Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/Le marchand de Savannah

LE MARCHAND DE SAVANNAH.


Je partis du petit port de Saint-Augustin dans la Floride orientale, le 5 mars 1832, sur le paquebot-schooner l’Agnès, à destination de Charleston. Le temps était beau et le vent favorable. Mais dans l’après-midi du second jour, des nuages sombres obscurcirent les cieux, et bientôt nos voiles, que ne gonflait plus aucun souffle, pendirent immobiles et retombèrent contre les mâts. On eût dit que la nature, à l’aspect menaçant, voulait prendre haleine et recueillir ses forces, pour infliger quelqu’un de ses terribles châtiments à l’homme coupable. Notre capitaine était un vieux marin plein d’expérience, et moi, je fixais alternativement ses yeux et les nuages encore distants : les uns, non moins que les autres, étaient noirs, fermes et déterminés. Ne conservant dès lors aucune crainte pour notre sûreté (le vaisseau était parfaitement solide, l’équipage jeune et actif), je résolus de rester sur le pont, pour être témoin de la scène qui se préparait. Les autres passagers s’étaient retirés dès que les nuages avaient paru s’approcher du vaisseau. Le capitaine parla au timonier ; en un clin d’œil, toutes les voiles furent ferlées, moins une dans laquelle on prit un ris[1] de si près, qu’elle n’avait plus rien de sa première forme. Il était temps, car déjà la tempête fondait sur nous, balayant le vaisseau qu’elle couvrait d’écume et nous emportant avec furie. D’un instant à l’autre, elle redoublait de violence ; et tout à bord était silencieux, tandis qu’en avant, svelte et intacte, glissait l’Agnès sur le blanc sommet des vagues. Je ne sais de quel train nous filions sous l’effort de l’ouragan, mais toujours est-il qu’au bout de quelques heures le ciel bleu avait reparu, et que nous jetions l’ancre à l’embouchure de la rivière Savannah.

En prenant terre, je présentai mes lettres de recommandation à un officier du génie qui était occupé à diriger la construction d’un fort. Il me reçut très civilement, m’invita à passer la nuit à son quartier et me promit que, dès le petit matin, sa barque serait à ma disposition, pour me conduire moi et ma société à Savannah. Mais nous ne voulûmes accepter que l’offre obligeante de sa barque, et nous retournâmes passer la nuit à bord de l’Agnès.

Le lendemain, la matinée était délicieuse, et en remontant le cours de la rivière sur le bateau de l’officier, nous nous sentions légers et le cœur joyeux. Des milliers de canards nageaient gracieusement et par couples sur la vaste surface des eaux ; des rizières voisines, partaient des multitudes d’étourneaux, de rouges-ailes[2] et d’ortolans effrayés, chaque fois que nous approchions du rivage ; çà et là, le grand héron ouvrait ses larges ailes et, poussant un cri rauque, s’élevait lentement dans les airs. Nous venions de passer près d’un vaisseau à l’ancre, quand s’offrit à nos yeux la ville de Savannah, où nous ne tardâmes pas à aborder.

Je me rendis à un hôtel, et j’arrêtai de suite ma place à la malle, pour gagner directement Charleston. Cependant j’étais porteur d’une lettre d’introduction, de la part des Rathbones de Liverpool, auprès d’un marchand de la ville, chez lequel je ne pouvais me dispenser de passer, pour lui faire mes remercîments. Je lui avais en effet précédemment écrit, et plusieurs fois il avait eu la bonté de se charger du soin de mes caisses et de mon bagage. En compagnie d’un gentleman qui s’offrit complaisamment pour me servir de guide, je me mis en route et fus assez heureux pour le rencontrer lui-même dans la rue. Ce brave marchand prit mon bras sous le sien, et, tout en cheminant, me parla des nombreuses demandes d’argent qui lui étaient adressées pour des œuvres charitables, du haut prix de mes Oiseaux d’Amérique, de l’impossibilité où il se voyait de souscrire à cet ouvrage, et finit par me dire qu’il serait bien étonné si je parvenais à trouver un seul amateur dans toute la ville.

