Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/Mort d’un pirate

MORT D’UN PIRATE.


Une nuit, par un délicieux clair de lune, j’étais en contemplation devant la beauté des cieux limpides et le puissant éclat de lumière que réfléchissait autour de moi la surface tremblante des eaux, lorsque je vis monter l’officier de quart, qui bientôt entra en conversation avec moi. Il avait fait autrefois une rude guerre aux tortues ; de plus, il avait été un grand chasseur, et malgré son humble naissance et des prétentions modestes, l’énergie et le talent secondés par l’éducation l’avaient élevé à un poste plus convenable. Un tel homme ne pouvait manquer d’être un agréable compagnon. Nous parlâmes de divers sujets, et principalement, vous pouvez le croire, d’oiseaux et autres productions de la nature. Il me dit qu’une fois il avait eu une aventure très désagréable, en cherchant du gibier dans une certaine baie du golfe du Mexique. Je lui demandai de vouloir bien me la raconter, et sans se faire prier, il m’en rapporta les détails suivants. Je vous les transmets dans des termes qui ne seront peut-être pas exactement les siens ; mais je tâcherai, du moins, qu’ils s’en rapprochent le plus possible.

« C’était vers le soir d’une paisible journée d’été ; je me trouvais pagayant le long d’un rivage sablonneux qui me parut très convenable pour m’y reposer, au milieu des grandes herbes dont il était couvert ; et comme le soleil n’était plus qu’à quelques degrés au-dessus de l’horizon, il me tardait de planter ma tente, ou plutôt mon filet contre les moustiques, et de passer la nuit dans ce désert. Les cris assourdissants de milliers de grenouilles mugissantes[1] que j’entendais dans un marais voisin, ne devaient que mieux y bercer mon sommeil ; et des troupes de merles, que je voyais s’y rassembler, me promettaient des compagnons dont je n’avais rien à craindre, dans cette retraite, si loin de tous les regards.

Je remontais un petit ruisseau, pour mettre par précaution mon canot à couvert d’un grain subit, et j’avançais gaiement, lorsque tout à coup une belle yole s’offrit à ma vue. Surpris d’une telle rencontre dans ces parages à peine connus, je sentis comme un frisson me passer dans tous les membres ; mon sang s’arrêta, la pagaie me tomba des mains, et ce ne fut pas sans une véritable épouvante, qu’en la ramassant je tournai la tête vers le bateau mystérieux. M’en étant lentement approché, il me sembla voir ses flancs marqués de taches de sang ; oui, c’était bien du sang ! Je jetai un regard plein d’anxiété par-dessus les plats-bords, et j’aperçus deux cadavres ! Des pirates, j’en étais convaincu, ou des Indiens ennemis, avaient commis ce crime. Un sentiment d’horreur s’empara de moi, mon cœur battait, battait, puis restait comme glacé sous le poids d’une terreur inaccoutumée ; et c’était avec consternation et désespoir que je regardais vers le soleil prêt à se coucher.

Combien de temps restai-je plongé dans mes sombres réflexions ? Je ne puis le dire ; seulement, ce que je me rappelle, c’est que j’en fus tiré par de sourds gémissements qui, non loin de moi, annonçaient un homme à l’agonie. Une sueur froide me perçait de chaque pore ; mais enfin je me dis que, quoique seul, j’étais bien armé, et qu’après tout je n’avais qu’à m’en remettre à la protection de la Providence.

L’humanité aussi, de sa douce voix, murmurait à mon oreille, que si je n’étais pas surpris et mis hors d’état de m’employer, je pourrais porter secours à quelque être souffrant, peut-être même contribuer à sauver une précieuse vie. Fort de cette pensée, je poussai mon canot sur le rivage, et le saisissant par la proue, d’un seul élan je le tirai bien haut parmi les herbes.

Les gémissements continuaient à me poursuivre, comme un glas funèbre, pendant que j’apprêtais et armais mon fusil. J’étais bien décidé à tuer le premier individu qui se lèverait d’entre les roseaux. En avançant avec précaution, je vis sortir au-dessus des touffes sauvages une main qui s’agitait d’une façon suppliante. J’ajustai environ un pied au-dessous ; mais au même instant parurent, en se dressant convulsivement, la tête et la poitrine d’un homme tout ensanglanté, et j’entendis une voix rauque, mais défaillante, qui me demandait assistance et merci ; puis le malheureux retomba sur la terre, et il y eut un silence de mort. Moi, je surveillais d’un œil attentif chaque objet aux alentours, et mes oreilles étaient ouvertes au moindre bruit ; car ma situation, dans ce moment, me paraissait l’une des plus critiques de ma vie. Cependant les grenouilles coassaient toujours dans le marais. les derniers merles se perchaient sur les arbres, et je marchais, plein d’angoisse, vers l’objet inconnu de mes alarmes non moins que de ma pitié.

