitudes, un cadavre se corrompt et devient extrêmement fétide en très peu de temps. D’un moment à l’autre, je voyais des vautours cherchant la proie, passer par-dessus le champ et le ravin dans toutes les directions ; mais aucun ne découvrit celle qui y était cachée, bien que, sur ces entrefaites, plusieurs chiens lui eussent rendu visite, et s’en fussent copieusement repus. Je voulus moi-même m’en approcher, mais l’odeur en était si insupportable à vingt pas à la ronde, que j’y renonçai ; et les restes, tombant d’eux-mêmes en putréfaction, finirent par être entièrement détruits.

Alors je pris un jeune porc, et d’un coup de couteau dans la gorge le saignai sur la terre et l’herbe, à peu près à la même place ; puis, l’ayant soigneusement recouvert de feuilles, j’attendis le résultat. Les vautours aperçurent la trace du sang frais, et, s’y étant, abattus, la suivirent jusque dans le ravin où, par ce moyen, ils découvrirent l’animal qu’ils dévorèrent sous mes yeux, quoiqu’il n’eût point encore d’odeur.

Ce n’était pas assez, pour moi, de ces expériences cependant si décisives.

Ayant trouvé deux jeunes vautours de la taille de petits poulets, que le duvet recouvrait encore, et qui avaient plutôt l’air de quadrupèdes que d’oiseaux, je les emportai chez moi, les mis dans une grande cage, en vue de tout le monde, dans la cour, et me chargeai moi-même de leur donner à manger. Je les fournis abondamment de pics à tête rouge et de perroquets que je tuais en aussi grand nombre que je voulais, sur des mûriers où ils cherchaient leur nourriture, dans le voisinage immédiat de mes deux orphelins.

Ceux-ci les déchiraient par lambeaux, à grands coups de bec, et en les tenant sous leurs pieds. Au bout de quelques jours, ils étaient si bien habitués à mes visites, que lorsque j’approchais de leur cage, les mains pleines du gibier que je leur destinais, ils commençaient aussitôt à siffler et à gesticuler, presque à la manière des jeunes pigeons, et se présentaient mutuellement le bec, comme s’ils s’attendaient à recevoir la nourriture l’un de l’autre, ainsi qu’ils l’avaient reçue de leurs parents.

Deux semaines s’écoulèrent ; les plumes noires paraissaient et le duvet diminuait. Je remarquais un accroissement extraordinaire des pattes et du bec ; et les trouvant propres pour mes expériences, je fermai, avec des planches, trois des côtés de la cage, ne laissant que le devant garni de barreaux, pour qu’ils pussent voir au travers. Je nettoyai, lavai, sablai la cage afin d’enlever toute mauvaise odeur résultant de la chair corrompue qu’auparavant elle contenait ; et sur-le-champ je cessai de me présenter par devant, comme j’avais coutume, lorsque je voulais leur donner à manger.

Je m’en approchais souvent nu-pieds ; et je reconnus bientôt que quand je ne faisais pas de bruit, les jeunes oiseaux continuaient à rester droits, sans bouger et silencieux, jusqu’à ce que je me fusse montré par le devant de leur prison. Plusieurs fois il m’arriva de prendre un écureuil ou un lapin, de lui ouvrir le ventre, de l’attacher à une longue gaule, avec les entrailles pendant librement, et, dans cet état, de le placer par derrière leur cage ; mais c’était en vain : ils ne sifflaient ni ne remuaient ; tandis que quand je présentais le bout de la gaule au-devant de la cage, à peine avait-il paru par le coin, que mes oiseaux affamés sautaient contre les barreaux, sifflaient d’une furieuse manière et faisaient tous leurs efforts pour atteindre le morceau. Cela fut souvent répété avec de la viande soit fraîche, soit corrompue, mais toujours appropriée à leur goût.

Complétement satisfait, pour mon compte, je cessai ces expériences, et néanmoins continuai à nourrir les deux vautours jusqu’à leur entier développement. Alors je les lâchai à travers la cour de la cuisine, pour qu’ils pussent y ramasser tout ce qu’on leur jetterait ; mais bientôt leur voracité causa leur mort : les petits cochons ne leur échappaient pas lorsqu’ils se trouvaient à leur portée ; jeunes canards, dindons et poulets étaient pour eux une tentation si continuelle, que le cuisinier, ne pouvant veiller sur eux, les tua l’un et l’autre, pour mettre un terme à leurs déprédations.