J’avais déjà l’esprit dans un grand abattement ; mon voyage aux Florides avait été coûteux et sans profit, parce que je ne l’avais pas entrepris dans un moment favorable ; et je l’avoue, pendant que ce gentleman me parlait, ce qui m’attristait bien plus encore que ce qu’il pouvait me dire, c’était la pensée de ma famille. Cependant, nous arrivâmes à son comptoir où je rencontrai le major Leconte, de l’armée des États-Unis, que j’avais précédemment connu. La conversation tomba naturellement sur la difficulté qu’éprouvaient les auteurs à se produire même dans leur propre pays, et j’observai que le marchand devenait tout attention, et même, à la fin, semblait mal à son aise. Il se leva de sa chaise, parla à son commis et vint se rasseoir. Le major nous quitta, et moi j’allais le suivre, lorsque le marchand s’adressant à moi, me dit qu’il ne voyait pas pourquoi les arts et les sciences ne seraient pas encouragés par les gens riches dans notre pays. Sur ces entrefaites, le commis revint et lui mit dans la main quelques papiers qu’il me passa en disant : « Je souscris à votre ouvrage ; voici le prix du premier volume. Venez avec moi ; je vous connais maintenant, et je veux vous procurer d’autres souscripteurs. Chacun de nous vous est redevable pour la connaissance que vous nous donnez de choses qui, sans votre zèle et vos travaux, ne seraient probablement jamais parvenues jusqu’à nous. Je fais dorénavant mon affaire de vous servir, et je veux être votre agent dans notre ville… Allons ! »

Pauvre Audubon, voilà comme on te fait passer successivement du froid au chaud ; tantôt haut, tantôt bas ; ce matin, au désespoir, et maintenant transporté par les promesses de ce généreux marchand ! Telles étaient les réflexions qui me trottaient par la tête, en compagnie de beaucoup d’autres ; car je pensais aussi à vous, cher lecteur, et à mes ouvrages qui avançaient, en Angleterre, sous la surveillance de mon excellent ami J. G. Childrenn, du musée britannique. Le marchand m’accompagna jusqu’à mon hôtel où il manifesta le désir de voir les quelques dessins que j’avais avec moi et que j’étalai devant lui, comme je fais d’habitude, sur le plancher. Après les avoir examinés, il partit pour se mettre en quête de souscripteurs. Depuis, je reçus trois visites de ce digne homme ; à chacune, il était accompagné d’un gentleman, dont deux souscrivirent, et pour lesquels il eut la bonté de me payer lui-même le prix de mon premier volume. D’autres qui, selon lui, se seraient montrés tout aussi favorablement disposés pour moi, étaient malheureusement absents de la ville. Quand le moment de mon départ fut arrivé, il voulut me conduire jusqu’au bac, où je lui dis adieu avec des sentiments de gratitude que j’étais alors tout à fait incapable de lui exprimer.

Je pris ma route à travers les bois, respirant avec délices l’odeur embaumée des jasmins jaunes qui bordaient le chemin en épais berceaux, et j’arrivai à Charleston où j’eus la joie de retrouver tous mes amis en bonne santé. La première poste m’apporta une lettre de change de Savannah et un nom de plus pour ma liste de souscripteurs ; la semaine n’était pas finie, que je recevais deux effets sur la banque succursale des États-Unis avec deux nouveaux noms.

Je quittai Charleston quelque temps après, retournai dans les Florides, et traversant toute l’Union, poussai jusqu’au Labrador. Revenu, en octobre 1833, à mon point de départ, j’écrivis à mon généreux ami de Savannah, lui annonçant mon intention de faire voile pour l’Europe. Poste pour poste, je reçus la réponse suivante : « Maintenant, hélas ! trois de vos souscripteurs sont morts ; mais j’ai pris mes mesures pour vous assurer la continuation de leurs souscriptions ; je me suis adressé à leurs exécuteurs testamentaires qui, en une seule fois, se sont acquittés entre mes mains du montant de leurs engagements, pour le second volume des oiseaux d’Amérique ; et c’est avec un grand plaisir que je vous envoie, ci-inclus, un billet du tout, y ajoutant le mien, pour le même volume, payable à Londres, au pair. »

Quelques semaines après, j’avais à mon tour le plaisir d’expédier à Savannah les volumes en question, qui, j’espère, y sont arrivés à bon port. Et qu’on me permette de manifester ici toute ma reconnaissance pour le marchand généreux qui, instruit des obstacles que rencontrent des hommes dont le succès n’est propre qu’à exciter la jalousie de leurs rivaux, se sentit animé du noble désir de venir de sa personne en aide à la science. Je le prie de me pardonner ; mais je ne puis résister au besoin de vous dire, en terminant, que si vous demandez, à Savannah, William Gaston, esquire, c’est lui-même que vous ne tarderez pas à trouver.




  1. Prendre un ris, c’est, en termes de marine, raccourcir la voile quand le vent est trop fort.
  2. C’est le carouge commandeur, au plumage tout noir, sauf les tectrices alaires, qu’il a rouges ou fauves.