Hélas ! le pauvre être qui gisait à mes pieds était si affaibli par la perte de son sang, que je n’avais rien à redouter de lui. Mon premier mouvement fut de courir chercher de l’eau, et j’en rapportai mon chapeau rempli jusqu’aux bords. Je mis la main sur son cœur, baignai sa figure et sa poitrine, et lui frottai les tempes du contenu d’une fiole que j’avais sur moi comme un préservatif contre la morsure des serpents. Ses traits sillonnés par les ravages du temps étaient faits pour inspirer la crainte et le dégoût ; mais il avait dû être un puissant homme, à en juger par sa forte charpente et ses larges épaules. Il râlait affreusement, sa respiration restant embarrassée à travers la masse de sang qui lui encombrait la gorge. — Son équipement n’indiquait que trop son métier : il portait, caché dans son sein, un énorme pistolet ; un grand couteau nu était près de lui par terre ; autour de sa tête, et sans couvrir ses gros sourcils, s’enroulait un foulard de soie rouge, et par-dessus sa culotte lâche, il avait des bottes de pêcheur… en un mot, c’était un pirate !

Mes peines ne furent pas perdues ; car à force de baigner ses tempes, je le ranimai, son pouls reprit quelque vigueur, et je commençais à espérer que peut-être il pourrait survivre aux cruelles blessures qu’il avait reçues. Des ténèbres, de profondes ténèbres nous enveloppaient ; je parlai de faire du feu. — Oh ! non, non, par grâce, s’écria-t-il. — Convaincu pourtant que dans les circonstances actuelles il m’était important d’en avoir, je le laissai, courus à son bateau et en rapportai le gouvernail, le banc et les rames, que j’eus bientôt mis en pièces avec ma hachette. Puis je donnai un coup de briquet, et nous nous trouvâmes éclairés par la lumière d’un feu brillant. Le pirate semblait combattu entre la terreur et sa reconnaissance pour mes bons soins. Plusieurs fois, dans un jargon moitié anglais, moitié espagnol, il me pria d’éteindre le feu ; mais après que je lui eus fait avaler une gorgée d’un fort cordial, il finit par devenir plus tranquille. J’essayai d’étancher le sang qui coulait des larges plaies béantes à ses épaules et à son flanc, lui exprimant le regret de n’avoir rien pour lui donner à manger ; mais au mot de nourriture, il branla la tête.

Ma position, je le répète, était l’une des plus extraordinaires où je me fusse jamais trouvé. Naturellement mes paroles se tournèrent vers des sujets religieux ; mais hélas ! le mourant croyait à peine à l’existence d’un Dieu. — Ami, me dit-il, car tu me sembles ami, je n’ai jamais étudié les voies de celui dont tu me parles ; je suis un Out-Law[2] ; peut-être diras-tu bientôt un misérable ; et depuis longues années je n’ai eu d’autre métier que celui de pirate. Les instructions de mes parents furent perdues pour moi ; j’étais né, je l’ai toujours cru, pour faire un homme féroce. Me voilà maintenant gisant et près d’expirer sur ce tas de mauvaises herbes, pour avoir dans ma jeunesse méprisé leurs nombreuses réprimandes. — Tu vas frémir… Vois-tu ces mains, à présent sans force ? Eh bien ! elles ont assassiné la mère qu’elles avaient tenue embrassée ! Oui, je le sens, j’ai mérité les tortures de l’affreuse mort qui me menace ; une chose me console, c’est qu’un seul être de mon espèce soit témoin de mes dernières convulsions.

Une douce mais faible espérance de pouvoir encore le sauver et lui aider à obtenir son pardon m’engagea à le presser sur le même sujet. — Non ! tout cela est inutile ; je ne cherche pas à lutter contre la mort… du moins, les scélérats qui m’ont blessé ne se vanteront pas de m’avoir vaincu… Je n’ai besoin du pardon de qui que ce soit…, donnez-moi un peu d’eau, et laissez-moi mourir seul.

Dans l’intention d’apprendre de lui quelque chose qui pût mettre sur la voie pour arriver à la capture de ses coupables associés, je retournai chercher de l’eau à la crique, et en rapportai une seconde fois plein mon chapeau. Étant parvenu à l’introduire presque toute dans sa bouche desséchée, je le suppliai, au nom de sa paix future, de me raconter son histoire. C’est impossible, me répondit-il, je n’aurais pas le temps. Les battements de mon cœur me le disent : quand le jour reviendra, il y aura longtemps que ces jambes nerveuses seront sans mouvement ; à peine me restera-t-il une goutte de sang dans le corps, et ce sang, à quoi va-t-il servir ? tout bonnement à faire pousser l’herbe ! Mes blessures sont mortelles ; je mourrai, je veux mourir, sans ce que, vous autres, vous appelez confession.