Pendant que je tenais mes deux jeunes vautours en captivité, il se présenta, relativement à un vieil oiseau de la même espèce, un cas assez intéressant, et que je désire vous faire connaître.

Ce dernier, planant par hasard au-dessus de la cour, au moment où j’expérimentais avec ma perche et mes écureuils, aperçut la proie et s’abattit sur le toit d’un hangar, près de la maison ; de là il descendit par terre, se dirigea tout droit vers la cage et s’efforça d’attraper la viande qu’il voyait dedans. Je m’approchai avec précaution, il recula un peu ; mais quand je me retirai, il revint ; et à chaque fois mes deux captifs manifestaient le plus vif empressement envers le nouveau venu. Je donnai l’ordre à quelques nègres de le pousser doucement vers l’étable et de tâcher de l’y faire entrer, mais il ne voulut pas. Enfin, après plusieurs tentatives, je parvins à l’enfermer dans cette partie de la genièvrerie[3] où l’on dépose les graines de coton ; et là je le pris. Comme je le reconnus bientôt, le pauvre oiseau était devenu si maigre, que c’était uniquement à son état de misère que j’avais dû de pouvoir m’en emparer. Je le mis en cage avec les jeunes, qui, tous deux, commencèrent à sauter autour de lui et à lui faire accueil, en gesticulant de la façon la plus grotesque ; mais le vieux, tout déconcerté de se voir en prison, leur répondit à chacun par de grands coups de bec. Craignant qu’il ne les tuât, je les retirai d’avec lui et le rassasiai complétement. À force de jeûner, il avait pris un tel appétit, qu’il mangea trop et mourut étouffé.

J’aurais encore à citer beaucoup d’autres faits indiquant que le pouvoir olfactif dans ces oiseaux a été singulièrement exagéré, et que s’ils peuvent sentir à une certaine distance, ils peuvent aussi voir, et de beaucoup plus loin. Je demanderais à toute personne ayant observé les mœurs des oiseaux pourquoi, si les vautours sentent leur proie d’une telle distance, ils perdent tant de temps à la chercher, eux qui naturellement sont si paresseux que, lorsqu’ils ont trouvé de la nourriture dans quelque endroit, ils ne le quittent jamais, ne se déplaçant juste que de ce qu’il faut pour la prendre ? Mais je vais entrer maintenant dans le détail de leurs mœurs, et vous découvrirez facilement d’où provient cette faculté si vantée qu’on leur attribue.

Les vautours vont par troupes et s’associent quelquefois au nombre de vingt, quarante et plus. Ainsi chassant de compagnie, ils volent en vue l’un de l’autre et couvrent une immense étendue de pays. Une troupe de vingt peut, sans peine, explorer une surface de deux milles ; d’autant plus qu’ils s’en vont tournoyant en larges cercles, s’entrecoupant souvent l’un l’autre dans leurs lignes, et comme formant une longue chaîne dont les replis s’enroulent sur eux-mêmes. Les uns se tiennent haut, les autres bas ; aucun recoin ne leur échappe, et dès que l’un d’eux, plus favorisé, découvre une proie, il se met à voler autour, et par l’impétuosité de ses mouvements en donne avis à son plus proche compagnon, qui le suit immédiatement et se voit lui-même successivement suivi par tous les autres. De cette manière, le plus éloigné du premier se précipite, comme le reste, en droite ligne, vers le lieu indiqué par la direction des autres ; et tous ils arrivent, sans s’écarter, par la même voie, en paraissant obéir à ce pouvoir extraordinaire de l’odorat qu’on leur accorde si faussement. Quand l’objet ainsi découvert est gros, récemment mort et revêtu d’une peau trop coriace pour pouvoir être entamé et dévoré, et lorsqu’il leur promet ample ripaille, ils vont s’établir autour et dans le voisinage. Perchés sur des rochers, sur de hauts sommets dénudés, ils sont facilement aperçus par d’autres vautours, lesquels, par habitude, connaissant ce que cela veut dire, se joignent à la première troupe, en se dirigeant aussi en droite ligne, et fournissent une nouvelle cause d’erreur aux personnes qui se contentent seulement des apparences. C’est ainsi que j’ai vu, près du cadavre d’un bœuf, des centaines de vautours assemblés, à la tombée de la nuit, quand au matin il n’y en avait que deux ou trois. Plusieurs des derniers venus, très probablement, avaient parcouru des centaines de milles en cherchant la nourriture pour eux-mêmes, et sans doute ils eussent dû chercher bien plus longtemps encore, s’ils n’avaient aperçu ce rassemblement.