La lune se levait dans l’est ; sa beauté calme et majestueuse me pénétrait d’un saint respect. Je la montrai du doigt au pirate, lui demandant s’il ne reconnaissait pas là l’œuvre et l’image d’un Dieu ? — Ah ! je vois où tu veux en venir ; toi, comme le reste de nos ennemis, tu n’as qu’un désir, c’est de nous exterminer jusqu’au dernier… Eh bien ! soit ; mourir, après tout, n’est pas si grand’chose ; et je crois bien que, si ce n’était la souffrance, on n’y songerait même pas. Mais, en réalité, tu t’es montré mon ami, et je veux t’en dire tout ce qu’il est convenable que tu saches.

Espérant toujours que ses pensées pourraient prendre un tour salutaire, je baignai de nouveau ses tempes, et arrosai ses lèvres de spiritueux. Ses yeux enfoncés semblèrent darder du feu vers les miens ; un lourd et profond soupir gonfla sa poitrine et s’efforça de se frayer un passage à travers sa gorge étouffée de sang. Il me pria de l’aider à se soulever un peu ; ce que je fis, et alors il me raconta quelque chose comme ce qui suit ; car, je vous l’ai déjà dit, son langage mêlé de français, d’anglais et d’espagnol, formait un jargon tel que je n’en avais jamais entendu, et que je suis tout à fait incapable d’imiter ; mais au moins je puis vous donner la substance de sa déclaration.

— Dis-moi d’abord combien de cadavres tu as trouvés dans le bateau, et comment ils étaient vêtus. — Deux, lui répondis-je ; et je lui décrivis leur habillement. — Très bien ! ce sont les corps des gueux qui me suivaient dans cette infernale barque de yankee[3]. C’étaient tout de même d’audacieux coquins ; car, voyant que pour leur bateau l’eau devenait trop basse, ils se sont lancés dedans à mes trousses. Tous mes camarades avaient été tués, et pour alléger mon propre bateau, je les jetais par-dessus le bord. Mais pendant que je perdais mon temps à cette maudite besogne, les deux brigands m’ont mis le grapin dessus ; et m’ont frappé sur la tête et sur le corps de telle façon, qu’après que je les ai eu moi-même désemparés et tués dans le bateau, je me suis trouvé presque incapable de me mouvoir. Les autres scélérats de la bande avaient emmené notre schooner avec un de nos bateaux, et peut-être à cette heure ont-ils pendu tous ceux de mes compagnons qu’ils n’avaient pas d’abord massacrés… Bien des années, je l’ai commandé mon beau navire ; j’ai pris bien des vaisseaux, et envoyé pas mal de coquins au diable… Toute ma vie je les ai haïs ces yankees, et mon seul regret est de n’en avoir pas tué davantage !… Je revenais de Mantanzas[4]… en ai-je eu de ces aventures… et de l’or donc ! sans compter ; mais il est enfoui où personne ne le trouvera, et ça ne servirait à rien de te le dire. — Sa gorge se remplit de sang, sa parole faiblit, la main froide de la mort s’étendit sur son front, et d’une voix éteinte et saccadée il murmura : Je suis un homme mort… bonsoir.

Hélas ! il est triste de voir la mort, sous quelque forme qu’elle se présente ; mais ici c’était horrible, car ici c’était sans espoir. J’entendais le râle suprême de l’agonie, et déjà le corps retombait dans mes bras, si lourd, que je ne pouvais le supporter. Je l’étendis sur la terre ; un flot de sang noir jaillit de sa bouche ; puis ce fut un sourd et terrible gémissement, dernier soupir de cette âme coupable. Et maintenant, qu’avais-je là, gisant ainsi à mes pieds, dans le désert sauvage ? Un cadavre déchiré, une inerte masse d’argile !

Vous vous imaginez facilement quelle nuit je dus passer. À l’aurore, je creusai un trou avec la pagaie de mon canot, j’y roulai le corps, et rejetai le sable par-dessus. En retournant au bateau, j’y trouvai des busards dévorant déjà les autres cadavres que j’essayai en vain de traîner sur le rivage. Tout ce que je pus faire, ce fut de les recouvrir de boue et d’herbes ; puis, m’étant remis à flot, je m’éloignai de la baie, joyeux, au fond du cœur, d’avoir pu m’en échapper, mais l’âme encore oppressée d’un sentiment d’épouvante et d’horreur. »




  1. Bull-frog. Grenouille mugissante (Rana ocellata, Lin.). La plus grande des espèces connues, puisqu’elle a souvent huit pouces de long. On compare son mugissement à celui du taureau ; d’où son nom. Ses sauts, sur un terrain uni, sont de six à huit pieds ; elle est si vorace, qu’elle mange les jeunes canards, quoique défendus par leur mère.
  2. Out-law. Hors la loi.
  3. Yankee, sorte de nom de mépris qu’on donne aux colons anglais de l’Amérique du Nord. C’est une imitation de la manière dont les noirs de la Virginie et quelques peuplades indiennes articulent le mot english, qu’ils prononcent ianki.
  4. Mantanzas, ou Matanzas, est un port au nord-ouest de l’île de Cuba.