Vautours noirs et busards des dindons restent également autour de la riche proie ; quelques-uns viennent de temps en temps l’examiner, l’attaquent aux endroits les plus accessibles et attendent que la corruption l’ait entièrement envahie. Alors toute la bande se met à l’œuvre, offrant le dégoûtant tableau d’une horde affamée de cannibales ; les plus forts chassent les plus faibles, et ceux-ci, à leur tour, harassent les autres avec toute la rancune et l’animosité d’un estomac contraint de demeurer à vide. On les voit sauter de dessus la carcasse, l’assaillir de nouveau, entrer dedans, s’y disputer des lambeaux déjà en partie engloutis par deux ou trois camarades, puis siffler avec fureur, et à chaque instant vider leurs narines des matières qui les encombrent et les empêchent de respirer ; c’est pour cela seul, sans aucun doute, qu’ils les ont si grandes à l’extérieur.

Bientôt l’animal n’est plus qu’un squelette. Aucune partie ne semble trop dure ; tout est déchiré, avalé, et il ne reste rien que des os bien nettoyés. Enfin, tous ces voraces restent là, gorgés et à peine capables de remuer les ailes. À ce moment, l’observateur peut approcher de la troupe sanguinaire, et voir les vautours mêlés à des chiens, qui eux ont réellement trouvé la proie par l’odorat. Mais les oiseaux ne se laissent pas facilement renvoyer ; tout au plus les chiens, en grognant ou leur montrant les dents, peuvent-ils les faire s’enlever à quelques pieds. J’ai vu des busards travailler à un bout de la carcasse, tandis que les chiens déchiquetaient l’autre bout. Mais qu’il survienne un loup, ou mieux encore un couple d’aigles à tête blanche pourvus d’un suffisant appétit, et sur-le-champ place leur est faite, jusqu’à ce que leurs besoins soient satisfaits.

Le repas fini, les vautours gagnent graduellement les plus hautes branches des arbres voisins, et y restent jusqu’à complète digestion de tout ce qu’ils ont englouti. Seulement, de temps en temps ils ouvrent les ailes, soit à la brise, soit au soleil, pour se rafraîchir ou se réchauffer. Le voyageur peut passer au-dessous d’eux sans qu’ils y prennent garde ; ou, s’ils le remarquent, ils ne font que semblant de s’envoler, et l’instant d’après replient doucement leurs ailes, vous regardent passer, et ne se mettent en mouvement que lorsque de nouveau la faim les pousse. Cela dure souvent plus d’un jour ; ensuite on les voit partir les uns après les autres, et d’ordinaire seul à seul.

Alors ils montent à une immense hauteur, traçant avec autant de grâce que d’élégance des cercles variés, au travers des airs ; parfois, ramenant légèrement leurs ailes, ils s’élancent obliquement avec une grande force, parcourent ainsi des centaines de verges, s’arrêtent, puis reprennent leur majestueux essor, s’élevant jusqu’à ne paraître plus que des points dans l’espace ; et on les voit s’éloigner définitivement, pour chercher ailleurs leurs moyens ordinaires de subsistance.

J’ai entendu dire, pour prouver que les busards sentent leur proie, que ces oiseaux ordinairement volent contre le vent ; quant à moi, je regarde comme certain qu’ils n’en agissent ainsi que parce qu’il leur est plus aisé de se soutenir au vent, quand ils en rencontrent un courant modéré, que lorsqu’ils volent devant lui. Mais j’ai vu si souvent ces oiseaux prendre chasse sous l’effort d’une violente brise, comme s’ils se jouaient avec elle, que l’un et l’autre cas n’est pour moi qu’un simple incident, déterminé par leurs plaisirs ou leurs besoins.

Ici je veux vous rapporter un de ces faits, curieux en soi, qu’ordinairement on attribue à l’instinct, mais que moi je ne puis considérer comme appartenant à un semblable mobile, parce qu’il me paraît toucher de trop près à la raison ; et s’il me plaisait de lui donner ce dernier nom, vous ne me condamneriez pas, j’espère, avant d’avoir vous-même considéré le sujet sous un point de vue plus général.

Pendant une de ces fortes rafales qui, au commencement de l’été, se déchaînent si fréquemment dans la Louisiane, je vis une troupe de vautours accomplir une singulière manœuvre : assurément ils avaient deviné que le courant qui déchirait tout au-dessus d’eux, ne consistait qu’en une simple nappe d’air ; car ils s’élevèrent obliquement à l’encontre, avec une grande puissance, et glissant à travers l’impétueux tourbillon, parvinrent à le surmonter, pour reprendre, au-dessus de lui, leur course paisible et élégante.

On doit également remarquer, dans ces oiseaux, la faculté que leur a donnée la nature de discerner le moment où un animal blessé va mourir. Dès qu’ils en aperçoivent quelqu’un assailli par le malheur, ils s’attachent à lui, le suivent sans relâche, jusqu’à ce que, la vie l’ayant tout à fait abandonné, ils n’aient plus qu’à fondre sur leur proie. Un vieux cheval accablé de misère, un bœuf, un daim embourbé au bord du lac où le timide animal s’est enfoncé, pour échapper aux mouches et aux cousins si insupportables dans les chaleurs, sont un spectacle délicieux pour les busards qui déjà spéculent sur leur détresse, ils descendent immédiatement, et si l’infortuné ne peut se remettre sur ses jambes, ils s’établissent autour de lui et se gorgent à loisir de sa chair. Ils font plus : ils guettent souvent le petit chevreau, l’agneau, le jeune cochon, au moment où il sort du ventre de la mère, et se jettent lâchement dessus avec une affreuse voracité. Eh bien ! ces mêmes oiseaux passeront souvent au-dessus d’un cheval bien portant, d’un porc ou d’un autre animal couché par terre, et se réchauffant immobile au soleil, comme s’il était mort, sans qu’ils changent pour cela leur vol le moins du monde ! Jugez, après cela, comme il faut qu’ils y voient bien !

Ils ont si souvent occasion de dévorer de jeunes animaux vivants, dans les environs des grandes plantations, que prétendre qu’ils n’en mangent jamais, ce serait absurde ; et cependant des écrivains européens n’ont pas craint, à ce qu’on m’a dit, de l’affirmer. Durant les terribles inondations du Mississipi, le courant charrie des corps d’animaux de toute espèce, noyés dans les basses terres, et qui flottent à la surface des eaux ; sur ces cadavres, on voit fréquemment des vautours se gorgeant aux dépens du colon, qui dans ces occasions perd souvent la majeure partie de son bétail errant. Mais, du reste, ils sont si poltrons et si couards, que le moindre de nos éperviers les chasse devant lui ; et le petit roitelet se montre véritablement pour eux un tyran, lorsqu’il les rencontre, ces grands maraudeurs, flânant aux environs du nid dans lequel sa chère femelle est tout entière au soin de ses œufs. — L’aigle, s’il a faim, les poursuit et les a bientôt contraints de dégorger leur nourriture qu’ils abandonnent à sa disposition.

Nombre de ces oiseaux, accoutumés par les priviléges qu’on leur accorde, à demeurer aux environs des villes et des villages, dans nos États du Sud, les quittent rarement et pourraient être considérés comme formant une espèce à part, essentiellement différente, quant aux mœurs, de ceux qui résident continuellement loin des habitations. Habitués à ce qu’on les nourrisse, ils sont encore plus paresseux. Leur air de nonchalance rappelle celui du soldat en garnison à demi-solde. Tout mouvement leur est une fatigue, et rien qu’une extrême faim ne peut les faire descendre du toit de la cuisine dans la rue, ou suivre les tombereaux qu’on emploie à débarrasser les rues d’immondices ; si ce n’est pourtant dans les lieux où, comme à Natchez, le nombre de ces parasites est si grand, que tous les rebuts de la ville qui se trouvent à leur portée ne peuvent leur suffire. Alors on les voit accompagner les charrettes des vidangeurs, sautillant, voletant, s’abattant autour tous à la fois, parmi des cochons qui grognent et des chiens hargneux, jusqu’à ce que le contenu ayant été déposé à destination, hors la ville, ils se jettent dessus et s’en régalent.

Je ne crois pas que les vautours ainsi attachés aux villes soient autant portés à se multiplier que ceux qui résident plus constamment dans les forêts ; si j’en juge du moins par la diminution de leur nombre durant la saison des œufs, et par cette autre observation, que plusieurs individus bien connus de moi, à raison d’une certaine tournure qui leur était particulière, pour être positivement des citadins, ne quittaient en effet la ville en aucun temps, et ne nichaient jamais non plus. — Le vautour aura est beaucoup moins abondant que le vautour noir. Rarement en ai-je vu plus de vingt-cinq à trente ensemble, tandis que ceux-ci s’associent fréquemment par troupes de cent individus.

Le vautour aura vit plus retiré, et est plus enclin à se nourrir de gibier mort, serpents, lézards, grenouilles, comme aussi du poisson qu’on trouve rejeté sur les bancs de sable des rivières et des bords de la mer. Il est plus coquet dans sa tenue, plus propre et mieux fait que l’autre. Son vol est plus vif, plus élégant ; quelques battements de ses larges ailes lui suffisent pour s’enlever de terre, et alors on le voit planer des milles entiers, en faisant un simple mouvement, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre ; et c’est avec une telle lenteur qu’il incline et ramène sa queue pour changer de direction, qu’en le suivant longtemps des yeux, on serait tenté de le prendre pour une machine destinée à n’accomplir qu’un certain genre déterminé d’évolutions.

Le bruit que font ces vautours, en glissant obliquement du haut des airs vers la terre, rappelle celui de nos plus grands faucons, lorsqu’ils tombent sur leur proie. Mais quand ils approchent du sol, et n’en sont plus qu’à une centaine de mètres, ils ne manquent jamais de ralentir leur vol, pour passer et repasser en tournoyant, et bien examiner le lieu où ils vont descendre. — Le vautour aura supporte mal le froid ; pendant les chaleurs de l’été, quelques-uns seulement poussent leurs excursions jusque dans les États du nord et du centre, et ils reviennent généralement à l’approche de l’hiver. Ils conservent un grand attachement pour certains arbres qu’ils ont choisis comme perchoirs ; je crois même qu’ils franchissent des distances considérables pour y revenir tous les soirs. En se posant, chaque individu cherche à se faire une bonne place, et occasionne un trouble général ; et souvent quand il fait nuit, on entend leurs sifflements, ce qui indique qu’ils se disputent à qui aura le dessus.

Ces arbres qu’ils préfèrent, situés généralement au milieu des marais profonds, sont principalement de grands cyprès morts. Cependant ils perchent fréquemment avec les vautours noirs, et alors c’est sur les plus gros tas de bois de charpente qu’on trouve amoncelé dans nos champs, et assez souvent non loin des maisons. Quelquefois aussi le vautour aura se perche tout près du tronc de quelque arbre bien garni de feuilles ; et dans cette position, j’en ai tué plus d’un, en chassant au clair de lune, et les ayant pris pour des dindons.

Dans le Mississipi, la Louisiane, la Géorgie et la Caroline, ils se préparent à nicher dès le commencement de février ; ce qui leur est commun avec la plupart des oiseaux du genre faucon. Maintenant va commencer l’acte le plus remarquable de toute leur existence. Ils s’assemblent par troupes de huit ou dix, mâles et femelles, se posent sur de grosses souches et manifestent le plus vif désir de se plaire mutuellement. Les mâles s’occupent à se choisir une compagne, et quand leur goût est fixé, chacun d’eux s’envole et enlève sa femelle loin des autres, pour ne plus se mêler ni s’associer avec le reste de la bande, du moins tant que leur future couvée ne sera pas en état de les suivre au milieu des airs. Depuis lors, et jusqu’au moment de l’incubation (environ deux semaines), on les voit constamment planer côte à côte.

Ces oiseaux ne bâtissent pas de nid, et cependant ils sont très attentifs à bien placer leurs deux œufs : au milieu des marais profonds, mais toujours au-dessus de la ligne des plus grandes eaux, ils cherchent quelque gros arbre creux, soit debout, soit à terre, et les œufs sont déposés sur la poussière qui provient, au dedans, de la destruction du bois, quelquefois immédiatement à l’entrée du trou, d’autres fois à plus de vingt pieds dans l’intérieur. Le père et la mère couvent à tour de rôle et se nourrissent l’un l’autre, ce que chacun d’eux fait en dégorgeant immédiatement devant celui qui est sur le nid, tout ou partie du contenu de son estomac. L’éclosion des petits demande trente-deux jours. Un épais duvet les recouvre complétement ; à cette première période et pendant près de deux semaines, les parents les nourrissent en leur dégorgeant aussi, mais dans le bec, les aliments presque digérés, à la manière du pigeon commun. Cependant le duvet s’allonge, devient plus rare et d’une teinte plus foncée, à mesure que l’oiseau grandit. Au bout de trois semaines, les jeunes vautours paraissent gros pour leur âge, et pèsent plus d’une livre, mais ils sont extrêmement gauches et engourdis. Ils peuvent alors lever leurs ailes encore en partie recouvertes de gros tuyaux ; ils les traînent presque toujours par terre, et toute leur force se porte sur leurs longues jambes et sur leurs pieds.

Qu’un étranger ou un ennemi s’approche d’eux à ce moment, ils se mettent à siffler, et font comme un renard ou un chat qui s’étrangle ; puis ils se gonflent et sautent de côté et d’autre, aussi lestement qu’ils le peuvent. C’est également ce que font les parents, si on les inquiète tandis qu’ils couvent ; ils s’envolent seulement à quelques pas, et attendent le départ de celui qui les trouble, pour se remettre à leur devoir. Quand les jeunes sont devenus plus forts, le père et la mère se contentent de jeter la nourriture devant eux ; mais, malgré tout le mouvement qu’ils se donnent, ils parviennent rarement à pousser aux champs leur stupide progéniture.

Le nid devient si fétide avant que ceux-ci l’aient définitivement abandonné, que si l’on était contraint de demeurer auprès seulement une demi-heure, on courrait risque d’être suffoqué.

J’ai souvent entendu dire que le même couple n’abandonne jamais son premier nid, à moins qu’il n’ait été mis en pièces durant l’incubation. Mais ce fait, s’il était vrai, prouverait chez le vautour une constance d’affection dont je ne le crois pas capable. De même, je ne crois pas que l’appariage, tel que je l’ai décrit, se prolonge chaque saison plus longtemps qu’il n’est nécessaire à l’accomplissement du vœu de la nature. Autrement, on ne les verrait point s’attrouper comme ils font ; mais ils iraient couple à couple, toute leur vie, ainsi que les aigles.

Les vautours n’ont pas, comme les faucons, le pouvoir d’enlever leur proie tout d’une pièce ; ils n’emportent que les entrailles, et encore par lambeaux qui leur pendent du bec. S’il leur arrive alors d’être pourchassés par d’autres oiseaux, ce simple fardeau rend leur vol très lourd, et les force de reprendre terre presque immédiatement.

On pense assez généralement en Europe que les busards préfèrent la chair corrompue à toute autre ; c’est une erreur : quelque viande que ce soit, pourvu qu’ils puissent la mettre en morceaux à l’aide de leur bec puissant, ils l’avalent aussitôt, fraîche ou non. Ce que j’ai dit de leur habitude de tuer et dévorer de jeunes animaux, le prouve suffisamment. Mais il arrive souvent que ces oiseaux sont forcés d’attendre jusqu’à ce que l’enveloppe de la proie puisse céder à l’effort de leurs mandibules. Je vis un jour le cadavre d’un grand alligator entouré de vautours, et la chair du monstre était presque entièrement décomposée, avant que les oiseaux eussent pu parvenir à entamer sa rude peau ; de sorte que, quand l’attaque devint possible, ils restèrent tout désappointés, et furent obligés de renoncer à la curée, car le corps était presque complétement réduit à un état fluide.




  1. Du nom de Werner, savant minéralogiste et géologue du dernier siècle.
  2. Garter snake (Coluber saurita, Lin.).
  3. Gin-house.